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Kemi SÉba, The Black Nihilist

Kemi Seba a donné à la littérature, entre autres, trois textes : Supra-Négritude, Black Nihilism & Obscure époque. Les deux premiers, livres massifs à l’iconographie sans équivoque, ambitionnent de donner aux noirs spoliés par l’histoire et sa persistance, des armes pour lutter et se libérer. L’objectif en soi est noble, et dans le registre, la filiation est riche. Les deux opus du natif de l’Alsace, essais touffus et batailleurs, s’essayent à la pensée mais quittent vite ce qu’elle exige pour se complaire dans l’activisme. On peut dire, sans trop trahir de secret, que ses éditeurs ne l’ont pas tellement fait travailler, voire lu. Ils l’ont imprimé et non édité. Sans doute est-ce le crédo de ces maisons : publier des textes sulfureux, possiblement mal écrits, mais du moment qu’ils satisfont le crédo de la dissidence, bingo.

Ce ne serait pas trop s’avancer que de dire que l’auteur ne postule pas pour le Nobel de l’essai. Ce qu’il sert est une bouillie de pensée, aux morceaux hétérogènes, qui est résumable en un condensé : l’expropriation des noirs qui perdure et dont il faut se défaire. Avec une réinvention de la fierté et une virilité du combat. Ce propos banal peuple toute la littérature depuis probablement deux siècles. On peut avouer qu’il est devenu la vulgate essentielle à une renaissance, et même que d’illustres penseurs, noirs ou blancs du reste, ont mis la barre haute. On était donc en droit d’attendre de Kémi Séba, au-delà de la répétition, qu’il l’enrichisse, la rajeunisse, à tout le moins, esquisse une optique ou y souffle un vent de fraîcheur. On a beau chercher, le nez attentivement plongé dans ces pavés, ce n’est guère reluisant. La pêche est mauvaise : l’activisme se substitue à la pensée, la virilité à la solidité de l’argument, les effets de manche à la vitalité du contenu, et la radicalité à l’érudition. Des approximations à foison. La langue choisie est, à loisir, aventureuse. Mélange improbable d’un parler qui se dit vrai et d’une supposée éloquence mal traduite dans le texte. Kemi Seba s’y glorifie, on peut le lui passer. Kémi Séba accuse, c’est recevable. Kemi Seba dit être l’un des seuls dans cette école, et attrait à la barre tout ceux qui ne pensent pas comme lui, là devient-il, selon le mot de Baudelaire repris par Césaire : comique et laid. On peut ajouter farceur.

Paresse et inculture des activistes

Le militantisme a toujours produit des activistes. Nécessaires à la cause, ils sont des modèles, des boussoles, des meneurs. Dans l’histoire, dans le meilleur des cas, ils s’essayaient à la pensée, s’adossaient à des corpus idéologiques solides et souvent, s’armaient de sciences et de connaissances. L’une des bascules dans notre époque, c’est que les activistes ne s’embarrassent plus guère de rien. Ils deviennent les enjeux eux-mêmes, et remorquent des causes qui sont des faire-valoir pour leur ascension. A la lecture des deux tomes de Kémi Séba, son amnésie ou son hémiplégie volontaire sur la littérature est frappante. A part quelques références convenues, circonscrites aux aires de militance d’ascendance noire et trahies pour le besoin des raccourcis, l’auteur ne se pique jamais d’enrichir son propos au-delà de son pré-carré.

L’épais livre en devient si léger. La dissidence, dans sa vaste entreprise de négation de ce qu’elle considère comme ordre dominant, se promet de s’affranchir des règles de méthodes, académiques ou littéraires. Elle prétend contourner le mainstream alors qu’elle n’a tout simplement pas les moyens de son combat. Elle disqualifie ce qui ne lui est pas accessible. On lui apprendra, qu’après ou même en même temps que Cheikh Anta Diop, les Nations of islam, ses références directes, d’autres comme Bourdieu, Foucault, Edward Saïd, ont battu en brèche le centrisme occidental. Qu’ils se sont autorisés une pensée plus radicale, plus construite qui ne sacrifiait ni la langue ni les idées et dont les bénéfices nourrissent encore pour longtemps les acquis des études modernes. L’occident n’est pas essentiel, l’une de ses forces, c’est qu’il a intégré en son sein, et en termes si durs, sa critique, sa négation, son dégoût.

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Il n’est pas étonnant de voir que tout le champ décolonial moderne, fait au mieux dans la redite, dans la répétition ad nauseam de critiques vieilles qu’il dépoussière sans talent et sans nouveauté. La critique de l’épistémologie occidentale, nouvelle lubie des colloques, est une comédie qui engloutit du temps. On y forme des petits répétiteurs de Bourdieu ou de Foucault, des auteurs de la french theory. Et on y appose de la mélanine et un vocable nouveau pour le laisser-passer et l’impression d’authenticité. Mais ces sphères ne sont pas celles de Kemi Seba, son nihilisme est plus téméraire. Dans ces hauteurs où il manquerait d’air, il refuse d’aller. C’est un alpinisme petit-bourgeois, qui ne s’élève pas aux exigences de la compétition.

Gestation d’une idole

S’agissant des affaires civiles, Stellio Robert Gilles Capo Chichi est un jeune garçon bien conservé qui porte haut et bien. Il vint au monde en 81 à Strasbourg. Bigame revendiqué et militant, son enfance et son déchirement dans la France post-coloniale l’ont marqué. Français sans l’âme nationale, il vécut ce drame intérieur de beaucoup de fils de l’immigration, oubliés du récit national, rebelles à force, avec un brin de paranoïa, Il se propose de réécrire l’histoire et de rendre justice aux siens. Ça rend presque Stellio attendrissant, avec ses yeux habiles et malicieux. Ce visage doux qu’il durcit volontairement dans un jeu de caïd. Dans la France post-2005 de Dieudonné, en proie au mal être des jeunes issus de l’immigration, le ressentiment est devenu industriel chez ces enfants d’entre-deux cultures. Plusieurs d’entre eux ont cherché comment évacuer cette rage. Le sport, la religion, l’enfermement identitaire, la république, l’activisme, la sécession, le retour, l’ailleurs… Le tableau est pluriel et c’est presque une bonne nouvelle, la diversité est bien diverse et non réductible à des figures uniques. De l’autre côté de la rive, se tient un presque jumeau, Abd Al Malick, Régis Fayette-Mikano de son vrai nom, en proie aussi aux mêmes questionnements et qui a trouvé dans l’homélie religieuse du partage, le baume à son malaise. Deux histoires jumelles, deux choix différents. Kémi a le mauvais rôle.

Révulsé par la situation des noirs en France, il s’encolère. Stellio crée la Tribu Ka, sa mouture dérivée des Nations of Islam dont il fut membre. La brigade se pavane comme une milice derrière le gourou. Il se dévêt de son identité à l’état civil, goûte à la radicalité et, malheur, il s’y plaît. C’est le début d’un toboggan enivrant où il jubile de l’adrénaline de la notoriété. Dans sa lancée, il teste les limites, les dépasse et se construit un statut de martyr et de proscrit. Mais le garçon a de la ressource. Il a une allure, une présence et sait charmer. Le micro devient son allié et son instrument de pouvoir. De conférences confidentielles en happening, les réseaux sociaux lui donnent des admirateurs. Le phénomène est lancé.

Les médias l’invitent quand il est encore fréquentable. Il s’entiche de Dieudonné, alors au faîte de sa popularité. Les deux rebelles font des émules et les jeunes des cités entrevoient des idoles à leur image. La place de représentant officiel des noirs, avant la naissance du CRAN (conseil représentatif des associations noires de France) et avant la sortie du confort de Canal Plus de Rokhaya Diallo, est un trône vide. Kémi Séba s’y intronise aux forceps et il naît ainsi dans l’opinion. La suite, c’est la justice. Quelques mises en scènes, des provocations, une surenchère dans ses discours, une tentation pour la violence, l’éloignent et le perdent. La paranoïa nourrit le goût de revanche. Il est acculé. Interdit en France, réduit au silence des allées clandestines, son objectif d’être agitateur-prophète chez lui en France est raté. Il en garde le passeport, et cap vers le recours.

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La fuite vers l’origine

Et c’est l’Afrique. Berceau fantasmé. Kémi sait où il va, Dakar. Le Sénégal est l’enfant gâté de la colonie. Ses intellectuels sont en idylle avec la France. Le pari n’est à priori, pas gagné pour celui qui hait son pays qu’il risque de retrouver à Dakar. Et pourtant, il se fait vite adopter par la Téranga. Chroniqueur dans le seul Talk-Show local, Le Grand Rendez-vous il y bâtit une solide réputation de Zemmour des tropiques, imbattable en joutes et professeurs de bêtises avec aplomb. Dakar bruisse et finit par partager la rumeur, sur ce jeune éloquent qui remue la fibre de cette jeunesse qui avait discrédité toute parole politique, voire intellectuelle. Défenestré de France, et jeté dans les poubelles, le voilà qui renaît comme un cygne noir, loin de Paris, à Dakar dans un rallye fulgurant. Nouvelle scène, nouveau costume. Fini l’italien, à l’instar de Kadhafi, il reprend les codes vestimentaires de son nouvel amour pour le continent. Un drapeau continental bien brodé au niveau du cœur. Qui pourrait donc soupçonner une insincérité ? Seulement l’odeur ne disparait pas après tant de lavages et de nouvel habillage. Kémi n’a pas tué Stellio. Il reste bien français. Aliéné définitif. Le français reste sa langue. Celle de son talent, de son jeu et de son combat. Sa seule langue. Aucune langue africaine ou presque, culture, calendrier, histoire complexe, ne lui est connu, dans une pratique fluide. Il romance les origines et, quelques mensonges aidant, il déterre un os pour cacher que l’Afrique est un recours et non son objectif initial. Avant la consécration des décoloniaux dans le temps actuel, il n’était pas à la mode de dire ce qu’il disait. Et maintenant qu’on célèbre ce qu’il disait, il est exclu de la fête. Il a eu raison trop tôt et le voilà rageux de voir la ligue de défense des noirs africains (LDNA) reconnue voire invitée, en récoltant ce que la Tribu Ka a semé. Je l’aurais aussi eu bien mauvaise…

Un héritier des pensées mainstream

La tentation intellectuelle est grande de penser que Kémi Séba n’est pas digne d’intérêt. Que c’est un clown, un épiphénomène. Un marginal. Cette condescendance a un hygiénisme contre-productif. Il faut bien écouter cet homme, le lire. Ne point l’ostraciser. L’inviter à débattre et démontrer la supercherie si besoin. J’y ai consenti en invitant moi-même Kemi Seba dans l’émission Confluences, il avait décliné avec des menaces physiques à l’appui. Il avait argué être à la tête d’une armée de plus de 500.000 soldats sur Facebook, et à ce titre notre émission n’avait pas un trône doré pour le mériter. Passant outre ce caprice de caïd de cour de récréation, Kemi Seba touche véritablement beaucoup de jeunes africains en manque d’idoles. Ils se retrouvent en lui, l’iconisent et l’admirent. Au lieu de leur reprocher des amours malvenues, il faut essayer de les comprendre et d’accepter une faillite plus globale des intellectuels africains qui ont permis l’implantation facile et la prospérité de Kémi Séba.

Pour faire court, la pensée dominante, sur la responsabilité première de l’Occident dans le dit « drame » africain a tellement essaimé, qu’elle est devenue la condition de notoriété de tous les intellectuels sur le continent. Il leur fallait manier le discours décolonial, pour s’adjoindre les relais de la gauche française anticoloniale et de l’université anglosaxonne. Lier ainsi, voire subordonner, la réussite de l’Afrique à la rupture avec l’occident, comme seule condition, c’est bien la pensée paresseuse, simpliste, qui a préparé le terrain à Kémi Séba. Il ne lui restait plus, là où les intellectuels sont pieds et poings liés par leurs mensonges et leurs accointances avec la France – qu’ils vilipendent mais qui les tient –, qu’à jouer la carte de la radicalité extrême. Là où les intellectuels organiques traitent avec la France et consentent aux échanges même dans la rébellion, Kémi joue lui la virilité de la rupture absolue. C’est le même tronc commun, avec juste des positionnements différents dans un nuancier de radicalité. Le jeune homme ne se ferait pas renier par Théophile Obenga et ses récents écrits. Beaucoup d’intellectuels dans le continent ne détestent du reste pas le jeune homme. Il suscite une admiration secrète jusque chez quelques présidents. Kemi Seba ne se prive donc pas de les insulter et de se voir à travers leurs miroirs, comme le vrai, l’authentique, vierge de tout compromis, et tout compte fait, seul résistant. Kémi Séba s’est nourri, comme un gallinacé, de tous les petits déchets qui jonchent le paysage par paresse, déficit de complexité, insincérité, et il s’en est fait un nutriment essentiel pour la vigueur, même malodorante, de sa pensée. C’est un héritier, qui trahit le legs, mais un héritier.

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Appel à la sagesse

Aux dernières nouvelles, le ciel s’est enténébré au-dessus de la tête de Kémi Séba. Refoulé de beaucoup de pays africains, il devient un indésirable. Ce qu’il y gagne en martyrologie, il le perd en visibilité, et le temps presse. D’autres loups activistes, plus stratégiques, prennent sa place. Il reste bien français. Un enfant d’Europe. Et l’Afrique n’est pas un caprice de refoulé. Ce sont des histoires, nombreuses, diverses, variées. Les pays ne sont pas interchangeables. Aucun descendant ne peut être exclu, ou promu, sur la seule base de son appartenance. L’histoire n’est pas un jouet. C’est une tragédie perpétuelle qui n’a que faire des humeurs et des spasmes égotiques. Il faut se plier à un préalable : connaître, apprendre. C’est cet idéal d’humilité qu’il manque à Kémi Séba, et qu’il a le temps de corriger. S’il veut apprendre des ancêtres, qu’il commence par la sagesse. Les approximations dans ses propos, l’inversion du racisme, sont à mettre sur ce compte-là : le vrai débat n’est pas dans l’invective, il doit soutenir la distance et l’effort de la contre-argumentation. Pour tant de virilité et de gonflette, c’est une pensée molle qu’offre Kémi Séba.

Mais plus encore, c’est un nihilisme, au sens premier sans vertu, sans génie. Une déconstruction sans suite. Une négation de l’Afrique, de son cours, de son cœur, de son histoire, de sa résistance toujours vive. Une Afrique résolument certaine que l’histoire de la colonisation n’est pas toute son histoire mais une parcelle infime, et que dans cette incolonisation, beaucoup de trésors sont restés en vie. Le nivellement d’hommes et de femmes, au seul prétexte d’une couleur commune, est un cliché raciste inversé. Il nie la diversité primaire. Les individus ne sont pas des peaux mais des substances. C’est un nihilisme, un vrai black Nihilism dont il est l’agent. On peut être frère de Stellio et souffrir avec lui son déchirement qui est aussi le nôtre, à condition qu’il se déshabille du manteau d’apparence.  Le destin d’un milliard d’êtres n’est pas un jeu de trône. C’est une offre, voire une main tendue. 

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