Au Sénégal, la plupart des artistes vivent dans la précarité. Une bonne partie de nos créateurs parviennent à peine à joindre les deux bouts. Derrière les sourires de façade et les apparences en trompe-l’œil, se cachent une véritable misère. Sur les scènes musicales, dans les salles d’expositions, sur les plateaux de télévision et les lieux de tournage, on fait semblant d’être à l’abri du besoin, mais la réalité rattrape très vite tous ces hommes et femmes de l’Art dont la paupérisation croissante freine toute inspiration créatrice. A part quelques privilégiés qui chantent sur de grandes scènes du monde, exposent dans des galeries réputées ou participent à de prestigieux festivals de cinéma, les autres (la grande majorité) vivent d’expédients et finissent leur carrière dans des conditions extrêmement difficiles. Nous avons en mémoire les campagnes de solidarité initiées par des bonnes volontés afin de rassembler des fonds destinés à un artiste malade ou dans le besoin. Un artiste qui, il y a juste quelques décennies, était pourtant au summum de la célébrité au point d’être idolâtré par le public. Nous nous rappelons l’un d’entre eux que nous avions interviewé et qui racontait comment l’une des ses chansons (composée avec des artistes cubains) avait été sacrée disque d’or et passait en boucle sur toutes les radios new-yorkaises. Ce chanteur a eu une fin de vie difficile et est mort presque dans l’anonymat le plus total.
Au début de l’année 2016, face à la précarité et la quasi-clochardisation de certains d’entre eux, des artistes avaient initié une Mutuelle nationale de santé des acteurs culturels afin de faire face à leurs soins. L’objectif était de ne plus subir ces humiliantes campagnes de quêtes lorsque les plus démunis étaient dans le besoin. En mars 2018, le ministère de la Culture avait remis au président de la mutuelle un chèque de 100 millions de FCfa destiné à renflouer leur caisse. Au cours de la cérémonie, un célèbre comédien avait clamé tout haut : « Les artistes n’ont pas besoin d’aide mais de soutien ! » Un cri du cœur pathétique qui traduit toute la détresse que vivent bon nombre d’entre eux. Trois mois auparavant, en décembre 2017, le chanteur Youssou Ndour avait offert à cette même structure la somme de 75 millions de FCfa représentant la contrepartie financière d’un prix remporté au Japon. Des gestes à saluer, mais qui sont loin de résoudre la lancinante question de la prise en charge sociale et sanitaire de ces centaines de créateurs qui parviennent à peine à vivre de leur art.
Il faut dire que l’irruption du digital dans la production des biens culturels a causé un grand tort à bon nombre d’artistes qui n’ont pas pu s’adapter à la révolution technologique. L’ère des disques vinyle et des cassettes à bande magnétique qui se vendaient comme de petits pains est bien révolue. Même les compact discs communément appelés Cd sont en train de passer de mode face à d’autres supports plus modernes comme les clés Usb et les cartes mémoires. A l’heure de la dématérialisation de la musique, il n’est plus besoin de s’encombrer de toute une panoplie de matériels pour écouter ses artistes préférés.
Le téléchargement, le partage via Bluetooth et l’écoute sur Internet (YouTube particulièrement), constituent un immense manque à gagner pour les créateurs. Face à ce phénomène, il faut toute une réflexion aussi bien de la part des artistes que des autorités et des organismes chargés des droits d’auteur pour imaginer d’autres sources de revenus. A ce propos, la récente fronde d’un groupe de musiciens à l’égard de la Société sénégalaise du droit d’auteur et des droits voisins (Sodav) est révélatrice d’un malaise profond qu’il ne faudrait pas considérer comme un simple mouvement d’humeur ou une « action subversive ». Le mal est très profond et nécessite un diagnostic approfondi afin d’en trouver les remèdes. A notre avis, il ne suffit pas uniquement d’étaler des chiffres et de procéder à des distributions symboliques de droits à des artistes qui percevront à peine de quoi vivre pendant quelques mois.
Face au développement fulgurant du réseau internet, il faudrait imaginer d’autres systèmes et méthodes capables de permettre aux créateurs de vivre de leur art. Que gagnent nos musiciens, cinéastes et autres vidéastes par rapport à l’utilisation que des supports comme Google ou YouTube font de leurs œuvres ? Des miettes certainement. Pourtant ces géants du Net brassent des milliards de dollars en se servant de ces créations pour se fournir en contenus.
« La musique reste un des domaines les plus inégalitaires : 1 % des artistes gagne 77 % des revenus du secteur et seul 1 disque sur 10 rencontre un public. Autant dire que très peu d’artistes vivent de leur musique depuis que les plateformes Internet, en particulier YouTube, la diffusent gratuitement sans quasiment rien verser aux créateurs », s’offusquait d’ailleurs un confrère sur le site internet du journal français La Croix. En France, les autorités s’apprêtent à adopter une loi destinée à faire payer au prix fort l’utilisation des œuvres artistiques sur Internet. La loi va même s’étendre aux contenus de la presse repris parfois sans aucune contrepartie financière par les géants du Net dits Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazone).
D’ailleurs, la France ne fait que suivre le Parlement européen qui, le 26 mars dernier, avait adopté une directive réformant le droit d’auteur afin de l’adapter aux nouveaux usages en vigueur sur Internet. Dans un monde globalisé et interdépendant, les pays africains ne doivent pas être en marge des nouvelles législations. Le Sénégal devrait bien s’engouffrer dans cette brèche ouverte par l’Europe pour forcer la main aux géants du Net et, par ricochet, permettre à nos créateurs de vivre dignement de leur art.