L’achèvement est le point ultime atteint par un processus quand il se fige, quand il n’est plus capable de se régénérer par son propre mouvement.
Il se délite alors et tombe dans un grand fracas de fureur et de douleur. Avec la dernière campagne électorale présidentielle, il semble que nous ayons atteint la fin d’un cycle vertueux. Un autre doit prendre sa place. Par le dialogue ou par la violence ?
Le dialogue, dans les sociétés policées, est l’instrument de la conciliation et de la réconciliation, l’instrument intelligent qui permet d’éviter les conflits et les confrontations violentes. Le dialogue, c’est surtout la parole créatrice au service de la co-opération, de la co-construction. Seuls des hommes et des femmes forts sont capables de dialoguer. Les faibles et les « bêtes » foncent, cognent, donnent des ruades ou des coups de crocs. Parce qu’ils sont privés de parole ou n’en sont pas capables. Le coup de poing part quand le mot n’arrive plus à sortir pour exprimer l’émotion qui déborde. Quand, par reprendre Cheikh Hamidou Kane, il n’y a plus une tête assez lucide entre les deux termes d’un choix. Le dialogue est ainsi le versant ensoleillé de la force, sa face cachée. Tandis que la violence est la face visible de la faiblesse d’esprit. Les marxistes et maoïstes qui sont au pouvoir avec Macky Sall ont été biberonnés à la même source que ceux qui encadrent le mouvement Sonko Président. Ils en connaissent un rayon sur les théories de la violence. Mais l’on a parfois l’impression que l’exercice du pouvoir empêche la raison d’être aux avant-postes au profit du ventre et du bas-ventre. Pragmatisme ou opportunisme ? Impuissance manifeste et servilité.
Le fait est que le président Sall n’a pas fait montre, durant son quinquennat-septennat, de brillantes qualités de dialogue. Il est allé jusqu’à refuser tout débat avec quelque candidat que ce soit, préférant l’argument de la force, de la menace et de l’emprisonnement à la force des arguments. Comment éclairer un peuple si l’on refuse l’échange d’idées ? Le débat contradictoire, public, médié par les organes de presse et les réseaux sociaux est une condition nécessaire de la démocratie moderne, vivante et éducatrice. Il permet de construire l’adhésion des masses citoyennes qui s’éveillent à la conscience d’une communauté de destin. C’est tout le sens de la délibération qui délivre un message pluriel et une libération collective. C’est tout ce dont l’absence de débat électoral nous a privé. Au lieu de quoi, le spectacle insipide était la foule massée, massive, perçue comme élément non significatif d’un décor qui donne à voir la force du vide programmatique. Le degré zéro de la politique qui considère les ventres et les bas-ventres comme cibles principales de la propagande de masse. Il est illusoire de vouloir lutter contre la corruption qui gangrène nos sociétés sous tutelle en commençant par corrompre les corps et les esprits des citoyens pour gagner leurs suffrages. Celui qui pense et agit ainsi achète son mandat et, après la victoire usurpée, se met au service de ses intérêts et ceux de son clan. Un marché de dupes où le corrupteur et le corrompu sont également faibles face aux défis et exigences du développement. La vérité est que nos politiques travaillent pour d’autres intérêts que ceux de leurs peuples. Les élites africaines, les élites noires ont fait sécession depuis belle lurette, en service commandée d’une mondialisation dont elles sont les contremaîtres liges qui ont pourtant la prétention de participer à la gouvernance du monde. Des nègres de service qui collaborent à l’élimination des graines fécondes surgies de l’Afrique des valeurs guerrières. Des nègres de service qui tiennent les portes ouvertes à toutes les agressions contre les ressources naturelles et humaines de leur continent sous perfusion permanente mais saignée à blanc par transfusion.
Ce qui vient de se passer le 24 février 2019 au Sénégal signe la défaite de la pensée et la défaite de la démocratie représentative. La déroute du peuple par la défection de ses élites après un long et lent processus que nous décrivons ci-après.
Le «dank fananal» de Macky le poulain
Abdoulaye Wade a eu raison avant tout le monde, comme à son habitude, en déclarant que personne d’autre que le président sortant ne pouvait gagner cette présidentielle. Il est possible de convoquer à l’appui de cette prise de position la faiblesse de l’opposition, le manque de détermination de ses responsables et surtout l’organisation en amont de cette confrontation au sommet gérée exclusivement de bout en bout par le pouvoir en place.
La première élection de Macky Sall avait surpris tous les observateurs. Un homme sans parti, sans aura ni charisme venait de terrasser le « Pape du sopi », à la loyale, en toute transparence grâce à la solidité et l’exemplarité du système démocratique sénégalais.
Macky, président de l’Assemblée nationale, provoque le Vieux en duel par la convocation de Karim afin qu’il rende des comptes sur la gestion des dossiers à lui confiés par son père. Cette fameuse convocation n’était pas un acte irréfléchi ni acte de courage politique mais procédait d’un calcul froid afin de se positionner sur l’échiquier politique comme un opposant et un défenseur de l’État de droit et des deniers publics. Macky risquait tout au plus de se retrouver en résidence surveillée dans une prison dorée pour en sortir comme victime du pouvoir. A défaut de prison, il a préféré démissionner à la surprise générale. Voici un homme qui sacrifie sa carrière au nom de ses convictions, disait-on. Le processus de victimisation était enclenché. Il s’était élevé à l’égal de Idy, l’autre opposant en perte de crédibilité.
Soutenu par les « amis étrangers » partenaires financiers que Wade avait mis sur la touche, il pouvait commencer à battre campagne auprès des siens et des laissés pour compte du régime, avec des méthodes héritées de la clandestinité.
Macky le poulain est devenu le président que personne n’attendait. Un homme froid, calculateur et d’une détermination insoupçonnable à première vue. Il semble hésitant, indécis alors qu’il réfléchit longuement pour optimiser chaque coup.
Le «Yakkal» de Macky président
Senghor avait l’habitude de dire que les Sénégalais manquaient d’esprit d’organisation et de méthode. L’ingénieur géologue devenu président à la faveur de l’élection de 2012 allait faire montre d’un sens presque inné d’organisation et de méthode dans la gestion du pouvoir pour garder le pouvoir. Dès 2014, en tournée en France, Macky m’a surpris en parlant de « deuxième » (sic) mandat. Déjà ! Alors qu’il lui reste encore cinq ans (ou trois selon ses engagements) … J’y suis, j’y resterai, avais-je fini par comprendre. Et comme au théâtre, il va dérouler son programme en quelques actes et plusieurs scènes. Acte un.
– Punir les Wade et jeter le discrédit sur leur gestion népotique et gabégique du pays
– Placer des hommes de main aux postes stratégiques de l’appareil d’État (Armée, Police, Gendarmerie, Douanes, Justice…)
– Emprisonner, exiler les opposants les plus farouches
– Remettre à la France et au patronat français les clés de l’économie sénégalaise, les grands marchés du pétrole, du gaz et des autoroutes ainsi que le marché intérieur de la consommation
– Distribuer des miettes de pouvoir aux vétérans du système frustrés par Wade, mais malades et/ou sans troupes (Niass, Dansokho, Bathily, Ousmane Tanor Dieng)
– Entretenir des politiciens qui pourraient devenir opposants, sans toutefois les associer à la gestion directe du pouvoir (Savané, Kara, et quelques autres)
– Susciter des scissions au sein des formations politiques les plus en vue et leur émiettement grâce aux financements de candidatures dissidentes lors des élections législatives
– Contraindre à transhumer vers l’APR l’ancienne garde politique de Wade en exhumant l’arme de la CREI
– Remercier ses électeurs tout en en faisant une clientèle captive grâce aux « bourses sociales »
– Financer des mosquées et des édifices religieux pour s’attirer les bonnes grâces des « grands électeurs » que sont les chefs d’Église et de Tarikhas, par quoi il noyaute les familles maraboutiques
– Améliorer de manière substantielle les salaires et émoluments des grands commis de l’État et des corps d’encadrement.
L’acte deux va alors consister à s’attaquer aux racines du système démocratique pour le vider de toute substance vitale afin de le mettre au service de la réélection au premier tour par :
– la modification de la loi électorale et une refonte du fichier électoral consensuel
– le parrainage des candidats qui permettra de contrôler l’électorat et d’éliminer les « indésirables » – électeurs comme candidats
– le couplage de la carte nationale d’identité et de la carte d’électeur qui donne la possibilité de faire voter des enfants encore mineurs
– la manipulation des bureaux de vote
– la rétention de cartes d’électeur ou leur duplication incalculable
– la privation de l’opposition de l’accès aux informations fiables
– la diabolisation et le discrédit des concurrents par une armées de souteneurs rompus à la désinformation, la propagande et l’agitation via les réseaux sociaux
– le contrôle des instances judiciaires qui peuvent ainsi juger sans pour autant rendre justice.
Après avoir patiemment tissé sa toile avec méthode et rigueur, Macky pouvait lâcher sa cavalerie sur le champ de course électoral pour transformer l’élection, sa réélection, en une formalité administrative destinée à asseoir et accréditer des résultats conçus à l’avance. Le juge Kandji qui donne des résultats provisoires avec un total de 100.62 % prouve à suffisance, malgré lui, que le verdict n’est pas fiable. Cela montre le degré de la panique et de la précipitation qui ont présidé à la proclamation des résultats provisoires. L’erreur de calcul, si minime soit-elle, est un lapsus qui trahit la manipulation des chiffres. C’est certes un détail mais la ruse du diable se niche toujours dans les détails. L’absence de manifestation d’allégresse, de coups de klaxon dans les rues après cette proclamation de dernière minute doit être vécue comme une douche froide par ceux qui n’avaient pas prévu une telle responsabilité politique du peuple luttant pour sa survie quotidienne. Ce peuple qui a vécu la campagne comme un cirque, une comédie politique avec ses acteurs, ses figurants et ses spectateurs seulement attirés par le petit billet de Cfa ou le morceau de tissu offerts par le représentant du candidat qui dispose des caisses noires et du trésor public. Spectacle dérisoire d’une faune entraînée dans la danse endiablée et les chants en l’absence d’un programme politique crédible, ne cherchant que la satisfaction des besoins primaires.
Macky Sall va achever la démocratie sénégalaise. Achever au sens de donner le coup de grâce, porter le coup mortel. Par l’élection, il n’est plus question de prendre le pouls du peuple souverain, de lui remettre la responsabilité de choisir son destin parmi des programmes concurrents. L’élection est un temps mort qui doit donner à voir la ruse du chef, sa capacité à imposer sa volonté au peuple. Gagner au premier tour est le premier pas vers le pouvoir absolu, la présidence à vie. Dire deuxième mandat au lieu de second en est un signe tangible pour ceux qui accordent du crédit au sens des mots. Second veut dire « dernier » alors que le deuxième attend le troisième et la suite… La démocratie s’achève quand il ne sert plus à rien de voter parce que le résultat est connu d’avance, avant le scrutin.
Reste l’espoir que le président Sall, qui est homme intelligent, se ressaisisse très vite et creuse le sillon qui le fera entrer dans la grande Histoire du Sénégal en se limitant à deux mandats et en refondant une démocratie vivante qui redore le blason du pays de la Téranga et réconcilie pouvoir et opposition. C’est, je crois, une telle volonté que j’ai perçue dans son discours d’élection.
Par ailleurs, il peut, s’il le veut, demander à la France de faire plus pour nous que ce que le pays lambda nous propose. La coopération avec la France peut se renforcer si ce pays travaille à nous libérer vraiment dans un échange gagnant-gagnant. Jusqu’ici, j’ai l’impression que c’est le Sénégal et l’Afrique qui aident le France plutôt que le contraire. Macky, qui connaît Senghor, pourra-t-il mettre fin à la « détérioration des termes de l’échange » tant décriée par l’ancien président-poète ?
Je prie pour le Sénégal afin que le marxisme n’ait pas eu raison de dire que « la violence est l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs ». Que la fragmentation du pays en ethnies, religions, communautés religieuses, régionalismes ne soit pas plus forte que le désir commun de vivre ensemble : un peuple, un but, une foi.