SenePlus publie ci-dessous, ce texte de l’historien camerounais Achille Mbembe, recueillis sur sa page Facebook, en réaction à la dispersion des sans-papiers du Panthéon ce vendredi 12 juillet par les autorités françaises.
C’est comme si chaque fois que l’on ouvre les yeux, il y a des personnes humaines d’origine africaine quelque part dans notre monde en train d’être brutalisés par une autorité ou une autre. Et cela fait très longtemps que ça dure. Ça dure depuis tant de temps que cela n’étonne plus personne. Les Nègres, on s’attend à ce qu’ils soient brutalisés, et c’est le contraire qui est anormal.
Il y a quelques semaines, un camp de prisonniers (car c’est de cela qu’il s’agit) en majorité africains a été littéralement bombardé en Lybie. Plusieurs dizaines d’entre eux ont été tués. Pas un seul mot de nos chefs d’Etat. Pas un seul mot des représentants des peuples africains. Pas un seul mot des organisations continentales, encore moins de nos intellectuels, artistes, footballeurs, hommes et femmes d’Eglise ou entrepreneurs. Après deux jours, la nouvelle a disparu des grands médias occidentaux. Et tout a recommencé comme si rien n’avait jamais eu lieu. De telles vies comptent-elles seulement ?
La Lybie est un pays ou existent des marchés d’esclaves africains en plein XXIe siècle. Tout le monde le sait. Elle est un pays ravagé par le racisme anti-nègre qui menace de plus en plus la plupart des Etats maghrébins. Tout le monde le sait. Tout le monde le sait par ailleurs, certaines puissances européennes revendiquant le statut d' »amies des Africains » procurent des armes sophistiquées à l’une ou l’autre des milices qui se disputent le pouvoir à Tripoli. L’Europe, qui a joué un role déterminant dans la destruction de la Lybie, leur procure d’énormes sommes d’argent. L’objectif est d’empecher la migration des Nègres en Europe.
En réalite, il s’agit de subsides à la chasse de captifs nègres que l’on entasse dans des prisons qui ne disent pas leur nom, et que l’on revend à l’encan sur les marchés locaux. Un commerce ignominieux est en cours dont les corps d’ébene servent une fois de plus de monnaie. Ceci, l’Europe prétend ne pas le voir, tout comme elle s’echine à rendre invisible la saignée en cours en Méditerrannée. Au sujet de ce scandale, nos chefs d’Etat n’ont aucun mot à dire. Nos intellectuels, nos artistes, nos footballeurs, nos hommes et femmes d’Eglise et nos entrepreneurs non plus.
Hier, le president Emmanuel Macron a reuni à l’Elysée des individus choisis au hasard par son gouvernement. Ces individus de son choix sont supposés représenter « la diaspora africaine » en France. Le président Macron, nous dit-on, est un grand intellectuel. Il serait un disciple de Paul Ricoeur et aurait suivi des seminaires avec Etienne Balibar. Mais quand il s’agit de l’Afrique, il évite soigneusement de discuter avec des intellectuels africains critiques. Ils risquent de lui poser toutes les questions qui gènent, de lui opposer des arguments sérieux auxquels il n’a aucune réponse plausible. Ils risquent de remettre publiquement en question les trois piliers de la politique francaise – le militarisme, le mercantilisme et le paternalisme. Et, naturellement, le soutien sans condition à des régimes corrompus qui militent activement contre les intérets bien compris du continent.
Le president Macron leur préfère des gens choisis par ses diverses cellules de communication et autres conseils présidentiels – de pauvres étudiants d’une pauvre université qui ne savent pas comment formuler des questions pertinentes et qu’il se fait fort de ridiculiser ; des quidam qui n’ont étudié aucun dossier en profondeur et se contentent de généralités ; des Nègres de pacotille trop heureux de servir le Maitre lorsqu’il ne s’agit pas d’opportunistes peu scrupuleux en quête de prébendes.
Tout heureux de se retrouver sous les lambris, hier ils lui ont en effet pose des questions de complaisance et ont soigneusement évité de traiter des vrais dilemmes – ceux qui font des rapports entre la France et l »Afrique le paradigme même du scandale néocolonial.
Ce soir, cette comédie s’est révélée être ce qu’elle a toujours été. Des centaines d’Africains sans papiers ont occupé le Pantheon pour exposer aux yeux du monde le traitement qu’ils subissent en France. La réponse ne s’est pas fait attendre. Ils ont été « évacués » sans ménagement, à la manière exacte dont ils sont traités dans leurs pays respectifs par leurs propres gouvernements. Quant prendra fin ce scandale ? Quand apprendrons-nous à gagner de nouveau ? Quand est-ce que les vies nègres compteront enfin ?
Tant que l’Afrique ne deviendra pas son centre propre, tant qu’elle ne se reconstituera pas en tant que vaste espace de circulation, tant qu’aucun Africain ne sera traité comme étranger en Afrique même, la brutalisation des corps nègres se poursuivra.
Pour le reste, le salut ne viendra pas de la France. Il n’y a strictement rien à attendre d’elle que nous ne puissions nous offrir à nous-mêmes. Le salut ne viendra pas non plus des diasporas. Il viendra d’abord de l’Afrique elle-même.
Il faut donc réapprendre à faire corps et reprendre la lutte. Il faut l’intensifier là où elle est deja en cours. Il faut puiser dans la mémoire, la créativite et les énergies souterraines de nos peuples pour aller de l’avant.
Nul ne nous libèrera à notre place ou malgré nous. Les vies des nôtres dispersés dans les quatre coins du monde ne compteront véritablement que le jour où l’Afrique sera debout sur ses propres jambes.
Et c’est à travailler, à reconquerir cette initiative historique que nous sommes appelés. Tout le reste n’est que diversion.