Il y a une dizaine d’années, dans le cadre d’un documentaire audiovisuel sur les 50 ans d’indépendance du Sénégal, nous avions rencontré chez lui, au centre-ville de Dakar, Bara Diouf, l’ancien directeur général du quotidien « Le Soleil ». Pendant des heures, nous avions discuté des évolutions politique, culturel, social et surtout médiatique de notre pays. Malgré son âge avancé, le doyen, comme on l’appelait dans le milieu de la presse, était toujours alerte et tout aussi enthousiaste de partager son vécu, ses connaissances et sa joie de vivre. Nous avons consigné ces précieux « Mémoires » dans un support vidéo devenu, après son décès, un véritable legs, un patrimoine national pour les générations futures et surtout les journalistes que nous sommes.
Dans le cadre sympathique et convivial de sa demeure, entouré de son épouse et de sa fille cadette qui était alors une adolescente, il avait tenu, entre autres sujets, à nous parler d’une question qui lui tenait à cœur : la baisse du niveau intellectuel des jeunes sénégalais. Et lorsque nous lui avions demandé la cause de ce phénomène qui prend de plus en plus des allures alarmantes, il nous avait répondu ceci : « Lisez ! Vous ne lisez pas beaucoup. Replongez-vous dans la lecture, tout est dans les livres. Lisez tout : les livres d’auteurs sénégalais, ivoiriens, français. Le drame de votre génération est que vous ne lisez pas assez et bon nombre de jeunes ne connaissent même pas l’histoire de leur pays. Ce conseil s’adresse à tout le monde, mais surtout aux journalistes, car ils sont l’écho de la nation. Et quand on joue ce rôle, on doit savoir décrypter les bruits qui proviennent de cette nation ».
Une décennie plus tard, les mots de Bara Diouf résonnent encore fortement dans nos oreilles. Et le doyen avait bien raison de lancer ce cri d’alerte, lui qui était un amoureux des belles Lettres et qui constatait, avec peine, la baisse du niveau intellectuel de ses jeunes compatriotes que des pédagogues s’échinent à corriger depuis des années. Une étude nationale sur les « Performances scolaires des élèves âgés entre 9 et 16 ans », réalisée par le Laboratoire de recherches sur les transformations économiques et sociales (Lartes-Ifan), démontrait d’ailleurs, en 2016, que les enfants de cette tranche d’âge n’avaient réussi des tests de lecture qu’à hauteur de 16 %. Les résultats étaient de 20 % pour les mathématiques et 22 % pour la culture générale.
Face à cette situation déplorable, les responsabilités sont, bien sûr, partagées entre l’Etat qui a en charge l’élaboration du système éducatif national, les enseignants qui l’appliquent et les parents dont le rôle est de surveiller l’évolution du parcours académique de leurs enfants. Cependant, ces trois parties se rejettent constamment la balle, campant chacune sur sa position et croyant mordicus qu’elle remplit correctement sa mission. Et si on appliquait la recette de Bara Diouf en poussant nos enfants à lire des romans, des recueils de poésie et de nouvelles, des revues scientifiques, au lieu d’avoir toujours les yeux rivés sur leur téléphone portable et leurs jeux vidéo ? Il n’y a rien de mieux que la lecture pour muscler nos neurones, surtout pour des cerveaux en pleine croissance comme ceux des enfants et des adolescents. « La lecture est un éveil de l’âme et du cœur. Une jouissance de la pensée et des sentiments », disait justement l’écrivain canadien Michel Bouthot.
En lisant, nous forgeons notre esprit critique « par la confrontation entre les idées ou les idéologies ». Je lis, donc je suis, sommes-nous tenté d’écrire ! Mais, comment lire dans un monde où l’écrit a tendance à être de plus en plus supplanté par la force de l’image qui envahit tout notre univers ? Que lire face à toute une panoplie de documents qui circulent sur le réseau Internet et dont l’authenticité est parfois difficile à vérifier, tellement les pratiques manipulatoires font florès ? A notre humble avis, la meilleure façon d’inciter les jeunes à la lecture est de les orienter vers les bibliothèques. Malheureusement, il n’en existe presque plus dans notre environnement immédiat.
Dans une précédente chronique consacrée à l’inexistence d’une Bibliothèque nationale au Sénégal, nous déplorions cette absence d’infrastructures culturelles dans nos quartiers et communes, au moment où les salles de spectacles et les boîtes de nuit sont remplies de jeunes et d’ados en quête de sensations fortes. Nos parents dont la plupart n’avaient pas fréquenté l’école française nous encourageaient pourtant à nous abonner aux rares bibliothèques qui existaient à Dakar et dans les autres régions. Cela nous avait permis d’avoir des « moments intimes » avec les classiques de la littérature africaine et des livres d’auteurs étrangers. Des lectures qui, plus tard, ont orienté nos choix de vie, façonné nos itinéraires personnels et guidé nos carrières professionnelles. Alors, nous qui avons connu un parcours scolaire plus poussé que nos parents devons être plus exigeants envers nos enfants en ce qui concerne la lecture et la fréquentation assidue des bibliothèques. Face à tous les périls qui nous guettent, il y va de l’avenir de notre nation qui aborde un grand tournant de son Histoire et, en même temps, est au carrefour de tous les espoirs…