Durant les années 1985 à 1989, j’avais été impliqué, dans une affaire Thiaroye devant la Justice Sénégalaise, qui avait défrayé la chronique á l’époque. Je représentais le cinéaste Ben Diogaye Beye, actuel Doyen des cinéastes Sénégalais, dans un procès contre la Société Nationale de Production Cinématographique (SNPC). Ben Diogaye Beye, avait co-écrit avec l’écrivain Boubacar Boris Diop, le scénario d’un film long métrage sur les événements de Thiaroye, intitulé “Thiaroye 44”. Le scénario du film fut sélectionné, après compétition nationale, par le Comité de Lecture de la SNPC, et la production avait débuté, après la conclusion d’un contrat de cession du scénario, quelques prises de vue, la sélection d’acteurs, de décors, etc.
Par décision prise en Conseil des Ministres, un changement intervint dans l’organigramme de la SNPC, durant la production du film “Thiaroye 44”, et le cinéaste Mahama Johnson Traoré, qui en était Directeur fut subitement limogé, et remplacé par M. Ousmane Sembène, doyen des cinéastes á l’époque, nommé PCA de la SNPC. Dès son installation, l’une des premières décisions que prit la nouvelle direction de la SNPC fut d’ordonner la “suspension provisoire” de la production du film Thiaroye 44. Suspension provisoire devenue définitive, malgré les recommandations du Comité de Lecture de la SNPC. A la place de “Thiaroye 44”, la SNPC finançait le film “Camp de Thiaroye”, co-réalisé par personne autre que le PCA Ousmane Sembène, Doyen des cinéastes á l’époque, avec un cinéaste quasi inconnu du nom de Thierno Faty Sow.
La plainte de Ben Diogaye Béye, basée sur la rupture abusive d’un contrat de production cinématographique, avait abouti à la condamnation de la SNPC par le Tribunal de Dakar, sous la présidence de M. Mansour Tall, á payer des dommages-intérêts à Ben Diogaye Beye, lesquels furent augmentés par la Cour d’Appel de Dakar, présidée par M. Maguette Diop. C’est le lieu de rendre hommage à l’indépendance de ces juges Sénégalais, car sous nos tropicaux, où l’exécutif détermine la carrière des magistrats, l’Etat et ses démembrements sont rarement condamnés par la Justice.
Respect aussi pour l’administration de l’époque, qui s’était pliée de bonne foi, et avec responsabilité, à la décision de Justice, en réglant les sommes dues au titre de la condamnation, et en s’abstenant de faire un recours en cassation.
Cela n’avait pas empêché évidemment la SNPC de produire “Camp de Thiaroye”, même si ce film fut la seule et unique production de la SNPC avant de fermer boutique définitivement.
La première mondiale de “Camp de Thiaroye” eut lieu en grandes pompes, lors d’une soirée de gala á la Foire de Dakar, en présence des pontes de la République, et le journal gouvernemental, Le Soleil du lendemain en fit sa Une. Ce rappel d’un fait de l’histoire artistique et judiciaire du Senegal me parait important, car, à peine un quart de siècle est passé après cet épisode peu glorieux de la brillante carrière d’Ousmane Sembène, et voila que, curieusement, on lit de la plume de plusieurs historiens pourtant réputés serieux, que le film “Camp de Thiaroye” d’Ousmane Sembène avait tellement dérangé les autorités, qu’il aurait été l’objet de censure au Sénégal. Quant á Thierno Faty Sow, le supposé co-réalisateur du film “Camp de Thiaroye”, l’histoire l’a effacé. Il aurait pourtant suffi de consulter l’abondante couverture médiatique consacrée a l’événement, et que je tiens à la disposition de tout historien et chercheur intéressé.
Ce rappel est aussi intéressant car on y retrouve, les mêmes amers ingrédients d’injustice, d’abus, de trahison, de falsifications, que dans la réelle affaire Thiaroye, qui, elle, constitue une question historique et judiciaire de premier ordre, qui interpelle la conscience universelle, dont la conclusion est d’abord une dette de mémoire et de dignité humaine non encore réglée. L’Afrique, bien avant la France, la doit à elle-même, et à ses ancêtres.
Imaginons alors les obstacles á franchir dans cette quête de vérité, de justice et réparation, si rien qu’un projet de film de fiction sur la question de Thiaroye, qui, il est vrai, remettait en cause la thèse officielle de mutinerie, rébellion et autre outrage servie par l’armée française , a subi de telles affres. A coup sûr, l’affaire Thiaroye dérange.
Dans une parfaite illustration de l’adage qui veut que parfois “la vie imite l’art”, c’est le “Thiaroye 44”, le titre du film de Ben Diogaye Béye qui n’a jamais vu le jour, et non “Camp de Thiaroye”, le film qui, lui a bien été produit par la SNPC réalisé, que la rebelle mémoire collective retient. C’est d’ailleurs Thiaroye 44 qui est le titre du présent Colloque. Un livre intitulé “Thiaroye 44” basé sur le scénario de Ben Diogaye est récemment paru en France, ainsi qu’une pièce de théâtre. Revanche de l’histoire, Justice immanente ?