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Dez, DurÉe De Vie D’un RÊve

Dez, DurÉe De Vie D’un RÊve

Quand j’ai revu Dez, il était alité sur un petit lit malfamé. Ses probables 45 ans à l’état civil paraissaient bien plus marqués, tirant vers une vieillesse précoce, de celles que seule la misère sait précipiter et accélérer. Il avait le visage meurtri, les joues creuses, le front buriné, et dans sa couverture, le sanglot était comme contenu dans une forme de pudeur. La pièce était sombre. Le ballet des visiteurs régulier. Ca faisait quelques jours que l’hôpital l’avait plus ou moins renvoyé à la maison. Son lit était sa demeure, où il attendait la fortune comme on attend le miracle, avec une pénitence qui ne promettait pas de délivrance.

Il avait quand même réussi à baragouiner quelques mots, à entretenir la légende de sa bonhommie réelle. Autrefois, il était taquin et bavard, une blague toujours collée à ses lèvres. Entre les rayons faibles du jour qui se jetaient dans les ouvertures de la pièce, il réussissait le génie tendre d’arracher un éclat de rire, avant que le sien ne gronde. Par moment, sa dure souffrance, et ce sommier incertain où il demeurait, devenaient bien anecdotiques, tant l’espoir, trouvant dans un rire une régénération, rejaillissait, et par flashs on voyait notre ancien Dez, increvable et majestueux. Mais l’euphorie retombait toujours quand il poussait un grognement de douleur.

Quand j’ai connu Dez, nous étions en 98 ; il était le prince du championnat estival des Navétanes. Pilier et joyau de l’ASC Tilène, il avait porté haut le flambeau des numéros dix mythiques qu’avait enfantés l’équipe. Dez devait bien être le plus facétieux, le plus fantasque de toute cette lignée de faiseur de jeu. Génial dribbleur, féru de gestes spectaculaires, diva sur le terrain avec un grand sens de la mise en scène, avec lui, le football touchait à sa part théâtrale. Nul besoin de dire qu’il en fût, tour à tour, haï et vénéré. Il était comme la perle centrale, la grande pièce d’or sculptée. L’équipe de Tilène du reste dominait à l’époque le championnat estival. Des phases de zones jusqu’aux phases nationales, en passant par les régionales, le club du quartier de Ziguinchor avait raflé la mise partout, devenant une forme d’institution locale qui donnait régulièrement au championnat national ses talents.

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Héros et star de cette période, Dez était un demi-dieu, traité avec allégeance et dévotion. De son petit sourire narquois qui ne le quittait jamais, jusqu’à la languette de ses chaussures Copa mundial qu’il exhibait fièrement, il avait son costume. Pour toute une génération d’ados ou d’enfants de cette période, on voulait devenir Dez. C’était notre légende. On bravait la pluie de l’hivernage pour le voir à l’œuvre. Avec lui, même les entrainements étaient des spectacles courus où on allait singer des gestes du maître.

Toute cette aura a valu à l’icone les convoitises de beaucoup de club de première division. Et la rumeur avait commencé à lui bâtir une légende : il serait le nouveau Bocandé. Omar Guèye Sene. Et les commentaires allaient bon train. C’est la Linguère de Saint-Louis qui décrochera la perle. Pour gravir le premier échelon de ce rêve qui prenait forme, il lui fallait y faire régner son talent. Dompter les dieux du foot national avant de se jeter pleinement dans le rêve d’Europe. Mais à la Linguère le rêve fut de courte durée. Dez s’y ennuyait. Il n’était plus en son royaume de Tilène. Si son talent le maintenait à flot, il lui manquait la touche supplémentaire de grâce ou de baraka, pour conquérir la vieille ville. Le blues le gagna et comme dans un divorce funeste, l’idylle prit fin.

Et Dez de trainer, comme un conquérant déchu, sa peine et sa croix pour revenir chez lui. L’enfant prodige ne devint qu’un enfant triste. Le rêve s’était recouvert d’amertume et de frustration. Les Navétanes, trop petites pour son ambition, quoiqu’elles fussent le berceau de sa naissance, ne lui dirent plus rien. Les péripéties du destin avaient sabré Dez d’un coup sec. Fini le foot, il traversa sa période noire, jusqu’à ce que qu’une école lui propose de devenir professeur d’EPS.

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Ce déclassement social allait avec un pécule bien ridicule. Dans la classe déjà défavorisée des enseignants, ceux d’EPS étaient au bas de l’échelle et le ragot national n’oubliait pas de leur rappeler cette funeste condition de rebuts. Dez portait l’ombre de sa gloire passée. A Ziguinchor, la démographie avait changé la donne. Il n’était plus connu. De jeunes talents avaient repris la place et postulé au rêve. Et lui marchait dans l’anonymat presque total, sauf pour quelques anciens qui récitent encore ses gammes dans le passé, en chœur avec une pointe de nostalgie et de mélancolie mêlées.

Quand j’ai revu Dez, dans son lit de paillasse, le corps englouti dans cette couverture élimée, plein de souvenirs ont inondé ma tête. Sa manière de soulever le ballon du sol en appliquant deux gestes simultanés des pieds, ce qui propulsait le ballon ; j’ai revu les séries de ses dribbles par feintes ; ses frappes, ses contrôles. Mais tout le souvenir butait sur la lucidité de l’instant, et la vérité de son état. Il était bien là, impuissant, comme tous les gens à son chevet, tous liés par cette gratitude, ce sentiment de redevabilité vis-à-vis de joies passées. Tous volontaires mais tous vains, nous étions le dernier réduit, le dernier carré de fidèles, la dernière ligne de protection au front, tous promis inéluctablement à laisser l’ex-glorieux héros, seul face à la mort ou seul face à la vie, sans qu’aucune des perspectives ne nous ôte véritablement notre crainte.

Quand j’ai connu Dez, c’était sans doute comme beaucoup d’autres gars, partout dans le pays, dans le monde, comme on connaît des idoles. Avec beaucoup d’amis, nous avons des modèles ainsi faits dont on se souvient, un nom, un geste, un moment, mais qui disparaissent inlassablement dans des cimetières précoces appelés agonie ou définitifs appelés mort.

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Les lecteurs réguliers de ces [Inventaires] le noteront, une forme d’obsession m’habite, par ce qu’elle me travaille : celle de ces destins brûlés. C’est la chronologie de déchéances programmées et l’invincibilité de la misère qui permet des espoirs et de rêves pour mieux les assombrir. Il y a des Dez partout, cousin, ami, frère, dans une indistinction de territoire. C’est le ciment d’un ventre national où la condition de la vie, impitoyable, abat ses violences.

Actuellement sur les routes du Sénégal, j’en vois l’esquisse, c’est le dessin d’un profil qui survit au temps et à l’Histoire. Bien des vices deviennent alors compréhensibles, sinon pardonnables, quand on voit une société coincée entre l’emprise du manque d’argent et l’empire de l’argent comme désir d’affichage. Dez comme d’autres est un enfant de ce couple qui n’engendre que des monstres. A nous, si le cœur et l’humanité nous en disent, de prier pour lui.  Notre grand drame (ou pas), c’est que Dieu restera peut-être le seul à son chevet. En bien ou en mal, il restera, là où la lâcheté, ou sa variante, la vie, nous dispersera. 

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