L’examen des politiques publiques et leur mise en œuvre, nous conforte dans l’idée que jusqu’ici, les gouvernants n’ont pas pris la pleine mesure de l’importance de la variable démographique dans le développement socio-économique du Sénégal. En effet, l’accroissement démographique de la population, des jeunes en particulier, peut sous certaines conditions constituer soit une opportunité, soit une contrainte majeure, dans l’atteinte des objectifs du PSE.
Il n’est pas dans notre propos de soutenir que les questions démographiques sont absentes du PSE, puisque dans l’axe 2 de la phase 2 (2019-2024), intitulé : Capital humain, protection sociale et développement durable, dix objectifs stratégiques sont prévus parmi lesquels, celui d’accélérer la transition démographique et de promouvoir une meilleure gouvernance de la migration.
Notre réflexion sur cette catégorie de la population que constitue la jeunesse, sous l’angle de la problématique démographique, ne relève pas d’un quelconque néo-malthusianisme à la petite semaine. Elle renvoie plutôt, à l’entendement qu’en a une certaine démographie compréhensive, qui a dépassé le fétichisme du nombre, et qui s’inscrit dans ce que les démo-économistes appellent « l’optimum de population ». Ce dernier, s’apprécie en fonction de la capacité d’un pays à satisfaire ses besoins essentiels (santé, éducation, alimentation, environnement, genre, habitat, emploi, etc.) au regard des ressources disponibles et des capacités productives.
Cependant, il me parait d’une extrême importance, d’instaurer un débat prospectif sur ces questions démographiques, qui sont au cœur du projet de société, que nous devons co-construire. Ce débat, devrait se faire entre décideurs politiques, spécialistes en population/développement et les autres composantes de la population ; pour déterminer jusqu’où ne pas aller trop loin.
Il serait du reste, à terme contre-productif, de se lancer dans un programme drastique de maitrise de la croissance démographique, qui homogénéise (situations individuelles, spécificités locales voire régionales) sans discernement ; dont la finalité restrictive ne vise pas nécessairement à préserver d’abord, la santé et le bien-être des populations. Cette voie, n’est heureusement pas celle privilégiée par le Sénégal.
En effet, le cas de la Tunisie devrait faire réfléchir. Ce pays, après avoir mis en place un important programme de planification familiale, se retrouve avec 1,84 enfant par femme, et une croissance de la population de 1%. Ce taux se situe à peine au dessus de la moyenne des pays riches, qui est de 1, 64%. Sous ce rapport, aujourd’hui, de nouveaux problèmes se profilent comme dans les pays développés : réformes du système de sécurité sociale avec à la clé, une augmentation croissante de la proportion de personnes âgées, qu’il faut prendre en charge.
Ceci étant dit, il ne me parait pas superflu de faire recours, ne serait-ce que de façon allusive, à un article aux allures prophétiques paru dans un numéro de l’express du mois de mai 2003, de l’éditorialiste Denis Jeambar. Tirant la sonnette d’alarme, il avertissait : « Quarante millions d’enfants de moins de 15 ans, grandissent aujourd’hui dans les trois pays du Maghreb- Algérie, Maroc, Tunisie, sans espoir réel d’y trouver du travail dans les années à venir ».
Il va plus loin en ajoutant : « Il faudrait, en effet, que ces Etats connaissent une croissance supérieure à 8% par an dans les prochaines années, pour absorber cette marée montante de demandeurs d’emploi. L’avenir de ces gosses est malheureusement, dès maintenant écrit : il s’appellera désespoir et révolte. Ou émigration ! ».
Et de conclure : « Ce baby boom maghrébin, sil ne bénéficie pas d’un plan Marshall européen, se radicalisera contre la domination universelle du capitalisme et basculera dans un fondamentalisme explosif ».
Neuf ans après, cette prédiction funeste et implacable s’est réalisée avec le printemps arabe.
Plus récemment, en 2008, on est tout autant frappé par l’analyse fine et tout autant futuriste, faite par Gunnar Heinsohn, sociologue à l’université de Brême (Allemagne), sur les violents évènements post-électoraux au Kenya. Pour lui, comme dans beaucoup d’autres pays africains, l’explosion de violence au Kenya est à mettre en relation avec son explosion démographique. Il souligne : « Qu’en seulement quatre-vingts ans, la population kényane a bondi de 2,9 millions à 37 millions ; et que si l’Amérique avait connu une telle croissance démographique depuis 1928, où la population était de 120 millions d’habitants, elle en compterait aujourd’hui 1,56 milliards ».
Il rappelle que le Kenya : appartient à un groupe d’une quarantaine de pays, qui ont une croissance démographique exceptionnellement élevée. Qu’entre 1950 et 1985, l’indice synthétique de fécondité kényan a tourné autour de 8 enfants par femme. Qu’en 2007, chaque kényane a donné naissance en moyenne à 5 enfants (contre 2 par femme aux Etats-Unis et 1,6 en Grande-Bretagne) ».
Son analyse débouche sur le constat suivant : « Les kényans de sexe masculin ont un âge moyen de 18 ans et 42% d’entre eux ont moins de 15 ans ». La conséquence qu’il en tire : C’est qu’avec autant d’hommes jeunes frustrés, mieux nourris et mieux instruits qu’ils ne l’ont jamais été, mais qui n’ont que peu de perspectives de trouver un emploi, tout pays où cette poussée de jeunesse a lieu sera exposé à une forte agitation sociale ».
Les signes avant- coureurs des situations décrites ci- dessus, sont-ils réunis au Sénégal ?
Pour ceux qui savent décrypter les signes, il faut toujours avoir un esprit proactif. En l’espèce, nous faisons nôtre cet aphorisme de Nietzche pour qui « les grands évènements viennent sur des pas de colombe ». Pour les sceptiques, le cas algérien est entrain de se dérouler sous nos yeux. Ils vivent même si c’est de façon différée, à la consternation générale (les mêmes causes produisant les mêmes effets), le printemps arabe, qui a déstabilisé leurs voisins du Maghreb.
Il ressort de l’EDS continue 2016, que La population du Sénégal, selon les différents recensements a été multipliée par trois entre 1976 et 2013. Elle est passée de 4. 958. O85 hab. à 13.508.715 hab. Cette population croît rapidement : le fort taux de croissance de 2,7% résulte essentiellement d’une fécondité encore élevée (4,7) (2012-2013) et d’une mortalité en baisse (43 %O 2012-2013). De cette forte croissance résulte une extrême jeunesse : l’âge moyen de la population est de 22 ans et la moitié de la population a moins de 18 ans (âge médian).
Le problème encore une fois, ne se situe pas au niveau du nombre, mais plutôt dans celui du rythme d’accroissement démographique (2,7%) qui est très élevé. Cette forte croissance démographique, induit une extrême jeunesse de la population. Cependant, selon le même rapport EDS continue 2016, le nombre moyen d’enfants par femme est passé de 6,4 à 5,7 en 1997, puis à 5,5 en 2005 et à 4,7 en 2016. Le niveau de fécondité demeure plus élevé en milieu rural qu’en milieu urbain (5,9 contre 3,5).
Les conséquences socioéconomiques de la situation sus-indiquée, renvoient au fait que cette croissance démographique rapide plombe les efforts de développement, contribuant ainsi, à exacerber cette fameuse « demande sociale ». A contrario, si l’Asie des dragons a pu mettre à profit sa jeunesse pour son décollage économique, c’est parce que trois facteurs étaient réunis : un taux de fécondité en baisse structurelle, un système éducatif de qualité, enfin, un écart d’inégalités dans la distribution des revenus tolérables.
Quant au Rwanda, il a obtenu une croissance soutenue après avoir investi dans l’éducation de masse, divisé son taux de mortalité infantile par deux en dix ans et multiplié sa contraception moderne par quatre.
Il me paraît superflu d’égrener la litanie des problèmes au Sénégal et qui ont noms, comme dans les pays du Maghreb, problème d’emploi, migrations internes et émigration ; qui ont déjà pris une dimension à la fois tragique et alarmante.
A titre illustratif, le seul secteur de l’éducation est suffisamment emblématique, de situations que l’on peut retrouver dans d’autres secteurs. Il ya une vingtaine d’années, suite à des projections démographiques, nous avions alerté sur la massification des effectifs à tous les niveaux du système éducatif, à l’horizon où nous sommes en ce moment. Les documents ont été rangés dans les tiroirs, par les décideurs de l’époque.
Aujourd’hui, on est dépassé par l’ampleur du phénomène et on semble s’étonner du caractère pléthorique de nos amphithéâtres et des effets collatéraux, que constituent les flux migratoires.
C’est pourquoi, dans cette même perspective, comme dans les pays émergents, pendant que notre pyramide des âges y est favorable, le Sénégal pourrait utiliser cette fenêtre de tir pour bénéficier de ce fameux « Dividende démographique ». Il s’agit là d’un concept « tarte à la crème » entré désormais dans le champ lexical onusien, qui ne me parait pas suffisamment opératoire parce que généralement il n’est pas compris par ceux qui devraient se l’approprier . . . . Il reste que la réalité qu’elle veut signifier est plus que pertinente. En effet, des données recueillies sur de longues périodes, font ressortir que la baisse de la fécondité ouvre un « créneau démographique » à fort impact au plan socio- économique, sous réserve d’avoir satisfait certaines conditions. Ainsi, avec une maîtrise de sa fécondité, le Sénégal aura un nombre d’enfants inférieur aux effectifs de sa population d’âge actif.
Il pourra dès lors, procéder à des investissements supplémentaires de nature à rendre son Plan Sénégal Emergent (PSE), plus performant et conséquemment, améliorer son niveau de développement et à terme enrayer la pauvreté.
Il semble que ce créneau, ne s’ouvre qu’une seule fois et se referme quand les populations vieillissent et que le ratio des personnes à charge (enfants et personnes âgées), commence à augmenter de nouveau.
Il est donc de la plus haute importance et urgence, d’agir dès maintenant sur deux leviers, dont le premier, consistera à parachever la transition démographique du Sénégal (Période pendant laquelle, une population passe d’un régime de mortalité et de natalité élevé, à un régime de basse mortalité, puis de faible natalité).
L’accomplissement effectif de cette phase, permettra au Sénégal, de disposer d’une proportion de population active (en âge de travailler), supérieure à la population dépendante (enfants et personnes âgées). Ce potentiel démographique, avec un bon niveau d’éducation et de formation, devrait être capable d’investir des secteurs porteurs de plus-value (secteurs agricole et tertiaire notamment les NTIC etc.), aux fins d’impulser le développement. Ensuite, mettre en place des programmes hardis de santé et notamment de santé reproductive et de planification familiale.
Cette dernière, ne se limitant pas à fournir des moyens contraceptifs par les structures de santé. En effet, cette stratégie doit être affinée par un meilleur ciblage, accompagné d’un plan stratégique de plaidoyer et de communication pour transformer les rapports de production, ainsi que les rapports sociaux.
Aussi, grâce à ces stratégies de communication multimédias : radio, télé sketch (les télés novela brésilienne ont révolutionné les programmes de PF dans ce pays) et autres recherches/actions, à partir desquelles, seront puisés les messages clés de sensibilisation ; obtenir d’autres normes, valeurs et attitudes que celles qui surdéterminent présentement la culture de forte fécondité. Ce changement de comportement, passera nécessairement par la déconstruction (au sens où l’entend le philosophe Jacques Dérrida) des systèmes de représentations (croyances, perceptions, attitudes).
C’est tout de même étonnant, qu’après des décennies de mise en œuvre de programmes de planification familiale, qu’on ne se soit pas posé les bonnes questions, devant des résultats somme toute mitigés, au regard des investissements consentis. Il importera nous semble-t-il, de faire preuve d’innovation et de mettre à contribution mieux qu’on ne l’a fait jusqu’ici, les différents réseaux en population (Journalistes, parlementaires, communicateurs traditionnels et religieux surtout…)
Le second levier à actionner portera sur un investissement massif dans la promotion du capital humain, dans l’éducation, notamment la scolarisation, le maintien des jeunes filles à l’école, la prévention des mariages et grossesses précoces. Enfin, l’accent sera mis sur la formation, en particulier la formation professionnelle et la promotion de l’auto-emploi.
Si des efforts ont été faits dans le sens de la maitrise des questions démographiques, notamment dans l’élaboration de documents de politique (Déclaration de politique de population), les programmes d’action pour les opérationnaliser n’ont pas trouvé de financements à la hauteur des enjeux. Quand on sait que jusqu’ici, les pouvoirs publics ne consacrent qu’une part dérisoire du budget national à cette question cruciale, force est de constater, qu’elle n’est pas élevée au rang de priorité.
Du reste, la problématique démographique n’est pas relayée par le discours politique. Ceux qui l’évoquent, se limitent à indiquer que son taux est au dessus de celui de la croissance économique, sans en tirer toutes les conséquences. Cela a été accentué par le fait que les programmes, qui ont eu à bénéficier de l’appui des partenaires au développement, sont au fil du temps, délaissés pour d’autres programmes ! !!
Pendant ce temps, il existe au sein de l’université un Institut de la Population et de la Santé de la Reproduction (IPDSR), qui depuis une vingtaine d’années s’active dans la formation et la recherche (plusieurs cohortes d’étudiants sénégalais, africains de l’ouest, centrale et autres…), mais ne bénéficie pratiquement plus de financements. En un mot comme en mille, il est impératif que la volonté politique clairement affichée par les décideurs politiques , dans les lignes d’actions du PSE ; soit suivie d’inscriptions budgétaires additionnelles suffisantes, expressément allouées aux questions de population d’une part. D’autre part, il est d’une extrême urgence que les questions de population, du fait de leur caractère transversal, soient intégrées dans les objectifs et stratégies des documents de politiques des ministères sectoriels et traduits en plans et programmes d’actions conséquents.
In fine, à l’occasion de sa cérémonie de prestation de serment, le Président de la République, a déclaré avec solennité, que la jeunesse sera placée au cœur de son prochain mandat. Nous avons la conviction, que cela passe par la prise en charge du facteur démographique, qui est au cœur de toutes les problématiques sociétales et géopolitiques. En outre, en démographie, la variable population et la variable migration, sont souvent l’avers et l’endroit d’une même médaille. A ce titre, elles méritent de tout gouvernement stratège, la plus grande attention et conséquemment, un positionnement au top niveau, de son architecture institutionnelle.