L’histoire du nouveau management public, riche en réformes et en expérimentations, aurait pu convaincre que certaines trajectoires sont aux antipodes des exigences de l’excellence et de la transformation durables, que les transformations ne sont pas le fait d’un Léviathan : le leadership en est un des leviers essentiels. «Seul, vous n’y arriverez pas ; Un est un petit nombre pour atteindre la grandeur». Ces adages sont exprimés de multiples façons par plusieurs sagesses des traditions humaines, notamment wolof. Mais quand les gens qui vous entourent vous font croire le contraire, peut-être, comme le corbeau, finirez-vous par céder aux chants des renards. On est au cœur de l’humilité qui ne semble pas être la chose la mieux partagée. Ce que j’appelle «Trajectoires inversées», à l’instar des poèmes de mon recueil Comme un amas de pyramides inversées, recouvre plusieurs avatars dont deux au moins méritent une attention :
Quand on ne récompense pas le mérite, on récompense la médiocratie ;
Votre compétence est égale à la moyenne des compétences des gens qui vous entourent.
Qui ne récompense pas le mérite récompense la médiocratie
L’histoire est riche d’enseignements. Invoquons ici une histoire dramatique, celle du Président des Etats-Unis James A. Garfield, assassiné aux termes d’élections par un «prétendu» militant déçu de ne pas être récompensé par ce que les Français traduisent ironiquement par le «système de dépouille»… Ce choc poussera à réformer avec la loi dite Pendleton act de janvier 1883 qui va, entre autres, consacrer trois dispositions :
les postes du gouvernement doivent être octroyés sur la base du mérite, en l’occurrence par voie de concours, en lieu et place de l’affiliation politique ;
l’illégalité du licenciement ou de la rétrogradation d’agents publics pour des raisons tenant à leur affiliation politique ;
l’interdiction d’obliger les employés publics à fournir un service politique ou des contributions en appui à des partis dans l’exercice de leurs fonctions.
Voilà de bonnes dispositions qu’un leader éthique, dans ce contexte de patronage à l’excès, peut inscrire dans de nouvelles lois ses principes généraux dans une nouvelle Constitution. A quoi servent les Constitutions et les lois si, entre autres, elles ne peuvent pas éduquer, transformer les cœurs, les esprits, consolider la Nation, les espérances, l’ambition d’être plus que ce que l’on est ?
Par ailleurs, contrairement à ce que l’on entend parfois, il existe bien une fonction publique fédérale assujettie à des règles strictes de sélection par voie de concours. C’est vrai, le système est plus complexe au vu de la variété des régimes (Fbi, Cia, Département d’Etat, postes dits sensibles ou dits politiques, etc.). Mais l’histoire ne s’arrête pas là.
Il y a également un Office du mérite, le Merit system protection board1, organisme quasi-judiciaire et indépendant, qualifié de gardien du mérite à l’échelon fédéral. La vision même de cet organisme, en somme sa déclaration de vision, est intéressante à étudier : «Un effectif fédéral diversifié et hautement qualifié, géré de manière équitable et efficace, fournissant un excellent service au Peuple américain.» Brièvement, ses pouvoirs sont les suivants (en résumé)2 :
mener des études spéciales sur la fonction publique et les systèmes de mérite et faire rapport au Président et au Congrès sur le respect de l’intérêt public au sein de la fonction publique ;
protéger les systèmes de mérite fédéraux contre les pratiques politiques partisanes et celles interdites en statuant sur les appels des employés… ;
enquêter, entendre ou statuer sur les questions relevant de sa compétence… ou sur les dispositions des lois, règlements applicables et prendre une décision définitive à ce sujet ;
ordonner à un organisme fédéral ou à un employé de se conformer à une ordonnance ou à une décision rendue par la Commission et faire respecter cette ordonnance…
En outre, ce bureau a dégagé les principes suivants :
un recrutement qui permet le choix de personnes qualifiées de sorte à permettre la représentation de tous les segments de la société ;
la sélection et l’avancement en fonction des capacités, des connaissances et compétences au terme d’un concours libre et ouvert, garantissant l’égalité des chances pour tous3 ;
un traitement juste et équitable de tous les employés et des candidats à un emploi à tous les niveaux de la gestion du personnel non discriminatoire4 en tenant dûment compte de leur vie privée et de leurs droits constitutionnels ;
«A travail égal, salaire égal» en prenant en compte des taux nationaux et locaux payés par les employeurs du secteur privé5 ;
octroyer des incitations et une reconnaissance appropriées pour récompenser l’excellence des résultats ;
maintenir des normes élevées d’intégrité, de conduite et de souci de l’intérêt public pour tous les employés ;
utiliser de façon efficace et efficiente les agents et les maintenir en vertu de leurs performances, corriger les performances inadéquates et rompre les contrats en fonction des incapacités à améliorer leurs performances par rapport aux normes retenues ;
former et éduquer les employés à améliorer leurs performances organisationnelles et individuelles ;
protéger les employés contre les actions arbitraires, le favoritisme ou les contraintes à des fins politiques partisanes ;
interdire aux agents publics d’utiliser leur autorité officielle ou leur influence pour interférer avec le résultat d’une élection ou pour une nomination à une élection ;
protéger contre les représailles à la suite de la divulgation licite de renseignements qu’ils croient pouvoir raisonnablement prouver6 en cas d’une violation d’une loi, d’une règle ou d’un règlement, ou de mauvaise gestion, de gaspillage de fonds, d’abus de pouvoir ou de danger substantiel et spécifique pour la santé ou la sécurité publique.
Voilà un grand projet, quelques pistes de réformes possibles pour un vrai leader transformationnel courageux, soucieux de la vraie transformation pour ceux-là qui croient que «les vrais leaders créent d’autres leaders capables de les remplacer».
Au total, une réflexion mérite d’être effectuée. Faut-il renoncer totalement à une histoire de la fonction publique initiée par le Président Senghor et appliquée jusque dans les années 2000 ? Je me rappelle d’ailleurs qu’en ces premières années de l’alternance, un ancien élève de l’Enam, parmi les plus brillants des promotions que j’y ai rencontrées en ma qualité de directeur général, vint me voir et en substance me dit ceci :
«Dg, comme ces anciens m’appellent encore, la situation me semble nouvelle, nous assistons à une nouvelle forme d’Administration publique ; les postes que nous occupions jusqu’ici sont maintenant largement octroyés à d’autres. Que faut-il faire ?»
Je réfléchissais un instant. Rien ne me surprenait là-dessus, car en tant que Sénégalais, je vivais ce qui se passait. En ces temps, Inspecteur général d’Etat en fonction, comme la plupart de mes collègues, je m’interdisais d’émettre certaines opinions eu égard au statut de ce corps si exigeant. J’étais coincé. Je réfléchissais un moment, suivit mon cœur et ce que je considérais la vérité. Je finis par répondre :
«Si ce processus s’affirme, je ne vois pas d’autres solutions pour vous que de faire de la politique… Evidemment, je ne parle pas de la politique politicienne. A défaut, vous serez relégué au second plan.»
En fait, c’était un revirement pour moi et certainement pour tant d’autres. Une certaine génération croyait que le concours est la voie la plus juste de l’équité sociale et de la méritocratie. Senghor avait impulsé la création d’une série d’écoles nationales en amont de la formation initiale reçue après le Brevet, le Baccalauréat, les études universitaires (Enaes, Enea, Enam, écoles militaires, Polytechnique, Ecole du tourisme, Ecole nationale d’agriculture, etc.). L’idée était d’adapter les recrutements et de préparer à la connaissance de l’Administration publique et sa culture organisationnelle. Certes tout n’était pas parfait : certains furent affectés à des fonctions de managers qui n’étaient pas adaptées à leur cursus, d’autres accaparèrent tant de postes au détriment de la sélection objective, les intérêts de corps dévoyèrent le système, etc. Mais cela signifiait-il pour autant que ce système était mauvais dans sa globalité ? Ou plus simplement qu’un leadership plus éthique aurait dû pratiquer la méritocratie, contrôler l’adéquation compétences-positions, diversifier les critères pour tenir compte des talents, des capacités de leadership, exiger la preuve de performances et de réalisations antérieures, etc. ?
Il y a aussi cette deuxième leçon que nous lèguent les grands coaches et les grands leaders transformationnels : la loi du cercle rapproché…
2. Votre compétence est égale à la moyenne des compétences des gens qui vous entourent
La deuxième histoire, c’est celle du recrutement dont les processus, les paradigmes s’affinent de jour en jour : les procédés d’entretien, les centres d’excellence, «le Top grading», etc. Par ailleurs, peut-être que certains d’entre vous ont déjà vécu ce calvaire : n’avoir pas autour d’eux les gens qu’il faut, être obligé d’être au four et au moulin, de faire le travail des autres, devenant des gestionnaires du quotidien et des urgences, un manager et non un leader, incapable de lever la tête et de regarder autour de soi, comme doit le faire un bon ou un grand leader. En fait, il y a bien une différence entre les termes gestionnaire (manager), leader, entrepreneur, technicien, technocrate. Il y a des lois qui doivent guider le grand leader et à cet égard :
La loi du cercle rapproché : quand bien même seriez-vous excellents, votre compétence est équivalente à la moyenne de celles des gens qui vous entourent. Alors, une erreur de recrutement coûte cher et la meilleure d’éviter ce coût, c’est d’éviter de se tromper dans le recrutement. Evidemment, il faudra alors l’expertise, des processus pertinents, de bons conseillers et le flair nécessaire.
«Le meilleur dirigeant est celui qui a le bon sens de choisir des hommes de valeur pour réaliser ce qu’il veut voir être réalisé et qui a suffisamment de retenue pour éviter de s’ingérer dans ce qu’ils font pendant qu’ils le font.» Theodore Roosevelt, un président de la République en l’occurrence…
Mais c’est là souvent la difficulté. Le leader qui a peur et qui manque de confiance ne délègue pas et préféra s’entourer de présumés protecteurs ; il n’aura pas de retenue pour s’immiscer dans ce qu’ils font, avec le risque du «ponce-pilatisme» dont parlait Senghor dans ce fameux texte étudié par plusieurs générations d’énarques en rappelant qu’au vu d’un tel état de fait, il avait décidé de réinstaurer le poste de Premier ministre7.
Conclusion
Le programme de l’Alliance pour la citoyenneté et le travail (Act) a choisi cette voie des innovations et contient plusieurs mesures de ce genre finalisées par ses cadres très au fait de la science politique et administrative et du nouveau management public. Cela leur a permis de «benchmarquer» et de réinventer des mesures précises, prêtes à l’emploi, sous forme de futurs lois, décrets, circulaires, manuels, directives, de plans de formation, de coachings, etc.
«Qui ne pratique pas la méritocratie récompense la «médiocratie», disais-je il y a plusieurs années dans un discours de remise des diplômes des sortants de l’Enam en ma qualité de directeur général devant le Président Abdou Diouf. Cette assertion est encore d’actualité. Les enjeux de réforme, de nouvelles cultures de leadership, de restructuration, de transformation s’accommodent mal de ce qui n’est pas organisation, méthodes8, expertise, leadership transformationnel, éthique, transparence et équité, etc. Mais il faut aussi un vrai leader, courageux et soucieux de vraies transformations et de ruptures. C’est du reste là quelques-unes des nombreuses réformes mises en œuvre dans certains pays et intégrées dans le programme de l’Act à la suite d’un benchmarking et d’innovations adaptés aux contingences locales.
Retenons que quand un leader explore les trajectoires inversées de ce qui aurait dû être ou fait et que certains applaudissent, le problème, ce n’est pas seulement ce leader en tant que tel, mais malheureusement aussi ceux-là qui applaudissent et veulent justifier coûte que coûte !
Abdou Karim GUEYE,
Ancien Directeur général de l’Ecole d’administration et de Magistrature du Sénégal.
Inspecteur général d’Etat à la retraite.
Président de sociétés.
Expert en management public, gouvernance et réformes.
Conseiller en Gouvernance du Président de l’Alliance pour la citoyenneté et le travail.
1 On retrouve ce système sans d’autres pays comme l’Australie, etc. un benchmarking permettrait d’aller plus loin que ce qui est écrit ici.
2 Voir les détails dans mon récent ouvrage « Nouveau Management Public et Nouvelle Gouvernance publique : Des paradigmes aux transformations ». Nous ne rentrons pas dans le détail de la réforme de l’administration car, à cet égard, c’est un processus global qu’il faut normalement prendre en compte
3 Ce qui est au demeurant un principe constitutionnel, à notre avis.
4 Sans distinction de nationalité, de race, de couleur, de religion, d’origine nationale, de sexe, de situation matrimoniale, d’âge ou de handicap…
5 Le cas de Taïwan est intéressant : une fonction publique légère, grassement payée, mieux que le secteur privé parfois, avec pendant longtemps zéro corruption et au premier rang du classement mondial des pays par niveau de corruption. Mais ceci suppose de profondes restructurations de la taille de l’Etat, du benchmarking, du réingineering, etc.
6 Voir des législations particulières comme le Whistleblower Act, les hotlines, le Qui Tam et la protection et les incitations des «dénonciateurs, la Loi sur la performance gouvernementale et les résultats, les bonnes pratiques comme la planification stratégique, le management des risques et l’audit basé sur les risques», etc.
7 Voir notamment les ouvrages suivants : Histoire politique du Sénégal : institutions, droit et société. Gert Hesselin. Khartala. Mémoires d’un juge africain. Itinéraire d’un homme libre. Ousmane Camara. Le Sénégal sous Abdou Diouf. Momar Coumba Diop, Mamadou Diouf. Khartala.
8 A cet égard, sur la méthode, les processus, l’organisation et la rigueur, nous recommandons l’ouvrage «Servir» du Premier Ministre et Président de l’Alliance pour la Citoyenneté et le Travail, Abdou Mbaye sur ces points : un bréviaire en la matière…