De plus en plus, le débat identitaire est agité dans notre pays en référence à la répartition des postes au sein du gouvernement ou dans l’administration publique. Depuis l’avènement de Macky Sall à la magistrature suprême en 2012, il a été constaté une tendance « poularo-primordialiste » dans plusieurs de ses nominations à des postes de la haute administration au point que plusieurs Sénégalais ne cessent de dénoncer cette faveur accordée à l’ethnie à laquelle appartient le président de la République. La Constitution sénégalaise permet au président de nommer aux emplois civils et militaires, donc qui il veut à la place où il veut. Donc, sur ce plan, que les nominations aient une résonance patronymique particularo-ethnique ne me gênent en rien du tout, sauf si ce n’est pas fondé sur la volonté à servir la République, la Nation. Le Neddo Ko Bandum tant décrié est diversement apprécié des Sénégalais. Si certains le traduisent comme étant un concept qui renvoie aux valeurs principielles de solidarité, d’autres, par contre, le circonscrivent dans l’aire du privilégisme ethnique. Ce débat est amplifié dans les réseaux sociaux car toute dénonciation d’ethnicisme ne manque pas de soulever des réflexes d’auto-défense identitaires.
Si j’ai abordé ce débat imprudent que je n’ai voulu soulever, c’est parce que le ministre Amadou Tidiane Wone dit Baba a posté sur sa page facebook ce 28 avril un texte dont le titre « Attention danger !» alerte sur le danger de l’agitation, voire de la manipulation de l’identité ethnique à n’importe quelle fin. Ma curiosité m’a poussé à visiter la page d’Adama Gaye pour lire le texte qui a fait sortir Baba hors de ses gonds. Ce que j’ai vu, ce sont trois petits textes postés à des heures différentes. « Je précise qu’aucune haine n’est en moi contre quelque ethnie. Mon souci est d’alerter sur une dérive perceptible. Macky, ressaisis-to i! », « …Captation des postes. Refusons l’indifférence face à l’ethniciste Sall », « Ami Amadou Tidiane Wone, je persiste : Macky est ethniciste ». Evidemment le post d’alerte de Baba a fait réagir plusieurs internautes : soit pour flétrir le problème soulevé par Adama Gaye, soit pour appuyer et corroborer sa thèse. Ce qui veut dire que chacun a une perception singulière sur le problème de l’ethnicisme qui est agité depuis l’avènement de Macky au pouvoir.
Dans le propos, Adama Gaye n’innove en rien puisque le 1er mars 2012, dans «Diné Ak Diamono» de Walf Tv, son confrère Babacar Justin Ndiaye, invité de ladite émission, déclarait que « Macky Sall au Palais, on allait assister à une République des « Toucouleurs » et que cela pourrait inquiéter nos voisins du Nord (ndlr : Mauritanie) ». Par la suite, une pluie de critiques et d’insultes venant des gens de l’ethnie citée par Justin, s’est abattue sur le pauvre journaliste politologue qui, à mon avis, parlait sur un autre registre plutôt que de l’ethnicisme. C’est dire tout simplement que le problème ethnique, voire identitaire soulève un débridement des critiques et des passions qui souvent aboutit à des logiques destructrices, voire mortifères.
Toutefois, le mérite d’Adama Gaye est d’avoir soulevé publiquement sans circonlocutions un problème qui brûle toutes les lèvres. On ne doit pas avoir peur de parler avec raison, même avec passion de l’identitarisme qui commence à prendre des proportions démesurées dans les débats de salon. C’est un problème sociétal, par conséquent qui concerne tous les Sénégalais. L’occulter ou le taire, c’est le bouillir dans les cœurs au risque de faire exploser le couvercle de la marmite du mutisme. Et les dégâts risqueraient d’être inestimables.
L’identitarisme a commencé à sourdre manifestement quand Abdoulaye Wade a publiquement confessé qu’il est mouride et qu’il ne s’en cache pas. Un président de la République transcende les contingences partisanes et les appartenances confessionnelles ou confrériques. Le dire urbi et orbi installe des cloisons étanches et l’inégalitarisme entre les différentes confréries et compromet ce que nous avons de plus cher : la Nation, c’est-à-dire comme dit Ernest Renan : « le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis ».
Lors de la dernière élection présidentielle, la vérité des urnes n’a fait que refléter les régionalismes, les ethnismes et les confrérismes. Et chaque Sénégalais l’a analysé selon sa propre perception et compréhension. Le fait ethnique, régionaliste ou confrérique est déterminant sur les comportements électoraux et confère aux élections, un caractère particulier. Cela peut être un facteur de richesse démocratique si le vote n’est souillé d’aucune tache identitaire sur fond de manichéisme. Le vote n’est pas appréhendé péjorativement comme une arme favorisant la discrimination ou l’exclusion, s’il est considéré comme l’un des devoirs pour l’individu d’accomplir un acte par lequel il manifeste son attachement à l’ethnie, à la région, à la confrérie et par-delà à la Nation. Les candidats à une élection ne doivent pas se considérer comme des représentants d’une ethnie, d’une région, d’une religion ou d’une confrérie mais plutôt comme un représentant du peuple dans son entièreté. La diversité ethnique, religieuse ou confrérique ne compromet pas la construction démocratique. C’est une bénédiction pour l’unité de la Nation. Mais c’est son instrumentalisation par les hommes politiques et autres intellectuels dans le but de conquérir, de conserver le pouvoir à tout prix qui en fait une malédiction.
Le phénomène identitaire n’est pas une spécificité de notre nation mais il touche le monde dans sa globalité. Comme l’a constaté René Otayek, « la montée des revendications identitaires dans le monde s’impose comme une évidence. En effet, la politisation des référents identitaires est aujourd’hui la chose la mieux partagée au monde : de l’Amérique du Nord et du Sud à l’Asie, en passant par le monde arabo-islamique, les vieilles démocraties européennes, on observe partout un réveil, souvent violent du sentiment identitariste ». Mais il faut ne jamais baisser les bras devant ce fléau qui est en passe de détruire les nations. Le président Léopold Sédar Senghor, issu d’une minorité ethnique et religieuse, a su préserver cet héritage du « vouloir vivre en commun » dans un Sénégal majoritairement wolofo-musulman en instaurant une paix sociale entre les différents groupes ethniques, confessionnels et confrériques.
Tous les dirigeants politiques africains, qui ont sécrété les mêmes germes scissipares au moment des premières heures des indépendances, ont conduit leur pays à un sectarisme chronique déstabilisateur. Léopold Sédar Senghor, qui avait compris le danger de l’ethnicisme, a cultivé le commun vouloir de vivre ensemble et a sauvé le Sénégal des haines identitaires qui ont déstabilisé plusieurs pays et précarisé leur stabilité. Le président Abdou Diouf, alors Secrétaire général de la Francophonie, magnifiait l’exception sénégalaise, lors de son discours du 14 février 2009 au Congrès d’études sur l’histoire et l’actualité de l’État de la Cité du Vatican, en ces termes : « cet esprit de coexistence des Sénégalais qui cimente le commun vouloir de vie commune est un vivre ensemble avec nos différences, dans leurs fécondantes complémentarités ».
Quand, aux législatives du 17 juin 1951, Lamine Guèye, leader de la SFIO Sénégal, dans sa bataille politique contre Senghor, patron du Bloc démocratique sénégalais (BDS), a voulu titiller la fibre religieuse pour s’accaparer le vote musulman, il n’a récolté que la désaffection des chefs religieux tels que Serigne Fallou Mbacké, Serigne Khalifa Ababacar Sy et Seydou Nourou Tall qui ont soutenu son adversaire catholique.
En Afrique, des Etats qu’on pensait reposer sur des fondements solides et stables ont basculé dans des dérives ethnicistes ou religieux au point de sombrer dans la guerre civile. La culture du privilégisme identitaire peut conduire à un tropisme destructeur comme cela a été en Côte d’Ivoire, au Rwanda et en Serbie où des discours secrétant l’exclusion et la discrimination ont plongé ces pays dans une épuration ethno-génocidaire. Le primat de la race aryenne sur les autres théorisé par Heidegger, Jünger et Carl Schmitt a fait le lit de l’hitlérisme et de l’expansionnisme panallemand, lesquels ont débouché sur la seconde conflagration mondiale destructrice.
Tout près de chez nous, le pays éburnéen subit encore les contrecoups néfastes des idées abjectement discriminatoires distillées par la Curdiphe (Cellule universitaire de recherche et diffusion des idées et actions politiques du président Henri Konan Bédié) qui a théorisé le concept fasciste de l’Ivoirité. «L’identification de soi suppose naturellement la différenciation de l’autre, et la démarcation postule, qu’on le veuille ou non, la discrimination», était le leitmotiv de Benoît Sacanoud, président de la Curdiphe. Aujourd’hui, nonobstant l’apparente paix sociale, la Côte d’Ivoire n’est toujours pas à l’abri d’un nouvel embrasement.
Au Sénégal, le vent de la discrimination et de l’exclusion souffle régulièrement dans le discours des politiques et des intellectuels. Si l’on n’y prend pas garde, il risque de se transformer, à brève échéance, avec les démons de la division, en bourrasque qui n’épargnerait rien sur son passage.