Un prêcheur d’une radio de la place, qui ne manque pas d’humour d’ailleurs, aime à rappeler qu’un croyant ne doit pas faire une marche de protestation, mais plutôt une marche pour rendre grâce… à Dieu pour ses innombrables bienfaits. C’est sa façon à lui de s’indigner de l’indignation perpétuelle à laquelle nos compatriotes et l’humanité, de façon générale, nous ont habitués. Il veut simplement dire par là que l’homme a plus de raisons d’être satisfait que de s’indigner pour des vétilles.
Or, les Sénégalais aiment râler devant l’Eternel. Une petite hausse (ou baisse) de la température, quelques heures de rupture de fourniture de l’eau ou de l’électricité ou encore un ou deux jours de grève des boulangers… On croirait la fin du monde. Nous sommes tellement alarmistes qu’à la veille de chaque élection ou vote d’une loi non consensuelle, certains nous prédisent que « le pays va brûler ». Heureusement que face à ceux qui veulent « brûler le pays », il y a d’éternels optimistes qui rétorquent à chaque fois qu’il « ne se passera rien », puisque nos grandes figures religieuses ont déjà prié pour la paix perpétuelle au Sénégal. Pourtant, pour reprendre notre prêcheur, les raisons de se réjouir sont nombreuses.
Le Sénégal reste une démocratie, quoiqu’imparfaite (quelle démocratie l’est d’ailleurs dans le monde ?), la liberté y est garantie et à ce que je sache personne n’y meurt officiellement de famine comme au Somalie. Faire ce constat ne veut pas dire qu’on est « dans le meilleur des mondes possibles », mais nous n’estimons pas ces ingrédients d’un bien-être à leur juste valeur. Face aux rapports alarmants des scientifiques sur la menace d’un « déséquilibre de la Terre » qui nous embarque dans un avion pour lequel aucune piste d’atterrissage n’a été construite à ce jour, notre génération gagnerait à apprendre à se contenter du strict nécessaire pour vivre. Heureusement, notre espèce est très résiliente.
Selon l’existentialiste danois Søren Kierkegaard, l’attrait de l’expérience humaine ne résiderait pas dans le confort et la fatuité, mais dans la lutte et le dépassement de soi. Ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est difficile qui est le chemin ! L’humain s’est forgé en faisant société face à l’adversité, nous rappellent Vincent Harinam et Rob Henderson dans une tribune publiée récemment dans le journal australien en ligne « Quillette ». Mais, l’amélioration de nos conditions de vie nous pousse à créer d’artificiels conflits. Autrement dit, si la science et la technologie ont atténué l’ampleur des catastrophes naturelles ou humaines, ces progrès ont aussi permis de réduire l’impact des principaux facteurs de stress social et d’étouffer le potentiel rassembleur des événements.
La culture de l’indignation dans laquelle nous vivons aujourd’hui en est une des conséquences. En l’absence de véritables calamités (que nous ne souhaitons pas du reste), nous, particulièrement Sénégalais, en créons des artificielles. La culture de l’indignation transforme le banal en catastrophique. Ce que l’on ignorait, et que nous apprennent Harinam et Henderson, c’est que la culture de l’indignation semble être alimentée par « l’enlisement conceptuel ». A mesure que le monde devient plus sûr, notre définition du danger s’élargit. Voilà ce qui explique pourquoi tout événement, aussi banal ou pathétique soit-il, est l’occasion d’une fanfaronnade morale et d’une action collective. Par exemple, jadis, la violence relevait d’un acte physique, mais, aujourd’hui, d’aucuns veulent y inclure le langage. La mort d’un soldat qui, jadis faisait partie du métier, est devenue insupportable pour une opinion publique à qui on a vendu l’idée d’une guerre propre. C’est ignorer que nous n’avons pas été « faits pour » le confort : de par notre évolution, nous sommes adaptés au stress et aux conflits. « Nous avons créé l’homme pour une vie de lutte », dit Dieu dans le Coran. Même dans le confort absolu, la vie est une perpétuelle lutte. Deuxièmement, nous avons un instinct « coalitionnel », selon Harinam et Henderson, qui nous pousse à être de bons camarades. Autrement dit, nous voulons des conflits et nous cherchons des alliés pour nous aider à les résoudre. Et la culture de l’indignation nous permet de satisfaire ces besoins !