Curieuse posture que de naître dans un pays, d’y grandir, d’y payer ses impôts et être appelé, un jour, à prouver sa nationalité. Saisissante découverte pour mes enfants que de devoir, à chaque fois, présenter ce bout de papier qu’on appelle « certificat de nationalité ». Rien plus normal ! Pourtant, la production de cette pièce est moins frustrante que le mépris de certains fonctionnaires dont la courtoisie n’est pas proportionnelle à la respectabilité de l’institution qu’ils incarnent. Comment en arrive-t-on à sentir, dans un pays à l’hospitalité légendaire, le poids de ce regard de l’autre qui n’est ni dans les traditions, ni dans la pratique républicaine. La réponse est simple : tout est dans l’attitude de certains citoyens. Un problème que nous essayons de cerner pour rester digne à notre trajectoire collective.
Commençons par faire l’archéologie du discours irresponsable dans l’espace public. Pour l’harmonie sociale, le mal est dans ce discours clivant. Le germe est dans la pensée autocentrée parce que se gavant de l’orgueil fatal des briseurs de l’être ensemble. La résultante est un délire bavard dans le flot de négativités. Cette dérégulation des mentalités pollue un espace public sénégalais estampillé « ouvert » mais qui est habité par les démons de la démesure (dans l’audace de délivrer un message en mots inconvenants) et de l’imposture (dans l’habilitation à donner une prescription si acide contre les maux en partage). Le tissu national est menacé d’effritement par le discours irresponsable de certains. La République risque d’être jetée dans l’étreinte démoniaque du parti-pris communautaire, régionaliste, voire ethniciste. Arrêtons les diseurs de malheur avant que le chaos n’habite les consciences appelées, dans la normalité de la bienséance, à fraterniser parce qu’allégées de tout ressentiment et de toute dérive stigmatisante. Brisons les ravinements des dérives avant que ne s’installe le fleuve de la haine.
Dans ce brouillard conceptuel, il est une pathologie que portent, en secret, certains animateurs en cavale vers le tunnel sombre de la déraison verbeuse : à force de passer à l’antenne, habités par une enivrante enflure d’ego, ils se prennent pour des « vedettes » infaillibles. Au finish, ils en deviennent non pas des leaders d’opinion dans un milieu de plus en plus abêti, mais plutôt des collectors qui, à chaque fois qu’ils ouvrent la bouche, laissent exploser une avalanche de conneries présentées sous l’emballage de traits de génie par une certaine conspiration publique de la médiocrité. Ce hit-parade de l’indécente exagération comporte principalement les atteintes à la vie privée et à la cohésion nationale. Aucun territoire de la licence n’est fermé à l’envie de planter le mal dans les jardins du vivre ensemble. Les valeurs, n’en parlons pas ! Personne n’est assez digne d’égards sous le rouleau compresseur de la surexposition à la déraison, qu’il soit père, mère, enfant, oncle, frère ou sœur. Aucune institution n’est assez auguste pour échapper au feu de l’inconscience. L’offense gronde et grossit. Le peuple en frémit, désarmé face à la permissivité baveuse.
Le pire est l’ancrage de cette inculture dans un espace public qui n’érige aucune frontière entre la liberté de dire et la licence de faire. L’ignorance conforte nos locuteurs, si dangereusement, dans l’illusion d’un pouvoir de transformation sociale en restant dans l’écume des jours. Hélas, ils entreprennent d’entraîner la société dans l’abîme, sous le poids de leur nocivité, dans des lieux communs toxiques.
L’inculture tout en paille et en flammes
Voyons ensuite les manquements à la bienséance et au commun vouloir de vie commune. Il apparaît que parfois, la frontière entre le futile et le stupide est un rendez-vous raté avec le silence de sagesse. Lorsque le sens de la mesure est violenté, la balance cède elle-même sous le poids de la violence des mots. Il n’y a plus d’équilibre ni dans les mots ni dans les attitudes. Cette phraséologie de tous les excès produit le discours du désordre. Les dérapages s’enchaînent dans une sorte de banalisation de l’indécente posture de pyromane qui, peut-être, s’ignore.
Le dernier dérapage en date porte le sceau d’un ancien soldat reconverti en animateur, prompt à se hisser sur un faux piédestal de donneur de leçons. Cet animateur, que je ne vais pas nommer, veut ainsi tropicaliser une idéologie si chère à Renaud Camus, théoricien d’extrême-droite qui a popularisé la prétendue « théorie du grand remplacement ».
Naturellement, notre « vedette », tout en paille et en flammes, s’engage allègrement dans un débat dont les bornes naturelles sont faites de mesure et de responsabilité. In fine, pour sa théorie qui s’adapte aux haines du temps, le danger serait de voir un jour, « un étranger devenir président de la République du Sénégal » et que l’Equipe nationale de foot soit entièrement composée que par des « Sénégalais d’origine… » L’allusion est claire, concernant cette menace ou plutôt cette « invasion » des Peuls du Fouta-Djalon.
Sa tirade est abjecte. Cette transgression si grossière a le mérite de montrer qu’à force de laisser des ignares dominer les débats, nous assistons forcément à la prédominance de l’inculture criant sur le débat public dakarois. Une inculture qui est bien plus toxique qu’on ne le croie. La société médiatique est possédée par les intrusions fatales.
Dans ce cas, notre espace public est plus que jamais victime d’une tentative de la dimensionner sur le règne de l’inculture et de l’incurie. Ce sinistre personnage a eu tout de même le «privilège» d’être taxé d’Éric Zemmour sénégalais. Or, quoi qu’on pense des idées racistes et islamophobes de l’éditorialiste du journal français « Le Figaro », on ne remettra pas en cause son bagage intellectuel et littéraire qui rappelle ce journalisme d’un autre âge, tissé dans la culture. Hélas, ce n’est pas le cas de cet animateur si bouffon qui est le reflet d’une profession en perdition parce qu’investi par des débonnaires et des rentiers au long cours. Ses délires coquins sont en passe de devenir tristement légendaires. Une folie destructrice en ondes !
Reste que le pire pour ce bonimenteur creux, baratineur ignare, inculte et fier de l’être, c’est de vous saouler d’une voix caverneuse de fausset, prendre des airs qui ne vous arracheraient pas un sourire large comme une tranche de pastèque si son hilarité n’était relayée par des sites internet et sur les réseaux sociaux. C’est ce que j’appelle la crise des « talk-shows dakarois » ou quand des médias audiovisuels misent sur des programmes pas chers et quand des « cancres » sont choisis au physique et à la docilité, mais pas à la connaissance (mais quelle horreur, vraiment !).
Pour cet ancien cerbère d’une agence de sécurité privée, sa soi-disant théorie du « grand remplacement » ne se veut pas une défense de la population européenne menacée par des vagues d’immigration, avec l’assentiment des élites mondialisées, mais une population « sénégalaise » de souche menacée par les Peuls originaires de la Guinée Conakry : les Peuls Fouta ou « Ndring », comme certains les appellent parfois avec dédain, insultant l’âme si accueillante du pays de Senghor, chantre de l’universalisme.
Les trésors d’une histoire métisse…
Regardons encore l’argumentaire du chaos social qui émet sur les ondes. Au mépris des textes de la CEDEAO, notre théoricien des fractures sociales et républicaines pense qu’il faut instituer des cartes de séjour pour limiter ce qu’il considère comme une invasion. L’humilité est en vacances ! Dans son délire verbal, il ne met pas de gants pour se prémunir de sa méconnaissance de l’histoire de ce pays, particulièrement le démembrement de certains royaumes en Afrique de l’Ouest. Allez dire aux Peuls Fouta de la zone de Kédougou ou du Fouladou qu’ils doivent dorénavant se faire délivrer ce qu’un ami appelle « un certificat d’une sénégalité perfide ».
Il oublie au passage que du reste, sous l’effet conjugué des courants migratoires et des guerres précoloniales, les brassages de populations sont tels, en Afrique de l’Ouest, qu’il faudrait beaucoup de prétention – ou d’ignorance – pour affirmer qu’un peuple occupe encore sa terre d’origine et qu’il n’en a pas bougé. Dans cette histoire infecte, le drame se trouve désormais autant dans les barrières psychologiques entretenues par nos frères africains que dans les frontières tracées à l’équerre par l’Europe. Libérons nos mentalités des fers de l’exclusion !
Les peuples modernes sont des réalités en mouvement depuis la nuit des temps. D’ailleurs, «nous sommes tous des passants », écrivait l’intellectuel camerounais Achille Mbembe, au sujet de ces populations métissées et en construction, ces êtres en relation. D’autant qu’en Afrique, rares sont les peuples qui n’ont jamais été portés vers l’ailleurs par un courant migratoire. Certains peuples ont dû en bousculer d’autres, à un moment de leur histoire, pour s’installer. D’autres ont écrit leur histoire métisse, dans un franc élan fusionnel. Il faut plus qu’un test ADN pour détecter les seuls « vrais » autochtones. Et encore… L’ADN des peuples est aussi dans leur cheminement historique et non pas seulement dans leur stabilité actuelle.
Pourtant, cette bêtise ne cesse de prospérer, de fleurir comme une mauvaise herbe domestiquée par les chantres du chaos. Et parfois à des niveaux insoupçonnés. La modernité assure à leurs théories un pouvoir de diffusion large. De plus en plus, la parole xénophobe se libère et même, parfois, se banalise sur certaines plateformes et réseaux sociaux. L’anonymat offrant maintenant aux plus idiots, la possibilité de s’exprimer et de faire entendre leurs « voix ». La présence de l’opposant guinéen Cellou Dallein Diallo lors de la prestation de serment du Président Macky Sall a été ainsi un prétexte pour certains internautes d’exhumer des mots vulgaires, perfides, violemment xénophobes sur les Peuls. « Ce sont des lâches. Ils ont une haine envers le pays qui les a accueillis. Il faut que les Sénégalais se réveillent ; Ils ont créé le surpeuplement dans nos écoles et nos hôpitaux ; Un jour viendra, le peuple sénégalais réglera le compte des Peuls ». Ce sont-là certains des sortilèges lus sur l’un des principaux sites d’informations et qui font que le net sénégalais est devenu un défouloir pour l’intolérance et la haine. L’habitude fait tomber dans une triste banalité.
Cette même haine s’est reproduite quand un article de « Jeune Afrique », repris par ce même site, est revenu sur la requête de l’ancien président de la transition en Guinée, Sékouba Konaté demandant un passeport sénégalais à Macky Sall. « Avec tous les Guinéens qui ont acheté la nationalité sénégalaise, s’il vient, il pourra gagner les élections en 2024 ». Comme pour appuyer la thèse du « grand remplacement »…. Autre commentaire relayé, « Sénégalais, avec le pétrole qui va couler à flot, notre pays va attirer beaucoup de cafards… donc protégez le Sénégal authentique ».
Cet autre lâche inculte, qui se cache derrière le pseudo « Sénégalais », a ainsi osé qualifier les Peuls Fouta de « cafards ». Un langage très similaire à celui employé par le journal Kangura et la Radio des Mille Collines au Rwanda au cours de la période précédant le génocide de 1994.
Des prénoms, des surnoms, des pseudonymes, qui ont ainsi profité de cet anonymat pour déverser des torrents de haine en ligne. Et pour ces lâches d’un nouveau genre, il ne resterait plus qu’à placer certains des jeunes Peuls voilés de la Médina et de Rebeuss au cœur des amalgames entre Peuls et djihadistes, comme c’est le cas dans le Sahel. Une dynamique qui ne ferait qu’attiser la peur de l’autre. Ce n’est rien d’autre que la peur de soi parce que le rejet de l’autre constitue un reniement de notre histoire plurielle.
Allez aussi demander à certains Diallo, Barry, Bah et même ces Sall originaires de Popodara (Préfecture de Labé au Fouta Fouta-Djalon), l’humiliation dont elles ou ils sont victimes au moment de demander leur passeport sénégalais. Si certains sont des Sénégalais de troisième ou même quatrième génération, d’autres, comme moi et les membres de ma famille, ont acquis la nationalité par le biais d’une naturalisation.
Face à cette humiliation ordinaire des « étrangers » et à l’évocation de certains noms qui vous collent à la peau, il faut garder son sang-froid au moment « d’affronter » parfois des fonctionnaires zélés qui vous ressassent que le Sénégal est la propriété exclusive de quelques patronymes. Sur ce point, j’ai souvenance d’un Sénégalais, immigré, au Canada, qui défendait cette exclusivité, au nom « du doute raisonnable », quand je lui faisais observer mon indignation à devoir justifier à chaque occasion ma « Sénégalité ». J’aurais aimé voir le degré de son emportement si cette terre accueillante du Québec avait adopté la même stratégie pour le «Ngom» qu’il est !
Un peuple riche de son identité plurielle
Ne bridons pas notre capacité d’indignation, en toute responsabilité. Un ami et ancien confrère, avec qui j’ai fait mes « humanités journalistiques » au quotidien Walfadjri, me rappelait d’ailleurs cette anecdote sur cet éminent technicien qui refuse systématiquement de saluer les couleurs sénégalaises depuis qu’on lui a réclamé un jour, « la morgue en coin, un certificat de nationalité pour ses enfants ». Lui, dont le père a servi la République du Sénégal au plus haut niveau, a été traumatisé par le flot de questions émises par ses enfants qui découvrent subitement que leur sénégalité est soumise à caution. « Et pourtant, il a contribué à l’amélioration de la vie de millions de Sénégalais à travers l’adduction d’eau potable », dénonçait cet ami bienveillant, comme pour rappeler la diversité qui est une des identités de ce pays et qui fait que pas mal de Sénégalais ont des parents dans toute la sous-région d’Afrique de l’Ouest.
Bien vivre cette diversité nous permet d’être dignes de notre histoire. Face aux tentations communautaristes, à la culpabilisation ambiante et à ces nouveaux formats de pensée, je préfère me réfugier derrière ce dialogue et ce métissage qui ont cimenté la Téranga sénégalaise. Ces frottements, ces différences et ces croisements font partie de l’histoire de cette nation, cette terre d’accueil que des apprentis sorciers veulent transformer en terre de rejet. J’aimerais ainsi transmettre à mes deux enfants, Billo et Oumou, cet héritage d’un Sénégal tolérant. Un Sénégal accueillant, avec parfois ses récits et ses oublis qui ont permis de façonner cet idéal du Pays de la Téranga.
Ce ne sont pas donc des dérapages sans nom qui remettront en cause l’amour de ces Peuls Fouta pour le Sénégal et tout particulièrement l’engagement politique, à Oussouye, de mon frère, Ousmane Landry. Cette fierté d’être Sénégalais ne désertera jamais nos cœurs malgré ces vilenies.
Personnellement, cet amour du Sénégal ne faiblira pas en mon âme car mes cheminements sont le fruit d’un long parcours chargé d’histoire. Ma Sénégalité est une forteresse imprenable pour les chantres de l’exclusion.
C’est une histoire et un parcours qui font que mes frères et sœurs rendront grâce à ce cher Sénégal, d’avoir accueilli mon papa et des milliers d’autres exilés dans les années « 60 » quand ils ont fui les débuts d’une longue et sinistre dictature de Sékou Touré. Et, par la suite, cette belle terre du Kassa et de la Casamance sont aujourd’hui notre Terre natale. Et, par la suite encore, le président Léopold Sédar Senghor a accordé la nationalité sénégalaise à mon père. Plus que le papier qui affranchi de la relation d’extériorité à ce pays, notre pouls bat pour le Sénégal. Toujours.
Même si on continuera toujours à réclamer à mes frères, sœurs, neveux, nièces et mes enfants, un certificat de nationalité à chaque renouvellement de passeport, je rendrai grâce à ce Sénégal. Je continuerai à rendre grâce à l’école publique sénégalaise de m’avoir permis d’être ce que je suis, moi l’ancien Cestien devenu journaliste à Walf et présentement fonctionnaire international à l’ONU. Car, pour paraphraser un ancien président français, j’ajouterai : moi petit Sénégalais d’adoption et au sang mêlé, j’ai profondément l’amour du Sénégal et la fierté d’être Sénégalais.
Le général Christian Quesnot, Chef d’état-major particulier de François Mitterrand au temps du génocide rwandais, disait qu’on « est intelligent 25 ans après ». Toutefois, j’espère juste que cet animateur-pyromane cité plus haut n’attendra pas un quart de siècle pour se cultiver. On n’est pas un homme juste à rebours. L’intelligence des hommes et des situations est soumise à l’exigence d’être toujours en éveil, d’être une âme constructive.
Face au poison de la xénophobie et d’un racisme qui a désormais un nom et un visage, l’inculture historique est la nouvelle menace de l’espace médiatique dakarois. Et le piège ethnique n’en est que le nouveau reflet qui pourrait bien faire de nouveaux ravages, si la classe politique ne se montre pas particulièrement vigilante et responsable. Au-delà de la société politique, les idées généreuses des traditions d’accueil doivent faire l’objet de la socialisation la plus poussée et la plus franche. La société médiatique doit se garder d’être le relais des propos inflammables.
C’est un devoir de résistance.
« A mort l’intelligence ! », lança un militaire espagnol en octobre 1936 contre un philosophe de l’université de Salamanque. L’inculture historique nous fait douter de notre droit d’exister comme une nation sénégalaise. Il faut donc la combattre.
Bon ramadan
Que Dieu ou Allah bénisse le Sénégal uni, fort et prospère dans sa diversité… NOTRE SÉNÉGAL !