En Afrique, exprimer franchement et clairement sa désapprobation est mal vu. Dire qu’on est contre, c’est être nihiliste, négatif ou même pire, selon certains, c’est être méchant. Ainsi, pour enrober ce dysfonctionnement de nos sociétés et justifier la non-expression des désaccords ou des frustrations, on évoque le sempiternel mándu (la neutralité) ou le fameux respect de l’institution. Partout c’est l’inquisition dans la pensée, dans les rapports sociaux, en entreprise, dans l’administration, dans la vie socio-religieuse, voire même dans le monde académique. Au Sénégal, l’espace politique démocratique était l’un des rares où toutes les opinions, même les plus acerbes, s’exprimaient avec franchise. Oui cela fait souvent beaucoup de bruit, oui parfois il y a de l’outrance et des excès, mais le package « conflictualité + liberté de d’expression et de ton » que des générations de militants, d’activistes et d’hommes politiques ont durement arraché à force de luttes, parfois clandestines, nous a évités bien des conflits en sublimant justement nos colères dans les joutes et dans l’escalade verbale.
La loi laisse à chacun le droit de porter plainte pour diffamation ou atteinte à l’honneur. Elle garde cependant en son sein des dispositions rétrogrades, éculées et floues comme « l’offense au chef de l’État ». Une disposition dont il est difficile de se souvenir qu’elle ait été autant utilisée sous un autre régime que sous celui de l’actuel Président de la République, M. Macky Sall. Zèle autonome des collaborateurs (Garde des Sceaux, Procureur) ou volonté autocratique exprimée au plus haut niveau ? Sans doute un peu des deux. Hélas.
Amy Collé, Ouleye Mané et aujourd’hui Adama Gaye quel que puisse être l’avis que l’on se fait de leurs opinions, attaques ou injures envers le chef de l’Etat, ne sont ni des criminels, ni des trafiquants pour être arrêtés brutalement chez eux. Il ne s’agit pas défendre leurs propos tels quels, mais de lutter contre trois choses :
– La terreur symbolique et le silence qui souhaitent être imposés par les élites dirigeantes face à ceux qu’ils administrent.
– La violence symbolique de leurs arrestations sur ordre d’un Procureur lui même activé par un Ministre de la Justice partisan et dont l’humeur, comme pour tout humain, est changeante : ce qui nous met tous en sursis.
– Enfin, la sacralisation d’institutions qui ne sont ni sacrées, ni éternelles.
Ce qui inquiète surtout, c’est que la répétition de ce type d’abus, n’indigne presque pas les Sénégalais. Ce qui « inquiète », et non ce qui « étonne ». Car quiconque observe la société sénégalaise verra comment celle ci est formatée dans la soumission aveugle dans la famille, dans la religion, dans le travail. Transposer des dispositions mentales et sociales dans le champ politique est naturel. Le Ministre de la Justice est ainsi soumis, littéralement, au Président de la République. Les Sénégalais sont soumis, littéralement, à toute forme d’autorité qui apparait devant eux. Y compris celles qui abusent de leurs pouvoirs contre d’autres de leurs concitoyens.
Telle est l’une des facettes de notre contrat social : entretenir les non-dits et être un peuple soumis.