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Tu Parleras Toujours !

Ce n’est pas le onzième commandement. Mais c’est comme un décret de nos temps, duquel nul ne pourrait réellement s’affranchir. Ou presque. A moins d’être libre de la “liberté“ elle-même. Une liberté dont l’usage a été prédéterminé, par je ne sais qui sur je ne sais quel fondement. Aux dépens des individus libres et libérés de nos sociétés “modernes“, j’ai découvert que ceux qui s’autoproclament, avec tambours et trompettes, les plus libres de la planète et libérateurs des hommes et des femmes, peuvent être de grands tortionnaires d’esprit, du moins lorsqu’il s’agit de cette liberté. De cette liberté de parler, de s’exprimer… ou de ne pas parler, de se taire. Décidément, dans nos temps, nul n’est libre de se taire. C’est donc écrit : tu parleras toujours !

En fait, la révolution technologique s’est accompagnée d’une démocratisation large des opinions. On peut s’en réjouir. Mais il n’y pas que de “nouveaux droits“, il y a surtout ces « espaces blancs » en bas d’un article, d’une image, d’une publication, qui attendent qu’on mette les doigts sur le clavier. La tentation est trop grande pour parler. Jusque-là, il n’y a cependant qu’une possibilité de parler, pas toujours d’obligation. La technologie n’en impose pas de facto. Les Hommes, si ! Ils ont transformé la liberté d’opinion inscrite dans les déclarations de droits en une obligation de parler, de s’exprimer tout le temps, sur presque tous les sujets. Pour preuves, il y a ces devoirs de condamner tel acte, de s’indigner devant telle situation, de dire « je suis… » telle victime d’une action répréhensible. Ainsi reprochera-t-on même à une personne de ne pas s’être exprimée sur telle affaire, comme si avoir une opinion était obligatoire.

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Pour les acteurs de la vie publique (catégorisation discutable, car c’est comme s’il y avait, de l’autre côté, des acteurs de la vie privée), la question est vite réglée : la cogestion de la vie en société est désormais réduite à une simple question de communication. Qui recrute les meilleurs conseillers en communication, croit pouvoir s’en sortir sans grande difficulté. Au demeurant, une chose est vraie pour tout individu qui vit aujourd’hui en ce vingt-unième siècle : il te faut parler, donner ton avis sur la question en débat, formuler ton opinion. Dès lors, il devient plus difficile de ne pas avoir d’opinion sur un sujet. De ne pas être tout simplement intéressé(e) par des sujets précis, ces « enjeux actuels » !

Encore que la vraie problématique ne se situe pas à ce niveau, elle se trouve plutôt dans cette croyance que nous avons en la capacité de notre opinion à changer le cours des évènements. Le jour où l’on croit qu’il est indispensable pour nous de parler, c’est qu’on pense désormais que le monde ne pourrait se faire sans nous. Si je crains pour mes enfants dans un futur proche ou lointain, c’est moins en raison de la technologie, mais davantage pour le surdimensionnement de nos egos vers lequel nous conduit l’individualisme contemporain. Il y a des rôles que nous nous sommes donnés, d’autres que notre entourage nous a prescrits. Quoiqu’il en soit, on peut toujours relativiser leur importance, pour éviter de tomber dans le piège de la mythification de notre propre “indispensabilité“.

Il n’est pas ici question d’inviter le lecteur à être indifférent à ce qui se passe autour de soi. Mais d’être conscient de ce contrôle social sophistiqué que la modernité a créé : ce n’est plus l’absence de liberté d’opinion qui est contrôlée, mais son usage permanent. On t’imposera des problématiques nouvelles et s’assurera que tu donnes ton opinion. Il y a même un grand enjeu d’acceptation sociale dans cette « nouvelle narration », car le monde moderne n’est composé que de « progressistes » et de « rétrogrades », de « libres » et de « soumis ». Un monde tristement binaire, ou plutôt “binarisé“ ! Se taire est aussi dangereux que d’avoir une opinion contraire à celle d’une écrasante minorité. Bref, tu es libre de parler, mais tu parleras quand même. C’est donc écrit : tu parleras toujours !

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Ce n’est pas le onzième commandement. Mais il pourrait être aussi puissant. On a cru passer d’un monde contraignant à un monde plus libre, nous ne faisons cependant que déplacer le champ du contrôle social. En être conscient, c’est déjà avoir une des armes de notre libération. Il n’est pas question de se taire indéfiniment, mais de s’exprimer le plus volontairement possible, surtout lorsqu’on veut échapper aux injonctions de l’instantanéité moderne ou d’une certaine classe de censeurs… du silence.







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