Phénomène unique sur le continent, les pays jadis administrés par la France utilisent toujours la monnaie coloniale. Près de soixante ans après les indépendances, des économistes africains réclament une devise locale. Les avantages et les inconvénients du franc CFA sont âprement discutés, alors que la zone franc affiche de piètres performances économiques. Mais l’enjeu est avant tout politique.
L’Afrique affiche un taux de croissance moyen de 3,6 % et constitue l’un des principaux moteurs de l’économie mondiale. Mais tous les pays du continent ne sont pas logés à la même enseigne : quatorze États (1) disposent d’une monnaie héritée de la colonisation, le franc CFA, cogérée avec le Trésor français. Cela conduit à des politiques économiques et financières tronquées et dysfonctionnelles (2). En premier lieu, le maintien du franc CFA après les indépendances de 1960 aurait requis celui des structures fédérales de l’Afrique-Occidentale française (AOF) et de l’Afrique-Équatoriale française (AEF). Au contraire, les jeunes États ont mis fin à cette intégration en érigeant entre eux des barrières douanières. Celles-ci ont annihilé les bénéfices du maintien d’une monnaie commune favorisant le commerce entre les États qui la partagent. À titre de comparaison, plus de 60% des échanges européens sont intracommunautaires, soit environ six fois plus que pour les pays de la zone franc en Afrique. Le démantèlement des structures fédérales de l’empire colonial français d’Afrique aurait dû aller de pair avec la suppression du franc CFA, chaque pays pouvant ainsi se doter de sa propre monnaie. C’est ce qui se passa dans les anciennes colonies britanniques, avec l’abolition de la livre sterling ouest-africaine et de la caisse d’émission d’Afrique de l’Ouest, en 1968, ou la dissolution de la caisse d’émission d’Afrique de l’Est, en 1977.
Le maintien du franc CFA a créé un environnement économique impropre à toute stratégie de développement. Cette absence de perspectives dans une Afrique en pleine mutation favorise l’instabilité et les conflits. Dans un passé récent, la Côte d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali et la Centrafrique ont été le théâtre de violences qui ont ensanglanté la région. La France, appuyée par les États-Unis, a par ailleurs instrumentalisé ces crises pour renforcer sa présence militaire dans ces pays. Dans ce contexte, les stratégies d’intégration économique de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) et de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac) étaient vouées à l’échec. Les préalables indispensables à la viabilité d’une union monétaire ont été en effet méconnus : on ne trouve aucun mécanisme de solidarité, ni marché unique, ni union politique.
Un niveau abusivement surévalué
Au deuxième rang des inconséquences structurelles de la zone franc figure le taux de change fixe de la monnaie commune, ancrée à l’euro à un niveau abusivement surévalué (1 euro vaut 655,95 francs CFA). Il s’agit officiellement de préserver la stabilité de la monnaie, sa convertibilité et son libre transfert en France par le mécanisme du contrôle des changes instaurés en 1993. Mais ce montage fonctionne surtout à l’avantage des entreprises françaises, qui exercent un quasi-monopole sur l’activité économique de la zone : Bouygues, Areva, Total, Bolloré, Eiffage, Orange (Sonatel), BNP Paribas (BICI), Société générale, Air France, etc. La sphère publique n’est pas en reste. Par exemple, l’Agence française de développement (AFD) a prêté au Sénégal, dans le cadre de son plan Sénégal émergent (PSE), 58 milliards de francs CFA (88,5 millions d’euros) pour la construction du tronçon d’autoroute à péage de Diamniadio au nouvel aéroport, dans la banlieue de Dakar. Le marché a été attribué à Eiffage sans appel d’offres.
Déficits budgétaires structurels
Paradoxe : les pays de la zone franc doivent payer toutes ces facilités accordées à la France en se délestant de leurs réserves de change dans les caisses du Trésor français. Paris peut alors investir ces réserves (des dizaines de milliards d’euros) dans des bons du Trésor destinés à garantir les prêts qu’il lève pour financer son propre déficit public. Au troisième rang des incongruités monétaires de la zone franc figure le niveau élevé des taux d’intérêt qui y sont pratiqués. Les banques françaises appliquent des taux d’intérêt de 5 à 6% aux prêts qu’elles accordent aux gouvernements de la zone franc pour financer leurs importations de pétrole, de denrées alimentaires, de biens d’équipement et autres. Avec en outre des prêts commerciaux accordés aux homme d’affaires et aux entreprises allant jusqu’à 18% – contre 5% en Éthiopie, peut-on s’étonner du faible rôle des banques dans les pays de la zone franc? Un tel système ne peut qu’engendrer des déficits budgétaires structurels, une dépendance excessive envers les importations et une évasion massive de capitaux. Gardien de la rigueur budgétaire et de l’orthodoxie monétaire, le Fonds monétaire international (FMI) s’accommode non seulement de tels dysfonctionnements, mais les renforce. En être surpris serait oublier que, de Pierre-Paul Schweitzer à Mme Christine Lagarde en passant par MM. Michel Camdessus et Dominique Strauss-Kahn, Paris a toujours pris soin de faire nommer comme directeurs généraux du FMI des technocrates qui s’étaient distingués en gardiens du temple de l’orthodoxie française jusque dans ses anciennes colonies. N’est-ce pas M. Camdessus qui a présidé à la dévaluation massive de 50% du franc CFA imposée par Paris en 1994 (3) ?
Ces outils de la domination française permettent aussi aux élites africaines de s’enrichir impunément grâce aux importations et de s’approprier des fonds publics, qu’elles n’ont aucun mal à exporter vers l’Hexagone tout en menant à domicile un train de vie extravagant. Complices de l’exploitation institutionnalisée de leur pays, les dirigeants africains souscrivent d’autant plus aux règles monétaires que leurs homologues français de tous bords leur confèrent une longévité politique sans fin : MM. Denis Sassou Nguesso au Congo, Idriss Déby au Tchad, Paul Biya au Cameroun…
Les règles de la zone franc doivent être réformées en profondeur. D’abord, l’abolition de la convertibilité du franc CFA est nécessaire au décollage économique. Érigée en évidence, la convertibilité des monnaies n’a rien d’obligatoire. La Chine, par exemple, n’autorise pas la libéralisation de son marché des changes, et sa monnaie, le yuan, n’est pas librement convertible. En second lieu, la politique du taux de change fixe est une aberration. Depuis l’abolition de l’étalon or et des taux de change fixes en 1972 par les États-Unis, les cours des monnaies sont, dans leur très grande majorité, flottants. De même, la stratégie de la plupart des pays consiste à maintenir au niveau le plus bas possible le taux de change de leurs devises afin d’accroître leur compétitivité et le volume de leurs exportations. C’est dans ce cadre que s’inscrit ce qu’il est convenu d’appeler la « guerre des monnaies » entre pays industrialisés et émergents. En toute logique, le franc CFA ne saurait faire exception. Il devrait au minimum être arrimé à un panier de monnaies choisies parmi celles des principaux partenaires commerciaux de la zone franc (euro, dollar et yuan).
Endiguer l’influence britannique
Pour articuler ces réformes en Afrique de l’Ouest, le meilleur cadre pourrait être la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Malheureusement, la France la perçoit comme acquise aux intérêts des pays anglophones et privilégie l’Uemoa et la Cemac, deux organisations créées dans l’espoir déraisonnable d’endiguer l’influence britannique, américaine et nigériane dans ce qui est perçu comme une chasse gardée française. Il n’en demeure pas moins que la Cedeao est l’organisation mandatée par l’Union africaine pour mener en Afrique de l’Ouest les politiques de convergence économique et financière nécessaires à l’adoption d’un tarif extérieur commun (TEC). Il s’agit par ce biais de réaliser une union douanière, préalable à une intégration économique réussie, suivie d’une union politique des pays de la région, préalable à la création d’une devise ouest-africaine. Une monnaie commune implique des politiques fiscales et monétaires centralisées, qui nécessitent elles-mêmes une intégration politique. Il faudra en outre discuter du contenu des politiques de convergence afin de ne pas créer de tensions sociales.