Il y a chez tous les grands écrivains une part de prophétie. Impérissables, toujours actuels, leurs livres épousent le champ vaste de la postérité. Au Sénégal, plus que tous les autres, Ousmane Sembène avait eu cette intuition, ce soupçon d’avance ; ses livres et ses films restent des tableaux vivants, sans jamais vieillir. Prenez chaque épisode de l’actualité nationale, vous trouverez chez Sembène sinon le remède, à tout le moins, un éclairage. Prenons Xala, 15 ans après les indépendances, El Hadji Abdou Kader Bèye, son personnage central, symbolisait l’arrivée de cette bourgeoisie africaine aux affaires. Ronflante, dépensière, habillée de fastes indus. M. Bèye, héros tragique du film, est un vieux monsieur polygame, un poil libidineux, qui roule à trois femmes, à qui il reste un peu de carburant -pense-t-il- pour envisager une dernière petite berline. Une fois livrée sur son lit, il a du mal à la conduire. Il est impuissant et a le Xala. Voilà l’intrigue ficelée, reste le voyage rédempteur dans le passé. Chassez le traditionnel, il revient au galop, surtout quand le cheval a mal à son membre.
Lui qui dédaignait les traditions va devoir composer avec elles. Lui qui voulait chasser les gueux et autres moignons, pour toiletter les rues au nom du confort des nantis, devra consentir à accepter leurs crachats comme condition de recouvrement de sa virilité. Lui qui adorait les fastes de la ville, devra se résoudre à trouver son salut au village. Personnage duel, tantôt attachant, tantôt exécrable, il symbolisait cet écartèlement entre dite tradition et dite modernité, dont les générations postindépendances offrirent les prototypes les moins exemplaires et dont il était la synthèse.
Xala avec des personnages allégoriques, pressentait une perdition. Il flairait déjà les turpitudes de l’Etat postindépendances, à travers des gouvernants gloutons et irresponsables, qui avaient pourfendu les blancs, pour mieux jouir et colorer leurs tares de négreur. Dans un produit tragique, cela a donné les innombrables dictatures et satrapies qui totalisent plusieurs siècles de règne sur le continent, et dans un produit plus politique, cela repose la question de l’inadaptation de nos Etats aux catégories populaires qu’ils sont censés servir. Autrement dit, à quel Etat, les Sénégalais adhèrent-ils ? A celui des règles, à la bureaucratie rationalisée, au droit, en un mot à une république plurielle et inclusive fondée sur le droit, le mérite et la Nation ? Ou plutôt à un Etat patrimonial, propriétaire de moyens infinis, privilégiant les sacralités et relations communautaires, suscitant la convoitise, fondé sur l’intercession des hiérarques, et manivelle par laquelle les gouvernants jouent avec l’opinion ? Il est à craindre que nous ayons les deux, pas forcément pour le meilleur. La greffe a fait des rejets.
Les lectures de l’arrivée de l’Etat au Sénégal ont la fâcheuse tendance à la faire coïncider avec la colonisation uniquement. Effaçant ainsi un pan de l’histoire nationale du pouvoir, dont tous les attributs pourtant, en firent un Etat à part entière. La royauté qui chapeautait le pays à travers dynasties et empires, a eu le temps de fermenter, de sédimenter, pour ancrer davantage deux notions, trop rapidement écartées des options d’analyse : le buur et le nguur. Ces termes qui désignent le roi et le pouvoir, se confondent en un certain point, en symbolisant la gestion de l’Etat comme celui d’un patrimoine. Si l’Etat moderne est le vernis actuel des institutions, il semble évident qu’il reste une coquille vide, car il n’offre pas un miroir identificatoire à la majorité de la population, qui se dérobe ainsi à son autorité et préfère, le réflexe habituel de ses références. Le crédit et l’allégeance vont à ce réseau premier de socialisation qui suscite les vraies adhésions. Il y a dans la conception du Buur et du Nguur, respectivement, l’idée d’un pouvoir absolu sans contre-pouvoirs, et l’idée de biens infinis à disposition, peut-être, même, dans une interprétation abusive, le lieu des jouissances. Le nouvel Etat, loin de désinstaller l’ancien, le nourrit et inversement. Les deux systèmes n’ont pas fait communier leurs vertus, mais leurs défauts et excentricités. Les populations qualifient leurs droits légitimes de doléances, et l’Etat rachète ses manques par le don. L’Etat hybride ainsi formé, au lieu de s’acquitter de ses devoirs, sentimentalise le pouvoir, en donnant, énergisant ainsi les clanismes, les coteries, en s’appuyant sur un réseau de pouvoirs économiques, culturels, sociaux et religieux, qui sont garants de la distribution, et dont ils bénéficient à condition qu’ils apaisent les velléités de rébellion.
Que les scandales financiers n’émeuvent que peu l’opinion, que des pratiques peu rigoureuses semblent avoir l’assentiment des populations, témoignent de la prévalence de cette conception du pouvoir, où le président revêt, quand il le souhaite, la tunique du buur dont il sait que les habits auront valeur d’immunité. Frères siamois, les délits d’offense à chef de l’Etat et de blasphème naissent de l’essence divine du pouvoir, la rencontre entre le buur/nguur et l’Etat importé. Alors le fait que des joueurs de football millionnaires demandent leur part de festin s’inscrit dans une pratique digérée par les mœurs, où très souvent l’Etat, comme toujours, donne aux riches et prête aux pauvres. L’Etat moderne a donné à l’Etat royal tous les moyens d’abus. Il a professionnalisé la face hideuse de l’informel des rapports de prestation du pouvoir. L’égale dénonciation des causes internes et externes du mal-être national est l’enjeu urgent. Sembène offre en cela une école. A mille lieues du travail intellectuel le plus en vue actuellement, réduit à celui d’un tube digestif : manger, commenter et déféquer. Et souvent, vu la fraicheur des produits, gare à l’intoxication et à la logorrhée.
Cette chronique a été préalablement publiée en novembre 2017 dans le journal Le Quotidien, rubrique Encrages