La triple crise (humanitaire, politique et culturelle) à laquelle fait face le Cameroun nous oblige, une fois de plus, à réfléchir – l’urgence de la pensée, avait dit en son temps le Professeur Maurice KAMTO, aujourd’hui prisonnier du plus vieux des tyrans africains.
Mais aussi, la pensée non pas comme une perte de temps ou un refuge, mais en tant que forme spécifique et nécessaire de toute action.
Toute pensée critique commence par formuler des questions qui comptent.
Dans notre cas, la question est de savoir qu’est-ce que c’est que ce pays dont l’identité, paradoxalement, est de n’en avoir aucune, et à dessein ?
Un tel pays peut-il, au fond, se réclamer d’une république ?
Peut-on, en effet, se réclamer de manière convaincante de la forme « républicaine » en l’absence d’une mémoire et d’une conscience historique volontairement nourrie, entretenue et célébrée ?
Le « vide d’histoire » n’est-il pas propice à la tyrannie ?
Dans le cas camerounais, d’aucuns s’efforcent de combler ce vide quasi-ontologique en manufacturant de violentes fantaisies et en inventant des mythes.
L’un d’entre eux est le mythe de « la république une et indivisible » – une republique hypostasiee, sans aucun ancrage dans aucune histoire concrète, et que l’on agite comme un foulard sanglant pour apeurer les masses, intimider les opposants et promettre aux sécessionistes une guerre plus féroce encore que celle qui est d’orès et deja en cours, et qui à cause 1850 morts, plus de 174 villages rases, des centaines de captifs et prisonniers politiques, et la tentative de criminalisation et de décapitation d’une partie importante de l’opposition.
Fantaisie de république et république anhistorique et hypostasiee pourquoi ? Quand on s’arroge arbitrairement le droit et l’autorité de dire le dernier mot sur ‘le Cameroun’ (autorite imaginaire, à la vérité), quel type d’usurpation est-on en train de commettre, puisque le dernier mot sur qui nous sommes n’appartient qu’au seul peuple camerounais, pas à un individu, encore moins à une faction ?
Laissons-donc de côté les édits dogmatiques qui n’engagent que ceux qui les prononcent.
Revenons à la question. Quand, historiquement, on dit ‘Cameroun’, de quoi s’agit-il en vérité ?
D’abord d’une pure invention coloniale.
Tous les historiens le savent. Les Portugais qui visiterent nos cotes bien avant tous les autres Européens parlaient bel et bien d’une « Rivière des Crevettes » (Rio dos Camaroes).
Mais dans leur imaginaire, la « Riviere des Crevettes » n’était pas un Etat. Le terme ne s’est jamais référé à quelque nation que ce soit, du moins dans le sens moderne du terme.
« La Rivière des Crevettes » des explorateurs et commercants portugais était un simple accident géographique. Elle était habitée par des « peuplades inconnues », mais elle etait surtout connue pour sa population de crustaces. Ce n’était ni un concept, encore moins une idée.
Ce sont les Allemands qui, en 1884, tentent pour la première fois de donner vie et matérialité à cet accident en lui taillant un territoire, en le dotant de frontières, d’infrastructures et autres institutions, en en prenant possession dans le but de l’assujettir et de l’exploiter pour le bien de leurs compagnies commerciales et pour leur propre prestige parmi les nations.
Strictement parlant, le Kamerun moderne est donc une création germanique, le résultat de l’hubris (orgueil et sens de la demesure) de Nachtigal et de Bismarck, un assemblage de terroirs, une combinatoire de communautes qui, bien qu’ayant parfois entretenu entre elles des relations plus ou moins pérennes, participaient de faisceaux historiques multiples, sinon relativement distincts.
Si ancrage historique il doit y avoir pour que prospère un Etat moderne sur cet espace géographique taille par les Allemands, ampute et re-agence au gre des vicissitudes de la politique mondiale, ce doit nécessairement être un ancrage dans la multiplicité.
Seul un concept, une idée, permet de tenir la multiplicité. C’est ce que comprirent les pères de l’indépendance pour lesquels le nom ‘Cameroun’ renvoyait essentiellement à un projet – celui de se tenir debout par soi-même, le projet d’auto-détermination et le projet de la réunification.
Il est donc vrai qu’un Cameroun non-réunifié ne serait pas celui dont rêverent les grands nationalistes, ceux-la qui ont été engloutis dans le tombeau mémoriel devenu notre marque de fabrique, le lieu vide d’un Etat sans conscience historique.
Il faut répéter ces banalités afin de bien faire comprendre que contrairement à ce que prêchent les grands prêtres de la stagnation, ce pays n’a pas toujours existé. Et n’existera pas tant que ceux qui le gouvernent estiment qu’il n’a pas d’histoire, et que de toutes les facons, il faut remplacer l’histoire par des mythes.
Davantage encore, lorsque ce pays a existé, il ne l’a jamais été sous une forme unique, intangible et inamovible. Il a fait, à plusieurs reprises, l’objet de partitions, de découpages, de multiples démembrements et de remembrements.
Il n’y a qu’à considérer l’histoire de ses différentes frontières avec le Tchad, l’Oubangui-Chari, les pays de la Sangha-Ngoko, le Rio Muni et même le Gabon, pour ne pas parler du Cameroun occidental.
Il fallut, en 1961, poser séparement au Cameroun occidental et septentrional la question de savoir s’il voulait rejoindre l’entité anciennement dominee par la France ou le Nigeria.
Qu’est-ce qui, aujourd’hui, empêche de lui poser la question de savoir s’il veut toujours rester, ou si, anachronisme historique sans doute, il préfere se rattacher au Nigéria voisin puisque dans les conditions de la politique mondiale de l’époque, il n’était jamais envisagé qu’il deviendrait un Etat souverain, contrairement à la nouvelle mythologie inventée par les Ambazoniens ?
Il faut rappeler ces banalités pour bien faire comprendre que de « Cameroun », on ne peut en parler que comme une invention purement historique, et jamais comme une table de la loi tombée du ciel.
Il faut le rappeler pour dire qu’aucun Etat ni aucune nation ne sont voués à l’éternité. Cela n’existe pas.
Que le Cameroun disparaisse demain ne représentera aucune experience exceptionnelle. La perspective d’une telle disparition ne devrait theoriquement donner lieu à aucun état anxiogene. Encore moins à quelque chantage que ce soit, dont le but en dernier ressort est de légitimer la stagnation et l’immobilisme.
Ce que l’histoire requiert de nous, c’est d’oser, et non pas de succomber à l’anxiété. Et si les choses ne viennent pas vers nous, de demeurer stoiques et de reprendre a zero.
Les Etats et les nations naissent et meurent, ou se donnent la mort, lorsqu’ils ne servent plus à rien, arrêtent de créer. Ce qui les anime, c’est-a-dire ce qui leur insuffle vie, c’est un esprit, un concept, une idée, un projet.
Se perpetuer au pouvoir n’est pas un projet. Encore moins une idée et un concept. C’est rendre un culte à la stérilité.
Pour qui ne crée strictement rien, durer pour durer – aspiration apparemment suprême du satrape camerounais – est peut-être un gage de réussite d’une tyrannie.
Ce n’est en rien le meilleur gage de survie d’un Etat moderne. Car les nations modernes sont celles qui ont domestique le genie du renouvellement et de la transformation permanente.
Il est donc curieux d’entendre les apôtres de l’immobilisme et de la stagnation nous enjoindre de célébrer en choeur le culte de la stérilité.
Il est troublant de les voir ériger des statues non à la memoire de ceux qui se sont effectivement battus pour décoloniser l’idée même du Cameroun, mais a on ne sait quelle mystique républicaine au nom de laquelle ils sont prêts à mener une guerre plus feroce encore dans le Cameroun occidental, et au nom de laquelle ils appellent ouvertement a l’élimination de ceux qui exigent le changement de la forme de l’Etat.
Comme les adorateurs du veau d’or de la Bible, ils se prosternent devant un artefact colonial, un instrument originellement concu pour les asservir, et qu’ils utilisent aujourd’hui pour tuer leurs frères et emprisonner ceux qui refusent de courber l’échine.
Ou est donc passé l’esprit critique et le sens historique ?
La vérité est qu’il n’existe pas de « république » au Cameroun, en tous cas sous la tyrannie actuelle.
Dans son sens moderne, l’idée républicaine ne se conjugue pas avec la tyrannie.
Pour parler comme nos tautologues, « une tyrannie est une tyrannie ». Elle n’est pas une « république ».
Ayons le courage d’accoler ce nom à cette machine à tuer, née de la colonisation, et que près de 40 ans d’impunité et de huis-clos autoritaire ont permis d’aguerrir.
Il n’y a de « république » qu’en tant que lieu de liberté – liberté d’entrer, mais aussi liberté de sortir.
Il n’y a de république que la ou est possible la rencontre entre un sujet une offre de liberté.
Cette rencontre a lieu ou elle n’a pas lieu.
Apres près de 40 ans de tyrannie, nous sommes en très bonne position pour constater qu’elle n’a pas eu lieu, et qu’il est temps de passer à autre chose.
Afin de nous empêcher de passer à autre chose, les apôtres de la stagnation font comme si « la république » était une realité métaphysique et comme si l’on entrait en république comme l’on entre dans un culte.
Ce faisant, ils ne produisent pas des analyses, mais des mythes virulents, du genre qui, en près de 40 ans, ont transformé le Cameroun en une violente poubelle.
Une véritable république est justement cette forme de l’Etat au sein duquel l’expérience n’est pas seulement possible, mais encourage ; ou des singularités emergent ; ou l’altération à sa place.
Il n’existe au monde aucun Etat intouchable par définition. L’heure d’expérimenter a sonne. Cela prendra du temps, mais une nouvelle étape de la lutte pour l’émancipation commence, et rien n’arrêtera désormais ce nouveau cours.