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Jumia Et La Question InachevÉe De L’identitÉ Africaine

Jumia Et La Question InachevÉe De L’identitÉ Africaine

L’entrée de Jumia, à la bourse de New York, le 12 avril dernier a soulevé nombre de questions sur l’identité de cette entreprise, spécialisée dans le commerce en ligne. Beaucoup d’acteurs et d’observateurs de la scène tech, en Afrique, ont remis en cause la qualification “Made in Africa”, que revendique  la société. Et si Jumia s’autoproclame africaine, c’est peut être parce que l’Afrique ne parvient toujours pas à trouver ses premiers vrais champions.

Des chiffres éloquents

Jumia est le plus grand groupe d’e-commerce en Afrique. La société est présente dans 14 pays africains : Afrique du Sud, Algérie, Cameroun, Côte d’Ivoire, Egypte, Ghana, Kenya, Maroc, Nigéria, Ouganda, Rwanda, Sénégal, Tanzanie, Tunisie. Depuis 2012 donc, et son arrivée sur le continent, d’abord au Nigéria, l’entreprise s’est manifestement positionnée comme la référence dans le commerce électronique en Afrique. Plus de 5 000 personnes sont employées par la firme, qui met 14 millions de produits à destination des usagers. En 2017, Jumia a revendiqué un chiffre d’affaires de 97.3 millions d’euros, 550 millions de visiteurs uniques et une croissance de 40 % de volumes de produits échangés dans ses différentes plateformes. L’année dernière, le chiffre d’affaires a grimpé pour atteindre 103.6 millions d’euros et 750 millions de visites ont été enregistrées sur le site.

Toutefois, ces statistiques cachent un gouffre financier énorme. Depuis la création de la licorne, les pertes s’amoncellent. Celles-ci s’élevent à 862 millions d’euros. Les dirigeants de Jumia, qui ne savent toujours pas si l’entreprise pourra devenir rentable, misent pour l’instant sur la démographie galopante en Afrique et sur l’usage croissant de l’outil technologique par les populations du continent. “Nous avons fait de grands progrès en 2017 avec une croissance significative de nos activités. Cette croissance démontre la vitalité de nos activités et l’adoption croissante du e-commerce par les consommateurs africains”, déclaraient les fondateurs de l’entreprise, Jeremy Hodara et Sacha Poignonnec.

La conquête, à tout prix

Jumia semble faire le pari de la politique de pénétration, en misant sur une stratégie agressive, fondée notamment sur la publicité et le recrutement des meilleures compétences. Des moyens colossaux sont déployés dans ce sens, et les concurrents, petits et grands, sont littéralement dépassés. Il en a été ainsi de Cdiscount. L’entreprise d’e-commerce, a fermé boutique au Sénégal, au Cameroun et en Côte d’Ivoire. Malgré ses grandes ambitions, le groupe français n’a pas fait le poids, surtout à cause d’un marché immature mais quelque part, aussi, du fait de la concurrence de Jumia. Africashop, la filiale de CFAO, a suspendu ses activités, après de vains efforts de conquête du marché de la vente en ligne au Sénégal et en Côte d’Ivoire.

Jumia fait aussi de l’ombre aux startups africaines engagées dans le commerce en ligne. Konga, une des meilleures entreprises nigérianes dans le secteur, peine à tirer son épingle du jeu. La société, prometteuse à ses débuts, a connu une dégringolade spectaculaire, avant de se séparer de la majorité de ses salariés, puis de céder ses actifs au plus offrant. Les jeunes pousses africaines inscrites dans le e-commerce ne font évidemment pas le poids. Elles subissent de plein fouet la dimension imposante de Jumia, et ne peuvent pas suivre le rythme faute de moyens et de solidité. Pourtant, si l’on suit les préceptes des marchés occidentaux, plus matures, la présence d’un acteur important comme Jumia devrait permettre d’évangéliser le marché et ainsi éduquer le consommateur.

Leader incontesté en Afrique

Depuis sa création en 2012, Jumia a accumulé une grande expérience, et a pu mesurer les spécificités du marché africain. La plateforme s’est rapidement muée en marketplace, changeant l’option de départ, qui ressemblait plus à un site marchand classique. Le modèle est bâti sur le paiement à la livraison, plus simple pour les populations africaines peu bancarisées, et encore frileuses à l’idée de payer directement en ligne. L’entreprise dénombre  81.000 partenaires sur le continent. Au départ, décliné en plusieurs sites internet spécialisés (Jovago, Kaymu, Hellofood, Lamudi, Carmudi, Vendito, Everjobs), le groupe s’est construit maintenant autour de la marque ombrelle, Jumia. Ce pivot a permis à la société d’assurer une cohérence dans sa communication et de mieux se faire connaître du public. Jumia s’est aussi lancée dans d’autres services, comme le déploiement de services de paiement mobiles (Jumia pay), et de solutions financières en ligne (Jumia One).

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Ainsi, si l’on s’arrête au positionnement, à la clientèle, aux parts de marché, au nombre d’emplois créés, à la perception du public, Jumia est bien établie en Afrique. Une entreprise comme une autre qui développe son activité sur le continent. Ses dirigeants ont même réaffirmé, en marge du Forum Africa CEO, qui s’est tenu à Kigali, les 25 et et 26 mars dernier, que l’entreprise ne vise que le marché africain et qu’elle resterait africaine à 100 %. D’ailleurs, son principal actionnaire, le groupe MTN (29.9 % des parts), est africain. Le business se passe en Afrique et l’entreprise est leader dans son secteur. Elle permet à des milliers de commerçants issus, souvent, de l’informel de vendre leurs produits sur internet. Des millions de clients africains parviennent à acheter sur le web. Mais pourquoi donc ces mises au point nourries, qui remettent en cause l’africanité de Jumia ?

Usurpation d’identité ?

Dans une tribune parue dans le magazine Jeune Afrique (1), intitulée “Pourquoi Jumia s’est arrogé illégitimement le label « Made in Africa »”, et qui a été abondamment partagée sur les réseaux sociaux, Issam Chleuh est formel. Pour lui, Jumia n’est pas une entreprise africaine et il avertit : “il existe une jurisprudence sur l’utilisation abusive du patrimoine culturel traditionnel, des connaissances et des expressions des peuples autochtones.” M. Chleuh donne des arguments de taille pour invalider l’identité africaine de Jumia. Et certains semblent faire mouche.

Le premier est relatif à la personnalité  juridique de Jumia. L’entreprise est enregistrée légalement en Allemagne et son siège se trouve à Dubaï. Le deuxième est plus discutable ; les développeurs du groupe sont basés au Portugal. Ce point agace beaucoup d’acteurs tech du continent, qui ne sont pas d’accord avec les raisons invoquées par Jumia pour délocaliser ses équipes techniques en Europe. L’Afrique dispose d’assez de compétences dans ce secteur clament-ils tous en choeur. “Pourquoi Jumia a-t-elle décidé de baser son équipe de développeurs au Portugal, et a affirmé – fallacieusement – sur la chaîne CNBC que c’est en raison d’un déficit de développeurs en Afrique ?”, demande Issam Chleuh. Le co-fondateur de Suguba poursuit son raisonnement en convoquant l’origine des dirigeants de Jumia.

L’histoire de Jumia cache des mystères. Côté pile, l’entreprise a été lancée, en 2012, grâce à Rocket Internet par deux français, Jérémy Hodara et Sacha Poignonnec. Au début de l’aventure, la communication de Jumia – African Internet Group à l’époque -, mettait en avant les noms du Nigérian Tunde Kehinde et du Ghanéen Rafael Afeador. Ces derniers étaient identifiés comme co-fondateurs. Mais nous ne retrouvons plus aucune trace de ces deux africains. Jumia serait donc une succes-story de deux européens, Jérémy Hodara et Sacha Poignonnec, qui se sont rapprochés à Paris alors qu’ils travaillaient dans la même boîte. Côté face, et c’est ce qui est plus proche de la réalité, l’entreprise a été fondée par trois frères allemands. Alexander, Marc et Oliver Samwer, bâtisseurs de Rocket Internet qui sont venus en Afrique faire ce qu’ils savent : cloner des sociétés de la Silicon Valley et les lancer dans les marchés encore inexploités, avant de les revendre à la même société qu’ils ont copiée. Une stratégie ultra-agressive, moralement questionnable et qui leur vaut des hostilités, mais qui a cependant fait leur fortune.

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Copier, faire croître, revendre. Le principe est simple et rodé. Surtout que les dirigeants de Rocket Internet savent, par expérience, que les startups de vente en ligne offrent le plus de garanties de croissance rapide. Mais Jumia fait de grosses pertes et ne répond pas aux attentes de départ. Il semble que l’idée qui a prévalu à l’introduction du groupe à la bourse de New York était de le valoriser à plus d’un milliard de dollars. Et de faire feu de tout bois pour appâter d’éventuels acheteurs. Quoi qu’il en soit, Jumia a voulu profiter de l’énorme potentiel des achats en ligne sur le continent. Selon McKinsey, le marché africain du commerce électronique va atteindre 75 millions de dollars en 2025. Cela, Rocket Internet, ou messieurs Hodara et Poignonnec – peu importe – l’ont visiblement bien compris en décidant de créer une entreprise qui répond aux besoins nouveaux des consommateurs africains. Ils ont bien raison. La vérité, c’est que le marché est ouvert et n’appartient à personne.

Le défi de l’ancrage culturel

Le débat sur l’identité de Jumia n’est pas nécessaire s’il ne permet pas d’amorcer une vraie réflexion sur ce que devrait être une entreprise africaine. Les frustrations et les colères sont précieuses dès lors qu’elles appellent à des transformations positives des hommes et des structures sociales. Arrêtons les grognements épidermiques, pour véritablement poser les bonnes questions. Qu’est-ce qu’une entreprise africaine ? Autour de quels noyaux est-elle formée ? Quels paradigmes définissent ses contours ? Quels types de management doit-elle adopter ? Quels profils de dirigeants devrait-elle s’attacher ? Quelles responsabilités sociétales pourrait-elle assumer ?  Quelles relations aura-t-elle avec les pouvoirs publics et les citoyens ? Quelle souveraineté numérique aura-t-elle à défendre ? Comment contribuera-t-elle à protéger l’environnement ? Là, nous entrons dans le dur et c’est à partir de ce moment seulement que l’on commence à entrevoir et dessiner les vrais aspects des entreprises de demain, ainsi que leur rôle dans un monde qui doit à tout prix se réinventer. La première tâche sera de se donner les moyens de comprendre un monde en profonde mutation. Où la révolution des technologies, la réduction des frontières, la distribution des biens, services et capitaux à grande échelle, ne veulent pas dire l’effacement des spécificités culturelles.

La question des valeurs est indépassable. Au Japon, il existe plus de 50.000 entreprises centenaires. Si les sociétés nippones battent tous les records de longévité, c’est parce qu’elles sont ancrées dans une tradition. Nikon, Panasonic, Toshiba, Sharp, ont une charpente, un référentiel culturel : la philosophie zen, qui est une pratique de la responsabilité et de la patience. De même, on peut voir, dans la puissance économique des Etats-Unis, cette ardeur des Américains qui les pousse à toujours chercher le progrès, la richesse, la consommation de masse, la compétitivité, l’avance technologique. Coca-Cola, Walmart, Microsoft, JP Morgan, Boeing, IBM, General Motors, Levi’s, Gillette, Heinz, McDonalds, Nike, Ford… Et aujourd’hui Apple, Amazon, Google, Facebook, sont les parangons de l’American way of life. La langue anglaise, qui est un outil culturel redoutable, participe à la diffusion à grande intensité du modèle américain ; les universités américaines réputées parmi les meilleures au monde façonnent le discours qui pose les Etats-Unis en hyperpuissance.

La Chine revient aujourd’hui au devant de la scène mondiale et ses entreprises, comme Huawei et Alibaba, deviennent incontournables dans l’industrie tech. L’empire du milieu est devenu l’atelier du monde et sera dans un horizon proche la première puissance mondiale, incontestablement. Mais qui a inspiré Mao Zedong, Deng Xiaoping, Xi Jinping, qui à leur tour ont impulsé le grand bond en avant de ce pays ? Le modèle social, politique et économique de la Chine est fortement imprégné de l’enseignement profond de plusieurs principes idéologiques, entremêlés : le communisme, le taoïsme, le confucianisme, le bouddhisme. La Chine puise, dans ce syncrétisme, une voie de la sagesse, de l’adaptation stratégique, de la résilience et du pragmatisme. Dans le système français, très élitiste, les grands patrons du CAC 40 sont issus d’écoles prestigieuses comme Polytechnique, Ecole des mines, HEC, Science Po. Les capitaines d’industries, les banquiers côtoient ainsi dans ces grandes institutions scolaires l’élite politique et intellectuelle. Une appartenance singulière à un groupe, à la noblesse d’Etat, les enjoint à défendre “l’exception culturelle française”. À protéger sans concession Total, Renault, Société Générale, Axa, Schneider, Peugeot, Saint-Gobain, Areva, Orange, Blablacar ; à exalter le savoir-faire français ; à promouvoir le label French Tech.

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On voit ainsi qu’il y a partout une doctrine des savoirs, du leadership et des méthodes, qui ne peut être détachée de son environnement culturel. L’identité est composée de trois éléments : l’histoire, le rapport au sacré et la structure sociale. L’innovation économique ne peut se départir des structures morales et philosophiques qui fondent l’intelligence des nations. En Afrique, par contre, on absorbe, et on répète impétueusement les mantras dominants, sans aucune conscience de leur portée. On le voit aujourd’hui avec la hype numérique et toutes les bulles qui gonflent ou se dégonflent. Il est temps de prendre du recul et de méditer sur notre avenir. De nouveaux managers et dirigeants émergent sur le continent. Ces entrepreneurs et décideurs doivent, désormais, contribuer décisivement à la marche du monde, en y imprimant une touche culturelle très forte et en s’engageant vers de nouvelles voies. L’entreprise reste un espace social. Elle est connectée à des hommes, à un milieu. Elle joue une fonction importante dans la structuration des rapports sociaux, car elle fabrique les libertés humaines et permet de labourer la prospérité des nations. L’entrepreneuriat vient d’abord du besoin des sociétés humaines de trouver des solutions aux problèmes qui les affectent.

Si nous trouvons le centre vital, le reste devient moins compliqué. Ce qui manque au continent, et cela va au-delà de l’entreprise, c’est un ordre spirituel identifiable, une âme, d’où les imaginaires viendraient s’abreuver. Il faut dans le long cours un nouvel idéal africain. A l’heure des big data, de l’intelligence artificielle, des biotechnologies, de la crise des écosystèmes du vivant nous devons interroger les fondements de l’anthropologie de l’économie et de la dynamique des entreprises en Afrique et ailleurs. Alors, pourrions-nous définir une esthétique, de l’entreprise africaine et enfin sortir de la “misère symbolique”. Cela n’empêche pas pour autant de défendre une universalité des valeurs dans la liberté d’entreprendre et de créer. Il y a une éthique profonde des peuples africains : la solidarité humaine, l’hospitalité, et l’harmonie avec la nature. Ce principe est un outil puissant de co-création. Elle peut être le point d’appui, le ferment des passions et des aventures glorieuses. La source qui irrigue les visions entrepreneuriales.

1https://www.jeuneafrique.com/764637/societe/tribune-pourquoi-jumia-sest-arroge-illegitimement-le-label-made-in-africa/)

Ibrahima Kane est le co-fondateur de Gaynako – Accélérateur Digital Africain basé à Dakar. Titulaire d’un MBA de Devry College of New York et d’un BBA en Marketing de Pace University à New York.







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