Nous avons une playliste d’enfer. On fredonne les anciens slows français, « Julianna » de Claude Michel. Le bonheur se fait voir sur nos visages. On ne peut pas s’empêcher d’écouter « Born To Do It » l’album inoubliable de l’artiste anglais Craig David. La déesse de la chanson africaine, Kandia Kouyaté, de la République du Mali, nous hypnotise avec son « Zouk Mandingue ». Nous écoutons aussi en boucle « Ko yidha wo ko allah » du chanteur guinéen Sekouba Fatako. Il y a aussi des spécialités locales, des succès du Bikutsi, Makossa, Samali. Du style « sweet mother » de Prince Nico Mbarga, « se oa nu » de Ben Decca, « on attend l’enfant » des Maxtones du Littoral, etc.
C’est l’aurore, le vent frais du petit matin se mêle à de l’herbe mouillée, et distille, comme ça, dans l’atmosphère, un agréable parfum. Nous avons du très bon café arabica plein le thermos, et sommes prêts pour l’excursion. La longueur du trajet n’impressionne même pas. Sur cette route serpentée de collines et de montagnes, c’est en 4×4 que le trajet s’effectue.
Un arrêt s’impose, après la barrière de contrôle, lorsque nous arrivons au péage de Santa, dans le département du Mezam. Les vendeurs ambulants s’empressent de proposer du pain, des fruits, des avocats, des rats-palmistes à rapporter à la maison, des brochettes de viande, de quoi nous revigorer… On adore ça, cette ferveur qui se dégage de ces marchands.
Santa, c’est le lieu de résidence d’un ancien premier ministre, c’est aussi le coin où la légende nous dit qu’un certain Samoufor était persuadé qu’il connaissait un animal que les Occidentaux ne connaissaient pas. On dit qu’il a réussi à faire venir des scientifiques de renom au village, qu’il les a emmenés derrière sa maison à l’endroit où il avait une porcherie et a dit, l’air fier, et en attrapant un porcelet, que le cochon est trop sale pour être connu des blancs. Étonnés au point d’en être sans réaction, de retour chez eux, les scientifiques ont blacklisté le Cameroun durant de nombreuses années…
À tous les coups, on s’arrête là-bas, dans ce restaurant, situé avant la descente dans la ville, à proprement parler, de Bamenda, chef-lieu de la région du nord-ouest. C’est un lieu où les avocats, notables du coin, et les badauds, se rencontrent. On apprécie de déguster du poulet mariné aux condiments, puis grillé à la broche, accompagné des bananes plantain. C’est tellement succulent. Ensuite, vient le temps d’affronter la mythique « commercial avenue ». Sonne comme ça l’heure de flâner dans cette pétarade d’émotions…
Nous déposons nos valises dans une magnifique villa, à l’architecture européenne, nichée au-dessus d’une colline où la végétation est dense, à perte de vue. Nous sommes, comme ça, dans la petite localité de Sabga, dans une sorte de bourgeoisie absolue. De gauche tout de même, à l’africaine, bien sûr, accompagnée d’un humanisme transcendant. Le riche côtoie le pauvre, et c’est comme ça. « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », comme le dit le titre de l’un des films de Jean Yanne.
Les peuples migrent depuis la nuit des temps, et dans ce village, en plein cœur des pays « grassfields », il existe une forte population de l’ethnie Foulbé, encore appelé Peul ou Foulani. Et en nombre d’habitants, elle est la plus abondante, et c’est un fait.
Malgré ce brassage ethnique ou culturel, qui crée parfois des sources de conflits ailleurs, une certaine tolérance réside curieusement en chaque âme de cette campagne. Lorsqu’un zébu, mouton, chèvre ou un cheval,… échappe à la vigilance d’un paysan, et s’en va commettre des dégâts sur les exploitations des autres, une solution à l’amiable est rapidement trouvée, car le dialogue est toujours présent et une confiance réciproque règne entre voisins.
Un pasteur d’origine américaine s’est installé à cet endroit depuis des années, avec sa femme et ses enfants. Des filles. Elles parlent très bien la langue locale, avec le ton et tout ce qui va avec. Il est clair qu’elles sont du pays, et puis c’est tout.
Il a su se faire une place. Il a bâti son église. Sa communauté s’est agrandie au fil des années. Il semble bien réconforter ses fidèles. Il possède un petit avion, les gens en sont ébahis. Ses employés sont d’ethnies différentes, chacun essaye de se faire une place tout en respectant l’autre…
Tôt ce matin, nous prenons la route, jusqu’à la commune de Ndop, à plus d’une heure de trajet, rejoindre une très chère amie de la localité. Nous enfilons des bottes en caoutchouc. Elle nous amène sélectionner les champignons, dans les champs, participer à la cueillette. C’est une grande première. Nous en sommes ravis. Nos petits paniers en main, on joue les experts. La récolte est bonne. Il est temps d’aller se faire une omelette aux champignons. L’idée nous fait saliver. Elle nous dit que l’un des meilleurs riz camerounais vient de ce coin. On encaisse l’information sans broncher. Elle nous propose de nous faire visiter les plantations. On y va par politesse, mais au fond, pour dire vrai, on s’en fout.
On découvre un métier pénible, précaire. Des gens qui travaillent, pour la plupart, en petite communauté, à la main, comme à l’époque de la servitude. « Il n’y a pas d’argent pour acheter les machines », disent-ils, en pidgin, langue locale, traduit en français. « Il nous faut adhérer à l’association de la filière pour qu’on nous prête la machine, la décortiqueuse, mais elle n’est jamais disponible lorsqu’on en a besoin. Alors, on fait avec les moyens du bord… », « (…) Pour semer et récolter, il n’y a pas de machine », « hey, ici on travaille, ne venez pas pleurer ou faire les Blancs, vous n’êtes pas dieu, et vous êtes bien noirs ». Etc.
Ça se voit sur nos visages, en entendant tous ces témoignages, qu’on se sent coupables de ne pas soutenir l’économie locale, puisqu’on est plutôt abonnés Asie, en matière de riz. On est quand même contents de cette découverte. La visite se passe bien, sans plus. Et au retour, on croise un homme d’un certain âge. Il est tellement agréable. La conversation est lancée. Le courant passe tellement bien entre nous qu’il nous offre, dans des feuilles de bananier, des larves blanches de raphia. On n’en croit pas nos yeux. On en raffole. On lui dit merci. On lui serre affectueusement la main. On fait des signes avec nos têtes. Il hoche aussi la tête, comme pour nous dire qu’il n’y a pas de quoi. Il est temps de rentrer…
Quelques jours plus tard, l’amie de Ndop vient nous chercher, dans l’après-midi. Après une escale de pur bonheur à la chute d’eau du coin, nous reprenons la route. Cette fois-ci, pour rejoindre Bambili, à vingt minutes de route. Elle semble heureuse de nous faire découvrir son univers, ses coups de cœur. On s’arrête au marché, à cet endroit où les femmes vendent de l’huile rouge. Ce que nous voyons est tout simplement artistique. Que ça soit sur le plan vestimentaire, gestuel, ou tout naturellement l’état des étals en bambou de raphia. S’ensuit une visite dans la zone artisanale du marché. Il y a des ateliers de peinture, de sculpture, de couture… On y trouve, d’un côté, des bijoux fantaisie, masques et statuettes pour touristes, et de l’autre côté, des statues et masques ethniques imposants, des colliers en terre cuite. Tout un arsenal du monde animiste. Nous sommes aux anges…
Notre chère et tendre amie nous fait comprendre qu’elle rêve de créer un festival des cultures premières, à cet endroit. Un espace où l’art ancestral est au rendez-vous durant une semaine au moins. Elle en est limite obsédée. Elle dit s’être privée de beaucoup de choses, durant des années. Qu’il est temps, pour elle, de casser sa tirelire et de se lancer enfin. Elle a son business plan, et tout. Elle parle si bien de son projet. On l’écoute attentivement, encore et encore. À la fin de son monologue, nous lui souhaitons, bien évidemment, beaucoup de réussite…
La narration, ci-dessus, date de plusieurs années. Bien avant que des personnes ne décident de protester, dans ces zones dites « anglophones », dénonçant ainsi leurs scandaleuses conditions de travail, et de vie. Oui, c’était bel et bien avant que le gouvernement camerounais se braque et envoie l’armée refaire le portrait des manifestants.
Tout a changé dans cette partie du Cameroun. La mort est omniprésente. Les cœurs sont déchirés de chagrin. Il n’y a plus personne en route. Les villages sont devenus fantômes. La suspicion à dominer l’entraide et a sacrifié le vivre-ensemble. Désormais, tout le monde se méfie de tout le monde… Les riches ont fui. Il n’y a plus d’activité, à proprement parler. Les zébus ont été volés, certains abattus, tout simplement comme ça, par pure méchanceté, dans la brousse. Les gens se font kidnapper, les ravisseurs demandent de fortes sommes d’argent aux familles, comme rançon.
Il y a des personnes qui se retrouvent aujourd’hui à devoir partir, arrachés comme ça de leurs endroits de naissance. De ce lieu où l’imaginaire de chacun s’est construit. Ceux qui restent se retrouvent au milieu d’une guerre, entre l’armée du Cameroun et celle des sécessionnistes, de l’État imaginaire de l’« Ambazonie ». Chacun jouant au puissant. Ça tire de partout. Des êtres humains, innocents, se retrouvent piégés dans ce chaos. Il y a des morts, oui des corps sans vie, des personnes qui ne savaient même pas ce que l’on appelle « politique » et qui vivaient jusque-là leurs petites vies tranquilles…
Michel Tagne Foko est Chroniqueur, écrivain, éditeur. Membre de la société des auteurs du Poitou-Charentes (FRANCE)