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L’obsession Démographique, Une Histoire Française

L’obsession Démographique, Une Histoire Française

Il y a quelques semaines, l’écrivain français Renaud Camus, théoricien du «grand remplacement», s’est fendu d’un tweet qui a provoqué la colère de nombreux Africains, l’extase de nombre de ses partisans, et la condamnation d’associations antiracistes françaises : «Une boîte de préservatifs offerte en Afrique, c’est trois noyés en moins en Méditerranée, 100 000 euros d’économie pour la CAF, deux cellules de prisons libérées et trois centimètres de banquise préservée.»

Le racisme de ce tweet le rend dérisoire. Pour autant, l’obsession de la démographie africaine qu’il incarne est partagée par les élites françaises, dont Emmanuel Macron, qui s’est exprimé à plusieurs reprises sur le sujet. Que cache-t-elle ?

En réalité, comme d’autres grandes puissances européennes, les élites françaises ont toujours considéré la démographie comme un instrument politique, un vecteur de puissance. Jusqu’à la moitié du XVIIIe siècle, avec ses 25 millions d’habitants, la France était la principale puissance de l’Europe. Par la suite le pays connaîtra une période de glaciation démographique qui ouvrira – et précipitera – une phase de déclin relatif sur la scène internationale, au profit d’abord de l’Angleterre, puis de l’Allemagne.

Dans son livre, The Human Tide[«la vague humaine», Public Affairs, 2019, ndlr], le chercheur britannique du Birkbeck College de l’Université de Londres, Paul Morland, fait remonter ce qu’il appelle la «paranoïa» française sur la question démographique à la fameuse défaite française face à la Prusse de Bismarck en 1870, qui conduira à l’unification de l’Allemagne. Quoi qu’il en soit, cette obsession démographique, qui a donc accompagné un sentiment de déclassement géopolitique, a imprégné la politique française tout au long du XXe siècle. Ainsi, au plus fort de la guerre d’Algérie, le général de Gaulle exprimait à haute voix, devant l’écrivain et homme politique Alain Peyrefitte, ses doutes quant à la pertinence de l’idée d’une Algérie française, dès lors que «les Arabes se multiplieront par cinq, puis par dix, pendant que la population française restera presque stationnaire…». Mais les élites françaises n’ont pas tort : la démographie détermine fondamentalement l’histoire. Ainsi que le rappelle Paul Morland, à la naissance de Nelson Mandela, plus d’un Sud-Africain sur cinq était blanc ; au moment de sa mort, il n’en restait plus qu’un sur dix. Compte tenu de la démographie des Sud-Africains noirs, l’apartheid était donc voué à l’échec. Les colons européens avaient donc peu de chance de reproduire en Afrique du Sud «le génocide par substitution», dont ironiquement Renaud Camus accuse aujourd’hui l’immigration arabo-africaine en France, qu’ils avaient déjà brillamment appliquée en Australie, en Nouvelle-Zélande ou au Canada où la fameuse fécondité des Franco-Canadiens était interprétée comme une «revanche du berceau» sur une Angleterre qui avait défait la France au Canada. Les dynamiques démographiques de l’époque ont influencé l’issue et même, d’un certain point de vue, les causes de la Première Guerre mondiale. Tout comme l’influence de la démographie sur «les printemps arabes» fait aujourd’hui consensus.

Selon Stephen Smith, «si les Africains suivent l’exemple d’autres parties du monde en développement, l’Europe comptera dans trente ans entre 150 et 200 millions d’Afro-Européens, contre 9 millions à l’heure actuelle». La crainte de la mouvance française des «remplacistes» est que «l’identité française» se dissolve, et, plus tard, disparaisse, sous le poids des flux migratoires en provenance d’Afrique. Mais il y a autre chose : une France démographiquement dépendante de l’Afrique présenterait de fait un visage différent au plan politique. Il est difficile d’imaginer que l’autisme dont fait preuve la France officielle sur des sujets comme le franc CFA ou la reconnaissance des crimes commis par l’Empire colonial en Afrique persiste, ou dans le contexte d’un électorat majoritairement constitué d’Afro-Français. Cela est d’autant plus vrai que dans l’ensemble l’image de la France est plutôt dégradée au sein d’une jeunesse africaine qui considère que l’ex-colonisateur continue d’exercer une influence néfaste sur ses ex-colonies.

Fondamentalement, au-delà des préoccupations migratoires, l’obsession démographique des élites politiques et intellectuelles française cache la crainte de l’influence politique que l’Afrique pourrait jouer en France (et au-delà en Europe) dans les prochaines décennies. De ce point de vue, le pire pour ces élites serait que les pays africains sortent de leur interminable nuit, mettent de l’ordre dans leurs affaires et se mettent, eux aussi, à rêver de puissance. Autant de «bonnes» raisons de faire de l’utérus des femmes africaines un des enjeux de notre époque. C’est donc logique qu’en pleine campagne pour les européennes, le candidat Nicolas Dupont-Aignan ait préconisé un «contrôle des naissances en Afrique comme l’a fait en son temps la Chine» pour faire face au «défi géopolitique» posé à l’Europe. Les Africains sont prévenus : la bataille pour le contrôle de l’utérus des femmes du continent n’est pas près de s’arrêter.

Yann Gwet est l’auteur de : Vous avez dit retour ? 

Editions Présence africaine, 2019.







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