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Fol Amour

Une nuit d’encre. Ample et venteuse. A peine distinguait-on le pointillé des étoiles, tantôt happées, tantôt dévoilées, dans le glissement des tableaux de lumières. On entendait à peine la balade crapuleuse des chauves-souris. Bercées par le vent qui se baladait dans les feuillages, elles avaient le noctambulisme sobre. Elle avait été courte la nuit. De celle que l’année destine aux oubliettes. Banale commune, presque triste, expédiée rapidement vers le sommeil pour mieux accoucher du jour prochain.

Pas une cérémonie de lutte, ni de danse, ni un bal improvisé pour doper les ardeurs. Coubanao avait consenti à se coucher, à battre retraite, à dédier les communions familiales, à l’intimité des cases et des maisons. Même le hibou de la veille qui cristallisait passions et peurs, s’était tu. Il ne restait rien, motif ni à glose et ni à attroupements. Le silence s’était institué en maître, chahuté, de temps à autres, par les charmants vacarmes divers de la nuit.

Amulo était de sortie, l’un des rares à s’être aventuré dehors. Après s’être rendu chez son ami Kemo dans le centre du village, il s’était résolu à rentrer. Il y avait bu un peu de thé, déliré sur divers sujets, raconté ses récentes amourettes qui épanouissaient son visage soudain plus guilleret. Gai comme un fier luron, malgré les clameurs éteintes de cette nuit, il sifflotait, les yeux embrassant les étoiles, et zigzaguait dans l’obscurité pour rejoindre sa chambre.

Arrivé devant, il entendit des bruits étranges. Sa chambre, pourtant fermée, avait accueilli durant son absence, une visite. Incapable de distinguer les effusions qui avaient cours dedans, il paniqua. « C’est qui ! » s’exclama-t-il apeuré. Il le répéta plusieurs fois sans succès.

Il se rapprocha, regarda par le trou de la porte, les interstices du brise-vue. Mais les lumières de la lampe-tempête, noyées dans l’ombre qui dominait la chambre et les volutes de la vase à encens, lui flouaient la vue. Il redoubla de peur, étreint par un accès de crise. Il s’immobilisa, fit le tour de la case, cria plusieurs fois, tétanisé. Nul doute, dans la chambre, il y avait quelqu’un. Son père, pensionnaire de la case d’â côté, accourut, le pagne à peine noué autour de la taille. « Qu’est-ce qu’il y a Amulo ? Les gens sont en train de dormir. Pourquoi tu cries », poursuivit-il sur le ton de la réprimande. « Il y a quelqu’un dans ma chambre papa, je ne sais pas qui c’est.Tu as peur ? Tu n’es vraiment qu’un poltron », lâcha-t-il l’air résolu, en se dirigeant vers la chambre.

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Son père prit une gourde et sans sommation, entra dans la chambra en cassant la porte d’un geste brutal. Une femme, joyeuse et apprêtée s’y trouvait, en tenue légère. Elle sursauta. Sonné par sa colère subite, il chassa l’intruse, qui eut à peine le temps de se présenter. Elle tenta vainement de le calmer. « Sors, va-t’en, fille du diable ! – C’est moi Tanseyni, j’attendais Amulo », cria-t-elle paniquée en partant au pas de course.

En entendant Tanseyni, sa voix grave et chaude, Amulo s’était figé sur ses pas, croulant sur ses jambes. Ses mains tremblèrent. Il frissonna sans que l’on fût capable d’attribuer ce flux d’émotion qui l’immobilisait, à de la fureur glacée ou à de l’excitation.

Le voile de la nuit avait déjà emporté Tanseyni, désormais loin. Les échos de sa voix appelant Amulo dans la nuit mutique disparaissaient comme une note chère qui s’éloigne avec une amplitude décroissante. Amulo ne tint plus et sanglota en direction de son père. « Je ne savais pas que c’était elle. Tu aurais dû la laisser dedans, explosa-t-il. U warren nu katobo, i manjutt mati akila. »

Il pleura, gagna sa chambre. Son père, qui n’avait eu d’égards à son endroit, après avoir chassé l’intruse, était reparti se coucher. Amulo s’attacha à respirer l’air de son espoir déçu, à la recherche d’un parfum, d’une trace, qu’un songe pouvait revivifier. Comme pour reconstituer la présence de Tanseyni ; il explora la pièce comme jamais toute sa vie. Il essaya de dormir. Sans succès. Son âme désemparée, sa tristesse profonde, son grand désir, accru par la surprise tardive, sabré par sa peur immédiate, l’avaient conduit à se suffire de la poésie du souvenir.

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Les accents plats de la nuit du village avaient conquis la pièce, il resta atone et défait et se résolut, au bout de l’amertume, de sortir. Il fit des tours, sortit, marcha humer l’air, et soudainement transi par un espoir subit, il disparut, lui aussi, dans le voile de la nuit, pour retrouver son trésor. Le Coubanao endormi n’appartenait plus qu’à ces deux amants atypiques qui se cherchaient et dont le chœur des voix chantonnait dans la nuit silencieuse.

Amulo avait une trentaine d’années. Il était selon les dires du village fou. Il avait la tête ovale, un peu crétine, les yeux troués par une ingrate pupille, le corps bien charpenté. Il nageait dans des vêtements amples, difformes. Sa psychologie était assez directe et sa naturelle imprévisible. Aucune pathologie mentale ne lui avait été formellement diagnostiquée. Mais il avait été déclaré fou, bon à jeter sous les ordres de quelques charlatans qui menaient sa vie. Il était l’objet de moqueries, auxquelles il réagissait les jours heureux avec un sourire princier et désinvolte, et les jours de malheur, avec une foudre dans les yeux et une transe violente. Il était cantonné aux travaux du champ et aux activités subalternes, ne pouvant s’entretenir qu’avec Kemo, et à travers quelques bribes de discussions, glanées au gré de l’humeur de son ami. Il errait dans le village, homme à tout faire, sur qui l’ironie ravageuse du village s’essuyait les ragots. On louait, plus rarement, sa force physique, son aptitude au champ.

Quelques jours avant cette nuit, il avait commencé à tourner autour de Tanseyni, la seule qui daignait l’écouter avec une affection chaleureuse, dans laquelle renaissait son humanité. De quelques années son aînée, Tanseyni était grande, belle et rebelle, tumultueuse, abrasive par ses jambes sculptées de statue, ses grands yeux larges et sa belle poitrine généreuse. Irradiante de beauté, de prestance, elle était, elle aussi, folle selon les dires du village. On la confia aussi aux guérisseurs. Elle avait un côté attardé, presque bovin dans le regard, mais n’était ni négligée, ni repoussante. Sa grande force physique la protégeait des importuns et autres pervers. Ses charmes ne la reléguaient pas. Ils l’invitaient au centre du village, où elle était l’attraction et l’objet des convoitises. On la maudissait le jour ; on la désirait le soir.

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Quelques guérisseurs lui prodiguaient des soins réguliers dans leurs cabinets de fortune. Indomptable, elle savait se soustraire à ces rendez-vous intéressés. Amulo était l’un des seuls avec qui elle pouvait baisser la garde et s’offrir sans risque. Ainsi naquit, entre eux, les débuts d’un amour que le village regarda d’un œil incrédule au début, méchant au fil des jours, et carrément hostile à la fin. Tanseyni dérobait Amulo des regards méprisants et Amulo, la soustrayait, aux mépris libidineux. Ils s’aimaient, et se protégeaient mutuellement. Mis sur la marge, ils y avaient trouvé à deux, de la matière pour avoir de la chaleur. Ils avaient commencé ainsi à éveiller une intelligence qui se manifestait par le refus des tâches ingrates. Ils irritèrent ainsi le village par leur rébellion.

A Coubanao, la folie était la validation de la marginalisation. Elle suffisait pour nier toute humanité. Réceptacle des rebuts sociaux, les fous, exclus aussi des soins, déclarés condamnés par Dieu ou sa variante, le destin, n’avaient plus que leurs semblables. Proches honteux qui finissent par les délaisser. Ils n’ont plus que leurs semblables de condition au contact de qui, ils revivent. Couteux en honneur, tâche, non pieuse, au front des familles, sans traitement on attend paisiblement qu’ils s’éteignent. Mais Amulo et Tanseyni vivaient et défiaient avec leur amour les prévisions. L’exclusion, en ville, conduit les fous au trottoir, au village, dans les méandres d’une nuit privée de jour. Une étape avant le soulagement, pour tous, la mort, l’infirmière nationale qui soulage les peines de la vie en l’achevant. A l’aube des années 2000, Tanseyni est morte. Suivie par Amulo quelques années plus tard, comme dans une course poursuite allégorique, comme l’autre nuit, celle d’un fol amour.

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