En Belgique comme ailleurs en Europe, le refoulé de la mémoire coloniale opère un retour fracassant sur la place publique. Restitutions, excuses, sort à réserver aux monuments coloniaux… sont autant de sujets âprement débattus et politiquement instrumentalisés. Militant.e.s décoloniaux et nostalgiques « du Congo de papa » sont projetés dans des arènes médiatiques, où leurs visions opposées du passé sont placées au même niveau.
Dans ces forums brefs et superficiels, il n’y a que peu de place pour l’analyse longue des historien.ne.s, qui tentent de mettre en lumière les structures et les mécanismes de la domination coloniale. Il est certes fondamental que cette histoire soit mieux connue du grand public.
En tant qu’historien.ne.s, nous devons aussi reconnaître nos échecs en la matière. Mais c’est aussi parce qu’elle est essentielle que cette histoire mérite mieux que les quelques slogans ou formules à l’emporte-pièce auxquels médias et politiques la réduisent souvent. L’histoire reste un processus de vérité : si elle peut faire l’objet d’interprétations divergentes, et si elle a depuis longtemps renoncé à ses fantasmes de neutralité absolue, la voir s’incarner dans des joutes politiques en forme de « pour ou contre » pose question.
Depuis notre position d’historien.ne.s, et sans oublier que les appels « à la démarche scientifique » peuvent aussi être instrumentalisés pour (dé)légitimer certaines revendications politiques ayant au final peu à voir avec l’histoire, nous aimerions déplacer la discussion en donnant à voir un passé complexe, dont l’épaisseur ne peut s’appréhender ni en slogans, ni en procès, ni en visions utilitaristes d’une histoire qui n’aurait de sens qu’à l’aune de ses effets dans le présent. C’est pourquoi nous proposons de faire le point sur dix idées reçues qui structurent les conversations sur le passé colonial de la Belgique.
1. « L’histoire de la colonisation belge, ce sujet méconnu sur lequel il faudrait faire la lumière »
Il y a ici malentendu. Le problème est moins dans l’état des connaissances sur le sujet que dans leur faible diffusion vers le grand public. Contrairement à l’idée d’un « grand tabou », la recherche sur l’histoire de la colonisation belge est riche et dynamique. Les historien.ne.s de tous bords et de toutes nationalités n’ont certainement pas attendu les polémiques récentes pour travailler sur ce passé.
Il est interpellant pour nous de voir la classe politique appeler au débat et au « dévoilement » sur des épisodes de cette histoire qui font depuis longtemps consensus parmi une majorité d’historien.ne.s. A bien des égards, la recherche n’en est plus là ; les grandes manœuvres de Léopold II ou les grandes orientations de la politique coloniale belge sont bien connues. L’essentiel des recherches s’intéressent aujourd’hui à la fois à l’exercice de la domination coloniale dans toutes ses dimensions (pas seulement politique et économique mais aussi culturelle, sociale et environnementale) autant qu’aux expériences africaines de cette période (de contestations, de réappropriations, d’accommodements). On fait aussi mine de croire, dans certains milieux politiques, qu’il existerait un « camp » d’historien.ne.s belges et un « camp » d’historien.ne.s congolais qui porteraient différents points de vue qu’il s’agirait donc d’arbitrer.
On ne sait ce qui est pire, dans cette vision des choses. La méconnaissance des dynamiques profondément internationales de la recherche scientifique d’aujourd’hui ? Ou la vision essentialisante dont cette idée témoigne ? Cette histoire ne s’écrit pas dans le face-à-face, mais bien dans une polyphonie de voix, issues d’universités africaines, américaines et européennes.
C’est aussi faire insulte au travail de nombreux collègues congolais.e.s que de penser qu’ils attendent qu’on ne sait quelle commission politique belge, quelque « décoloniale » soit-elle, vienne légitimer leur parole. Nous nous réjouissons de voir nos représentant.e.s politiques s’intéresser à cette histoire, après des années d’indifférence et dans un contexte de sous-financement chronique de la recherche ; mais ne serait-il pas intéressant de pousser l’intérêt jusqu’à prendre connaissance des travaux récents sur le sujet avant d’en débattre ?
2. « Oui mais les autres pays critiquaient la Belgique parce qu’ils voulaient le Congo pour eux et d’ailleurs la colonisation belge n’était pas pire que les autres »
Cet argument du « complot britannique » est fondé sur un double constat : les dénonciations internationales du régime de l’Etat Indépendant du Congo de Léopold II (1885-1908) venaient en grande partie d’acteurs britanniques, et elles ont parfois été instrumentalisées par les puissances rivales de la Belgique (qui n’auraient pas dédaigné de voir le Congo tomber dans leur escarcelle). Il ne s’agit pas de nier cet état de fait. Il s’agit de souligner qu’il ne suffit en aucun cas à délégitimer la pertinence des critiques formulées, comme de nombreux travaux l’ont démontré. Il faut ici rappeler que cet argument a été utilisé par la diplomatie belge dès la « reprise » du Congo en 1908 (alors que le Congo devient une colonie « nationale »), au service d’une stratégie officielle de la dénégation de ce qu’on cherchait désormais à présenter comme quelques « abus » marginaux grossis par des calomniateurs intéressés. Qu’un siècle plus tard, cette rhétorique coloniale du dédouanement, pourtant démontée dans de nombreux travaux, soit toujours mobilisée est sidérant.
Dans le même ordre d’esprit, le recours à la comparaison (« les autres pays colonisateurs ont aussi commis des violences ») comme stratégie de disculpation témoigne d’une vision a minima du raisonnement historique. Si la réflexion sur l’articulation des caractéristiques communes du fait colonial et des spécificités de chaque situation particulière ont été au cœur du renouvellement des études sur la colonisation, il ne s’agit pas de raisonner dans la perspective d’un classement au « palmarès du pire » des différents empires coloniaux. Pour les historien.ne.s, une telle démarche représente une impasse intellectuelle qui n’éclaire en rien la compréhension des violences coloniales. Quoi qu’on pense du récent rapport des experts de l’ONU, il est d’ailleurs à souligner qu’il n’épingle pas la Belgique comme un colonisateur « pire » que les autres. Il l’épingle pour l’ampleur de son refoulement face à ce passé et de son incapacité à le regarder en face.
3. « Il ne faut pas confondre le Congo de Léopold II et le Congo belge. De plus, le roi n’est pas directement responsable des abus commis à l’époque de l’Etat Indépendant »
Continuités et responsabilités restent bien souvent au cœur des débats sur le passé colonial. Beaucoup d’attention est portée à la question des responsabilités individuelles, particulièrement à la figure de Léopold II, au détriment de réflexions sur la manière dont la colonisation fait système. « Roi-bâtisseur » ou « dictateur sanguinaire » : quel que soit le « camp » du débat, l’ombre royale domine encore les mémoires.
Le régime d’exploitation mis en place par Léopold II à la fin du 19e siècle fut certes particulièrement violent. Cette violence était inscrite dans la conception même de ce régime. Que le Roi ait ou n’ait pas été au courant de tel ou tel massacre dans tel ou tel village n’atténue en rien sa responsabilité. Léopold n’était cependant qu’un acteur dans un processus global, celui de l’expansion de nations européennes sur d’autres continents. Une expansion justifiée par l’arrogante certitude en la supériorité des « Blancs », exercée par la force et soutenue par l’exploitation des ressources locales.
Ces dynamiques traversent les différents acteurs et les différents temps de la colonisation. Dans ce cadre, évaluer le caractère plus ou moins « légitime » du Congo belge en rapport au Congo léopoldien est peu pertinent. En se focalisant sur les « mains coupées » comme exemple d’un colonialisme du « pire », on atténue en comparaison la violence structurelle du colonialisme « en soi ». Enfin, il faut rappeler que tout ne change pas du jour au lendemain lors de la « reprise » (en 1908) du Congo par la Belgique. Un nouveau cadre légal voit le jour, mais ne modifie pas radicalement l’exercice du pouvoir. Par exemple, si le travail forcé est officiellement aboli au Congo belge, hommes, femmes et enfants sont encore enrôlés de force au service d’entreprises européennes. Ce type d’écart entre les principes et les pratiques est aussi un objet d’étude pour les historien.ne.s du temps colonial.
4. « Génocide ou pas génocide ? Et les 10 millions de morts du colonialisme belge ? »
Le terme de génocide renvoie à la fois à un concept juridique établi par le droit international et à une notion morale. Juridiquement, cette notion ne peut pas s’appliquer au cas du Congo colonial, notamment parce que la volonté d’extermination d’une population dont les colonisateurs avaient besoin en tant que main-d’œuvre n’est pas démontrée.
Pour autant, ce constat n’épuise pas la portée morale de cette question, pas plus qu’il n’implique de minimiser le caractère massif des violences de l’Etat Indépendant du Congo. Travail forcé, extraction contrainte de ressources, brutalités en tous genres, viols mais aussi massacres et répressions militaires ont émaillé les premières années de colonisation au Congo, dans un contexte de racisme et d’impunité institutionnalisés. Ceci ne fait plus débat pour une majorité d’historien.ne.s. Le déclin démographique important qui s’en est suivi non plus. L’estimation du nombre exact de victimes demeure certes incertaine en l’absence de chiffres précis sur la démographie de l’Afrique centrale à la fin du 19e siècle. Plusieurs hypothèses existent (allant jusqu’aux fameux « 10 millions de morts de Léopold II »), mais il reste difficile de se prononcer.
On voit comment les historien.ne.s sont ici « mal pris ». Si les querelles de chiffres comme les enjeux de qualification posent des questions importantes, ils ne nous aident pas à comprendre la complexité de cette histoire. Si nous savons que nous n’avons pas besoin d’y répondre pour affirmer le caractère incontestable et massif des atrocités commises sous le régime de Léopold II, les médias et les affrontements mémoriels utilisent eux abondamment ces questions pour cliver et/ou disqualifier les positions des un.e.s et des autres. Pour les historien.ne.s, c’est alors l’impasse : vous êtes un.e « négationniste » si vous dites ne pas avoir de certitude quant aux 10 millions de morts, un.e « repentant.e » si vous affirmez qu’il n’est pas nécessaire d’élucider ces mêmes querelles de chiffres pour reconnaître la violence du régime d’exploitation mis en place par Léopold II. En tant que scientifiques, notre rôle est peut-être de rappeler qu’il ne peut y avoir de bonne réponse à des questions mal posées.
5. « Oui mais il faut contextualiser »
La mise en contexte et la distanciation sont au cœur du travail des historien.ne.s. En histoire, il ne s’agit pas de distribuer les bons et les mauvais points ni de juger les acteurs du passé à l’aune des valeurs morales du présent. C’est en ce sens que les historien.ne.s ne peuvent pas se reconnaître dans des appels à instruire les « crimes coloniaux » dans un simulacre de tribunal. C’est aussi en ce sens que l’instrumentalisation de nos appels à la nuance et à la complexité (au « contexte ») par des interlocuteurs cherchant à diluer les responsabilités des autorités coloniales est particulièrement difficile à contrecarrer.
Ici encore, nous sommes « mal pris ». Expliquer n’est pas excuser, en histoire comme en sciences sociales. On doit reconnaître que la colonisation fut un processus d’appropriation, par la force, d’un territoire et de ses habitants, fondé sur un racisme systémique. Penser les interactions entre colonisateurs et colonisés au prisme unique de la polarité « bourreau vs. victime » ou « résistance vs. collaboration » est cependant réducteur et, paradoxalement, très… colonial. Les Africain.e.s furent aussi autre chose que des victimes passives et sans défense. Donner à voir leur capacité à négocier, contester, s’approprier, contourner et utiliser les injonctions coloniales est aussi rompre avec une grille de lecture « coloniale » de l’histoire qui a longtemps réduit les colonisé.e.s à des objets d’histoire plutôt qu’à des sujets agissants. Tous les travaux récents montrent qu’en dépit de son pouvoir de coercition, le pouvoir colonial ne fut pas omnipotent partout et tout le temps. Réduire les intermédiaires africains à des figures de coupables collaborateurs en les opposant à celles d’héroïques résistants est également simplificateur.
Rendre aux sociétés africaines leur complexité et leur autonomie historique passe aussi par une rupture avec les visions, certes bien intentionnées mais primitivistes, d’une Afrique précoloniale paisible, vivant dans l’harmonie politique et sociale. Les acteurs africains ont aussi composé avec la nouvelle donne coloniale au regard de leurs propres rivalités et ambitions, dans des marges de manœuvre variables et souvent limitées. Leurs agendas politiques et sociaux ne se conçoivent pas uniquement par rapport au pouvoir colonial, mais aussi par rapport aux dynamiques, riches et complexes, des sociétés africaines.
On voit à nouveau comment ces constats peuvent être instrumentalisés. Ce risque ne devrait toutefois pas nous faire renoncer au récit de la complexité de cette histoire. Le fait que certaines régions du Congo étaient au 19e siècle traversées par des conflits militaires liés à des affrontements politiques complexes et à des circuits de traite esclavagiste en expansion ne rend pas « moins pires » les violences de l’Etat Indépendant du Congo par exemple. Au contraire, l’articulation de ces récits permet de démontrer que non seulement l’Etat Indépendant de Léopold II est venu amplifier cette violence à une échelle inédite, mais aussi qu’il s’approprie et détourne à son propre profit les pratiques violentes des « esclavagistes » et autres autorités traditionnelles contre lesquels il prétend lutter. Quelle meilleure démonstration du fait que la « lutte contre l’esclavage » ne fut qu’un alibi ?
6. « Bien sûr, la colonisation avait des aspects négatifs. Mais il y a eu aussi de bonnes choses pour les Congolais.es : les soins de santé, l’éducation, les infrastructures par exemple. En plus, tous les Européens n’étaient pas racistes »
L’ordre colonial repose sur la proclamation d’une supposée « hiérarchie raciale ». Les « Blancs » étaient considérés comme étant biologiquement et culturellement appelés à dominer les « non-Blancs ». Dans ce cadre, dresser un bilan comptable de la colonisation est une fois encore un exercice dangereux. Combien de routes et d’écoles faudrait-il construire dans une colonie pour en « compenser » la violence raciste ? Aucune échelle de valeur ne peut être utilisée pour mettre en balance « exploitation » et « développement », a fortiori lorsque ce dernier pôle était intrinsèquement lié à l’exploitation des ressources et de la main-d’œuvre de la colonie.
Les infrastructures servaient à transporter du minerai plutôt que des passagers. La limitation des opportunités de formation offertes aux Africain.e.s était un évitement conscient de l’émergence d’une élite potentiellement contestataire. Bien sûr, la colonie était aussi le fait des Européen.ne.s qui y ont vécu et travaillé. Comme partout et toujours, il existait au sein de ces communautés un large éventail d’attitudes et de comportements ; des amitiés, de l’affection sincère ont pu émerger entre les un.e.s et les « autres ». Cependant, ces affects ne compensent pas pour autant la nature intrinsèquement raciste et exploitative de la situation coloniale. Ces deux dynamiques se situent sur un plan différent. Des rapports individuels de toutes formes ont émergé au sein d’une société fondée sur une différentiation raciste, sans en atténuer la violence structurelle.
7. « Oui mais le sort des Congolais.es n’était pas différent de celui des ouvriers belges »
Au 19e siècle, la démocratie belge n’est nulle part fidèle à elle-même. Sur le sol européen, les classes laborieuses restent dans leur majorité exclues du droit de vote et les conditions de travail du monde ouvrier demeurent épouvantables (journées de 14h, travail des enfants, maigres salaires, etc.). La question des continuités entre le paternalisme bourgeois (de « classe ») de la métropole et celui (de « race ») de la colonie est d’ailleurs un sujet très travaillé par les historien.ne.s.
Bien que pertinente, la comparaison a néanmoins ses limites. D’une part parce que la manière dont la « race » segmente la société coloniale demeure spécifique, notamment en ce qu’elle est entérinée dans un régime légal qui conditionne de manière absolue les droits politiques des uns et des autres, le régime de contrainte disciplinaire auquel ils sont soumis (en matière de « travail obligatoire » ou de ségrégation raciale par exemple) et un traitement judiciaire différencié (établissant notamment des délits et peines spécifiques aux « indigènes »). Et d’autre part parce que cette comparaison ne tient plus à mesure qu’on avance dans le 20e siècle, alors que le décalage entre l’extension des droits démocratiques en Europe et leur négation persistante dans les colonies se fait de plus en plus criant.
Enfin, ce recours opportuniste à l’analogie nous prive de penser les intersections des rapports sociaux de race et de classe, rapports qui s’articulent bien plus qu’ils ne s’opposent (et ne sont donc ni concurrents, ni mutuellement exclusifs).
8. « Quand on regarde l’histoire du Congo après l’indépendance, la colonisation ce n’était finalement pas si mal »
La période post-coloniale est exploitée comme un contre-exemple censé mettre en lumière les « bienfaits » de la colonisation : soins de santé, écoles, réseaux de transports, seraient autant de marqueurs d’un paternalisme bienveillant dont les colonisé.e.s auraient été avant tout bénéficiaires. L’Etat post-colonial serait, quant à lui, marqué par violence, corruption et dictature. Cependant, l’étude des archives met en lumière les continuités entre une colonisation qui se voulait « modèle » et une indépendance jugée « défaillante ».
Les régimes postcoloniaux ont réprimé des mouvements de contestation dans le sang, mais l’Etat colonial s’est lui aussi montré brutal plus qu’à son tour. Quand des Congolais.e.s se rebellent en 1931 au Kwango, se mettent en grève au Katanga en 1941 ou manifestent à Léopoldville en 1959, l’Etat recourt à toute sa force répressive.
La corruption « endémique » des régimes postcoloniaux est souvent épinglée. A la période coloniale aussi, de grandes entreprises ont payé des dessous-de-table à des fonctionnaires belges pour qu’ils taisent les abus perpétrés sur leurs travailleurs, voire qu’ils y participent activement. La démocratie congolaise est imparfaite et vacillante, mais la colonie n’était pas un modèle de bonne gouvernance. « Sujets » de la Belgique et non citoyens, les Congolais.es ont été exclus de participation politique jusqu’aux derniers jours de la colonie.
Il ne s’agit pas de faire porter tous les « maux » de l’indépendance à la seule colonisation, ce qui reviendrait en un sens à reproduire le discours stéréotypé d’une Afrique « victime » incapable d’agir pour elle-même. Il s’agit de constater qu’à des niveaux fondamentaux, colonisation et indépendance partagent de nombreux caractères communs, le second étant bien plus une continuité du premier que l’on ne peut le penser.
9. « Les Congolais eux-mêmes disent qu’ils regrettent les Belges »
La « nostalgie coloniale » est un argument souvent entendu dans les débats mémoriels. Il existerait un « regret » de la colonisation chez les Africains, regret explicable entre autres par une chute brutale et constante du niveau de vie dès l’indépendance. Certains opposent donc cette « nostalgie » à l’anticolonialisme d’Européens bien-pensants, dont la repentance serait en décalage avec les « vraies » aspirations des Africains.
Cet argument repose souvent sur des citations éparses, tirées de leur contexte, utilisées sans distance critique. Recourir à des opinions personnelles et en faire le reflet d’un constat largement partagé « en Afrique » est intellectuellement paresseux, et relève de l’essentialisme : « si un Noir le pense, tous les Noirs doivent donc penser la même chose ». De plus, la nostalgie est souvent une critique adressée au présent plutôt qu’un reflet fidèle du passé. Mettre en lumière ce que l’on « n’a plus » est essentiellement critiquer la société contemporaine, comparée à un souvenir idéalisé. La colonisation est un phénomène déjà lointain, dont peu de Congolais.es ont encore une expérience directe, ce qui peut renforcer l’idéalisation d’un Congo belge imaginé plutôt que vécu. Parler de « regret » de la colonie est donc inapproprié. C’est généraliser des propos individuels qui parlent moins d’un passé vécu que d’un présent imparfait.
10. « Déboulonner ou ne pas déboulonner les statues de Léopold II ? »
Pour un.e historien.ne, l’enjeu n’est pas dans le déboulonnage-ou-pas-déboulonnage de ces monuments. Il est dans la compréhension de la cristallisation des tensions mémorielles autour de ces vestiges patrimoniaux. Il est donc essentiel de rappeler que la plupart des monuments érigés à la gloire de Léopold II ne l’ont pas été pour célébrer Léopold-II-le-roi-bâtisseur, mais bien pour célébrer Léopold-II-le-roi-colonisateur. Ils ont donc été investis dès leur création d’une charge symbolique étroitement associée à la colonisation. Comment s’étonner dès lors que ces mêmes statues cristallisent aujourd’hui les polémiques par rapport au passé colonial, et que la figure de Léopold II, mythifiée par la propagande coloniale, soit érigée en symbole de la violence coloniale ?
Cette charge symbolique, qu’on la déplore ou pas, existe dans le passé comme dans le présent ; elle ne peut pas être disqualifiée comme le produit d’une quelconque hystérie émotionnelle. Rappelons également que la plupart des militant.e.s décoloniaux ne revendiquent pas un déboulonnage pur et simple, comme certains font mine de le croire. Ils appellent à une réflexion plus large sur la place de ces vestiges coloniaux dans l’espace public (projets de contextualisation, interventions artistiques, etc.).
Contre les instrumentalisations de l’histoire, en défense des savoirs longs et compliqués
Alors, excuses ou pas excuses ? Réparations ou pas réparations ? En tant qu’historien.ne.s, il ne nous revient pas de nous prononcer sur des choix politiques. A ce niveau, Il n’y a pas de « vérité » à défendre, comme le rappelait récemment une consœur. Ce sont aussi les limites de notre expertise. Nous pouvons certes contribuer au débat par nos travaux, en rappelant que l’histoire coloniale est, en son cœur, l’histoire d’une violence raciste. Et en faisant le constat objectif de ses héritages, complexes et fragmentés, et des discriminations dont les Afrodescendants sont victimes en Europe.
L’histoire peut donc beaucoup. Mais elle ne peut pas tout. Croire qu’un récit plus juste de ce que fut l’histoire coloniale suffira à balayer ces discriminations est illusoire. On enseigne beaucoup et bien l’histoire de la Shoah, et il n’empêche que l’antisémitisme est aujourd’hui plus fort qu’il ne l’a été en des décennies. Le rapport du groupe d’experts de l’ONU n’évoque que marginalement la question du passé ; c’est pourtant ce sur quoi le débat politique a choisi de se focaliser. Espérons donc que l’histoire ne serve pas cette fois à faire diversion…
L’histoire de la colonisation est chargée d’émotions, ses acteurs ont parfois été nos proches. L’envie de maintenir leur honneur ou de souligner leurs souffrances est compréhensible, mais l’historien.ne ne peut être ni le juge du passé, ni l’arbitre des mémoires en conflit. S’agirait-il dès lors de se replier sur la tour d’ivoire et sur le passé ? Bien au contraire. C’est parce que nous sommes convaincus que la transmission de cette histoire est essentielle, qu’elle a été trop longtemps négligée, et qu’elle permet aussi de penser au présent, que nous trouvons qu’elle doit être racontée dans toute son épaisseur et sa complexité. Face aux instrumentalisations du passé, aux injonctions à faire simple, aux appels à une histoire édifiante, aux interprétations d’une « demande sociale » où l’expertise historique ne serait utile que pour désigner les « responsables », réaffirmons l’importance de l’histoire comme discipline critique et d’une complexité parfois dérangeante.
AMANDINE LAURO, CHERCHEUSE QUALIFIÉE FRS-FNRS À L’UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES ; BENOÎT HENRIET, PROFESSEUR ASSISTANT À LA VRIJE UNIVERSITEIT BRUSSE