« Les hommes droits et simples sont difficiles à tromper à cause de leur simplicité : les leurres, les prétextes raffinés ne leur en imposent point, ils ne sont pas assez fins pour être dupes. » Rousseau.
Ainsi donc Aliou Sall a démissionné de la CCD ! Mieux vaut tard que jamais serait-on tenté de dire. Il faut le féliciter quand-même d’avoir posé cet acte. Cependant ça ne saurait nous exonérer de notre devoir de nous interroger sur la question de savoir : à qui cette démission profite-t-elle et pourquoi maintenant ?
Il a fallu attendre que El Hadji Hamidou Kassé révèle l’existence d’une transaction entre BP et Agritrans pour que cette démission arrive enfin. On ne peut s’empêcher de s’interroger sur la chronologie de ces faits qu’il n’est pas inutile de rappeler ici. Au début on nous a fait croire à un rapport de 2016 ; ensuite ce n’était plus un rapport de 2016 que le président n’aurait pas encore reçu, mais plutôt d’un rapport (fictif) de 2012 qui n’existerait tout simplement pas ; finalement ce serait un rapport subtilisé par on ne sait quel serviteur (indélicat) de l’Etat que l’on promet de débusquer et de punir… Ce n’est pas tout : la même personne qui avait nié avec véhémence l’existence de ce rapport va en France sur un plateau de Télé très suivie en Afrique francophone et même partout dans le monde, donner la bonne « information », à savoir que la société Agritrans aurait été rémunérée par une consultance dans le domaine agricole.
Et le président ne serait nullement au courant des agissements de son conseiller qui, même après avoir été limogé, reste au palais (parce qu’il aurait été recyclé). Une telle révélation, nous dit-on, aurait surpris le président qui serait d’ailleurs très remonté contre son ministre conseiller… Et dans une synchronisation comparable à celle d’un récit mythique, on a presque le même jour le limogeage du ministre conseiller trop bavard et la démission du directeur de la CDD, monsieur Aliou Sall qui, il n’y a guère longtemps, affirmait qu’il ne démissionnerait point ! Le timing est quand même étonnamment bien chronométré. Tout cela fait penser à la synchronie qui avait rythmé l’affaire Jérôme Cahuzac en France. Mais peut-être que nous sommes juste trop soupçonneux, et qu’il n’y a rien de calculé dans tout ça.
En revanche, les derniers développements de cette affaire, nous révèlent l’état d’esprit de ceux qui nous gouvernent : soit ils avaient pris à la légère la gravité des faits suspectés, soit ils croyaient pouvoir duper les Sénégalais en niant des faits qui sont quand même constants, même s’ils ne prouvent pas, de façon définitive, leur culpabilité. Mais dans les deux cas, pourquoi cette absence de sérénité et de lecture correcte des faits dénoncés ? Ce qui est d’ailleurs plus étrange, c’est que nulle part dans la ligne de défense du régime, on ne les a vus apporter des réponses concrètes aux vraies questions soulevées : comment le président de la République pouvait-il ignorer le lien entre Aliou Sall et Petrotim (ce qui pose un problème simple de conflit d’intérêts) ? A quelle fin le président avait-il commandité une inspection de l’IGE sur l’attribution de ce permis d’exploration à Petrotim ? Comment expliquer le sort qui est réservé au rapport de l’IGE qui apparemment ne militait pas en faveur de l’octroi à cette société d’un permis d’exploration ? Et si, comme on l’a prétendu, un tel rapport n’aurait jamais existé, pourquoi un président qui a fouillé ciel et terre pour voir quelque chose dans la gestion de la mairie de Dakar (mais surtout qui a dépensé des milliards pour trouver l’argent qu’aurait détourné Karim) peut-il préférer rester aveugle, sourd et muet devant une affaire d’un enjeu aussi capital ? Il faut avouer que ça ne fait pas sens !
A supposer que tous ces événements qui arrivent aujourd’hui soient le fruit du hasard et que le gouvernement ne cherche nullement à cacher quelque chose, le bon sens voudrait au moins qu’on éclaire la lanterne des Sénégalais sur ces questions cruciales. On ne peut pas à priori affirmer que tous ces évènements sont le fruit d’une mise en scène, mais force est de constater qu’ils font suite à une cacophonie innommable au sommet de l’Etat, ce qui rend du coup légitime un soupçon d’un rituel machiavélique. Il se pourrait, en effet, que l’on soit en train de dérouler une stratégie de communication sur fond de propagande. Les régimes politiques, quels qu’ils soient, savent ressusciter, dans leur pratique d’opacité dans la gestion et de mythification du personnage principal, le rituel du sacrifice. Les actes posés par le ministre conseiller et le frère du président rappellent à tout point de vue l’esprit du sacrifice : rendre sacré quelque chose par un acte de don de soi ou de quelque chose de cher. Dans le but d’apaiser la colère des dieux, les peuples ont toujours consenti des sacrifices divers, allant des fruits au sacrifice suprême (la formule consacrée est pertinente) en passant par celui des animaux domestiques !
Selon les latinistes, sacrum facere (qui donne le mot sacrifice) c’est faire un acte sacré en vue de se rapprocher d’un dieu ou d’un esprit. Rapporté à l’actualité, le sacrifice renvoie à ces évènements synchronisés et qui semblent être destinés à l’opinion publique (nationale et internationale) dont la fureur ne cesse de grossir et de gronder. Il faut, à défaut d’étouffer la clameur populaire, apaiser, ne serait-ce que temporairement, la colère qui ne cesse de grandir. Cette affaire est d’une gravité telle, qu’il faudrait vraiment être insouciant pour la banaliser, car les enjeux ne sont pas seulement financiers et économiques : ils pourraient être carrément géostratégiques. Et ce, d’autant plus que c’est le gouvernement lui-même qui a été le premier à parler de forces étrangères désirant déstabiliser le pays (de telles allégations devraient aussi intéresser le procureur). Est-ce un lapsus ? Est-ce une stratégie de défense maladroite ? Dans tous les cas, une telle affirmation exprime un profond malaise dans le camp des accusés. Les Sénégalais peuvent et doivent certes avoir une présomption d’innocence pour les mis en cause, mais ils peuvent aussi faire des recoupements qui peuvent dangereusement mener jusqu’aux financements de la campagne électorale de 2012.
Ce régime fait assurément fausse route s’il pense que l’intransigeance des citoyens est purement mue par des préoccupations politiciennes. Si les Sénégalais sont si mobilisés et, à la limite passionnés, par cette affaire, ce n’est pas seulement parce qu’elle concerne dix milliards de dollars : ce que les citoyens veulent, c’est que cette affaire permette, par la façon dont elle sera tirée au clair par la justice, de régler une bonne fois pour toutes cette gangrène qu’est la corruption de nos élites. Ce n’est pas forcément dirigé contre l’actuel gouvernement : il s’agit de profiter de cette affaire pour que, dans l’avenir, les pratiques suspectées ne puissent plus se produire dans notre pays. C’est par conséquent ignorer totalement le sens de la mobilisation des citoyens que de penser qu’on peut apaiser leur colère par une stratégie de sacrifices échelonnée dans le temps (car la saga ne fait que commencer) pour rendre immaculée une gestion qui ne le serait peut-être pas. Car à force de sacrifier, on risque d’épuiser son grenier et son troupeau de « bêtes » de sacrifice : il ne restera plus alors que son propre corps qu’on ne saurait sacrifier sans s’anéantir.
Il faut, pour conclure, rappeler cette belle formule de Rousseau « La paix, l’union, l’égalité, sont ennemies des subtilités politiques ». S’inspirant de cette vérité, la seule chose qu’on pourrait demander aux autorités concernant cette affaire, c’est de ne pas complexifier une chose qui ne l’est point : nous ne discutons pas de science ou de technique du pétrole, nous parlons de bonne gouvernance sur une affaire de pétrole. Est-ce vraiment outrepasser notre statut de citoyens ?