Mohammed Aboutrika : ce nom incarne à lui tout seul le conflit qui oppose le régime du Maréchal Abd El Fattah al Sissi au football égyptien. Attaquant star d’Al-Ahly, le club le plus titré d’Egypte et d’Afrique, pour lequel il jouera de 2004 à 2013, milieu offensif de l’équipe nationale, il est l’auteur des buts victorieux des finales de la CAN en 2006 face à la Côte d’Ivoire et en 2008 face au Cameroun. Meilleur joueur africain en 2008 et 2012.
Didier Drogba lui dira lors de la remise des Awards 2012, «Vous êtes une légende ». En 2012, il déclare son soutient à la candidature de Mohammed Morsi, candidat des Frères Musulmans à l’élection présidentielle.
Comme on le sait, Mohammed Morsi sera élu avant d’être victime d’un coup d’état militaire le 3 juillet 2013, conduit par Abd El Fattah al Sissi
Mohammed Aboutrika dénonce alors le coup d’état avant de s’exiler au Qatar d’où il couvre d’ailleurs la CAN 2019 en tant que consultant de la chaine de télévision BeIN Sports.
Il est même plus tard inscrit sur décision d’un tribunal du Caire sur une liste des organisations et des personnes considérées comme « terroristes » et recherchées comme telles par les autorités égyptiennes.
Il ne faut pourtant pas réduire les rapports entre le régime du Maréchal et le football égyptien à la seule figure de Mohammed Aboutrika.
En réalité, c’est un conflit profond entre le régime militaire, les clubs de football et les supporters, voire la jeunesse égyptienne toute entière qui s’est cristallisé autour de la figure « légendaire » de l’attaquant d’Al-Ahly et des Pharaons.
Les origines du conflit remontent à la création des « Ultras », ces organisations de supporters qui au début des années 2000 ont pris le contrôle des clubs les plus populaires du pays, notamment ceux d’Al-Ahly du Caire, à travers les Ultras Ahlawy (UA-07) et de Zamalek à travers le S.C Ultras White Knights (UWK ou Zamalkawy).
Il s’agissait pour les supporters d’assurer l’autofinancement de leurs clubs et leur libération de la tutelle des régimes militaires qui de l’ère du Colonel Gamal Abd el Nasser, à celui d’Anouar Al Sadate jusqu’à celui d’Hosni Moubarak, ont contrôlé financièrement et exploité politiquement les clubs et le football égyptien dans son ensemble.
De fait, les « Ultras » sont devenus très vite un cadre et une tribune d’expression pour la jeunesse dans un pays bâillonné, sans libertés individuelles et sans presse indépendante.
Aussi, quand le Printemps Arabe éclate en 2011, les « Ultras », comme toute la jeunesse égyptienne prennent la rue, aux côtés du peuple.
Les « Ultras » s’érigent même en service d’ordre et avant-garde armée du mouvement révolutionnaire en affrontant les milices du régime et l’armée lors des grandes manifestations de rues et de l’occupation de la Place Tahrir.
L’écrivain égyptien, Alaa el Asawany rend compte de manière romancée de cet épisode de la Révolution égyptienne dans son œuvre « J’ai couru vers le Nil ».
C’est dans le climat de confrontation quasi quotidienne entre Ultras et l’armée que survient le drame le 1er Février 2012 à l‘issue d’un match gagné 3-1 par Al Masry, l’équipe de Port Said, sur son stade au contre l’équipe cairote d’Al-Ahly. 74 morts et 200 blessés sont décomptés.
Pour Mohammed Aboutrika qui a joué ce jour-là, le drame a été provoqué par la passivité volontaire des forces de l’ordre, si elle n’a pas été planifiée par eux. Les supporters d’Al-Ahly réclament d’ailleurs au cours du procès qui s’ensuit la mise en accusation de l’armée en plus des Ultras d’Al Masry. En vain bien sûr.
Mais dès lors, la présence des supporters dans les stades est interdite lors des matchs du championnat. L’interdiction ne sera levée qu’en 2018. Mais les supporters et les jeunes en général continuent de bouder les stades et…le régime.
Mohammed Aboutrika bien qu’exilé est plus populaire que jamais ainsi qu’en témoigne son image toujours présente dans les spots publicitaires. Les hommes du Maréchal auraient bien aimé lui substituer Mohammed Salah la nouvelle « légende » mais celui-ci se révèle incontrôlable.
Il critiquera ainsi ouvertement la Fédération Egyptienne de Football de lui avoir imposé la présence de M. Ramzan Kadyrov, le président de Tchétchénie lors de la préparation pour la Coupe du Monde 2018. Il s’engagera par ailleurs dans une campagne de l’ONU en faveur des droits de la femme et de l’égalité des sexes en Egypte.
Dans ce contexte, l’organisation de la Coupe d’Afrique des Nations fournissait une occasion imprévue et inespérée pour la Fédération Egyptienne de Football et pour le régime du Maréchal Al Sissi de se réconcilier avec les supporters et avec la jeunesse. Mais voilà que les Pharaons sont éliminés dès le début de la compétition.
Dès lors, le Maréchal ne devrait-il pas faire marche arrière dans sa lutte contre les « Ultras », en retirant par exemple le nom de Mohammed Aboutrika de la liste des terroristes comme le demandait déjà un député de son parti il y a plusieurs mois ? Ne devrait-il pas prendre au sérieux le fait que lors de sa réélection en mars 2018, 1 million d’Egyptiens ont voté…..Mohammed Salah ?
L’assertion selon laquelle « les deux plus grands partis politiques d’Egypte sont Al-Ahly et Zamalek » a peut-être encore du vrai.
Et puis dans ce pays, le football peut être l’étincelle qui met le feu à la poudrière de la pauvreté, de l’exclusion sociale et l’absence de liberté comme à la suite de l’élimination de l’Egypte par l’Algérie pour la qualification à la Coupe du Monde en 2010.
Retrouvez désormais chaque semaine sur SenePlus, le billet de notre éditorialiste, Alymana Bathily