Un vibrant hommage doit être rendu aux pionniers du mouvement syndical sénégalais de façon générale, et du mouvement syndical enseignant en particulier. Nous n’avons pas le droit d’oublier que les acquis d’aujourd’hui sont les fruits d’immenses sacrifices consentis par nos ainés et beaucoup d’entre eux, hélas, n’en ont jamais bénéficié. Nous n’avons pas le droit d’oublier ces hommes et ces femmes, ces héros devrais-je dire, qui, parce qu’ils réclamaient des conditions de vie et de travail décentes, se sont vus mutés arbitrairement, suspendus ou encore radiés. Nous n’avons pas le droit d’oublier leur sacrifice ultime. Ils ne sont pas juste nos ainés, ils sont la source intarissable de notre engagement et de notre inspiration. Par leurs actes héroïques, ils nous ont montré la voie. Ils sont les artisans indéniables de notre système éducatif moderne démocratique et laïc. Ils ont tracé en lettres de sang les épopées glorieuses de l’école sénégalaise, naguère enviée, donnée en exemple à travers la sous-région et dans l’Afrique toute entière. Voilà pourquoi nous devons honorer et célébrer leur mémoire jusqu’à notre dernier souffle ; en marchant de façon irréversible sur leurs pas. Ces hommes et ces femmes ont reçu des coups mais ils sont restés debout et ils ont triomphé. Ils sont la fierté de toute une corporation, de tout un peuple. Ils sont partis, certes, mais ils sont toujours avec nous, car, en réalité, ils ne nous ont jamais quittés. Leur souffle s’est éteint, mais leurs actes sont éternels. Pour avoir commis le délit de dénoncer des injustices, pour avoir commis la faute de réclamer une législation plus juste et plus humaine, ils ont été traqués, arrêtés, bâillonnés, privés de liberté, et privés de revenus. Mais, ils ont tenu bon, ils se sont battus farouchement, avec dignité et abnégation et beaucoup d’entre eux l’ont payé au prix fort. C’est grâce aux sacrifices de ces pionniers que nous avons aujourd’hui ce que nous avons et pouvons faire ce que nous faisons. Nous leur devons tout. Aujourd’hui encore, leur sacrifice est tangible et leur gloire restera éternelle.
Faisons un état des lieux du système
Nous sommes dans un contexte où notre école cherche encore ses lettres de noblesse et sa gloire perdues ; ses performances des années 60 ne sont plus qu’un lointain souvenir. Le besoin de diagnostiquer le mal nous a conduits à des assises de l’éducation en 2014. Cinq ans après, les conclusions de cette réflexion dorment encore dans des tiroirs. Notre école est malade de ses autorités, elle est malade de ses parents d’élèves. Et, osons le dire, elle est malade de ses enseignants. La politique de l’enseignant à moindre coût, comprenez le volontariat, la vacation et la contractualisation, lui a porté le coup de grâce. Je me demande toujours quelle absurdité s’est emparée de nos décideurs les emmenant à croire qu’on peut garder le même niveau de performances scolaires en réduisant le coût unitaire d’un enseignant au tiers de sa valeur. Je me demande toujours d’où vient la cupidité de croire que la formation initiale d’un enseignant n’avait pas d’incidence sur son professionnalisme et sur ses performances. Je me demande toujours ce qui peut expliquer l’inertie de nos autorités, quand les résultats aux principaux examens scolaires peinent à dépasser les 40% depuis plus d’une décennie. Notre école est malade du mode de formation de nos enseignants. Sinon comment comprendre que les sortants des Centres Régionaux de Formation des Personnels de l’Education –CRFPE- soient considérés comme des maitres contractuels et non comme des instituteurs stagiaires ? Comment accepter que ces sortants de nos écoles de formation soient oubliés, abandonnés à leur propre sort pendant trois ans, quatre ans et même plus, sans être vus en pratique ? Comment justifier que des compatriotes, enseignants contractuels de leur état, soient employés traités et rémunérés comme contractuels sans jamais disposer d’un contrat en bonne et due forme ?
Combien de temps encore devons-nous accepter qu’une partie de nos camarades soient volontairement maintenus au creux de la vague avec une rémunération injuste sans parler des retards de salaires. Comment expliquer que le gouvernement qui nous parle de conjoncture économique se paie le luxe de verser des salaires à des personnes qui ne travaillent pas au moment où ceux qui travaillent peinent à percevoir leur dû ? Combien de temps devons accepter que dans nos écoles, les APE soient dirigées par des personnes qui n’ont ni enfant ni petit enfant dans nos classes ? Combien de temps devons-nous accepter que deux des nôtres soient privés de salaire depuis bientôt sept ans, sur des bases aussi légères ? Et semble-t-il, ils appartenaient à un syndicat. Combien de temps devons-nous accepter que cette grosse farce que les autorités appellent “mouvement national” puisse se perpétuer ?
Je dis bien farce, parce que j’ai vu un enseignant perdre un poste alors qu’il était le seul à l’avoir demandé ? Et quelques temps après, le poste fut attribué à un autre collègue. Malgré tout, ils continuent de nous parler de transparence. Quelle ignominie! Combien de temps devons-nous accepter que l’argent du contribuable soit utilisé pour créer des institutions à l’utilité douteuse alors qu’au même moment, des étudiants se voient obligés de se battre au prix de leur vie pour percevoir leurs bourses ? Comment comprendre que le budget de l’éducation nationale continue de baisser en valeur relative au moment où la demande en éducation s’accroit ? Comment comprendre que le nombre d’enseignants recrutés continue de baisser occasionnant ainsi un accroissement des classes multigrades ?
Comment expliquer que des enfants de ce pays soient contraints d’étudier dans des abris provisoires au moment où leurs compatriotes des villes travaillent dans des classes en dur avec, eau courante, électricité et même informatique ? Notre école est malade de ses syndicats. Elle est malade du manque de solidarité de ses enseignants, elle est malade des égos démesurés de certains de ses leaders syndicaux. Elle est malade de l’indifférence totale de ses parents d’élèves. Elle est surtout malade de l’absence de volonté politique pour faire avancer les choses. Nous sommes passés maitres dans les plaintes et les complaintes dans nos salons et autres espaces publics, mais nous refusons d’exiger de recevoir ce qui nous appartient. Nous sommes devenus des chantres de la critique facile, des attaques gratuites, mais nous refusons de jouer notre partition. Nous critiquons et dénigrons nos leaders syndicaux mais nous refusons de prendre part à la lutte quand ils nous y appellent.
Certains d’entre nous ont atteint le sommet de l’incrédulité en croyant que, pendant que les autres luttent, ils peuvent se dérober et vaquer tranquillement à leurs occupations. Quelle lâcheté ! J’ai vu des collègues partir, année après année, en Europe et dans des pays d’Amérique du nord. Ils sont partis, non pas parce qu’on avait rien à leur offrir, mais parce qu’on a rien voulu leur offrir. Ils sont partis parce qu’ailleurs il est permis de rêver ; ils sont partis parce qu’ailleurs la valeur travail revêt un caractère sacré. Ils sont partis parce qu’ailleurs, il n’est pas indispensable de connaitre des gens pour réussir, le chemin étant balisé pour tout le monde et le mérite étant le seul critère d’évaluation. C’est tout naturellement qu’ils ont réussi, donnant ainsi l’envie à d’autres de tenter l’expérience. Ne nous voilons pas la face, la saignée se poursuivra encore pendant de longues années, ou tout au moins tant que nos autorités n’auront pas compris que le travail et le mérite doivent être les seuls critères d’appréciation de nos ressources humaines.
Ailleurs, dans d’autres pays, l’école a formé des hommes et des femmes qui ont construit des engins roulants, des engins volants, des machines intelligentes. Ailleurs dans d’autres pays, l’école a formé des scientifiques qui explorent les forêts, les fonds marins, l’immensité de l’espace, l’infiniment petit, ils ont développé des technologies pour regarder à l’intérieur du corps humain, ils ont mis au point des connaissances pour observer le ventre de la terre, en connaitre le contenu et l’exploiter à plusieurs kilomètres de profondeur. Ailleurs dans d’autres pays, l’école a formé des hommes et des femmes qui ont réussi à dompter l’énergie nucléaire, ils ont construit des fusées pour aller à la conquête de l’espace. Les travaux de tous ces scientifiques nous ont permis de mieux appréhender l’univers, ils ont permis de venir à bout de maladies naguère incurables. Tout près de chez nous, des africains ont envoyé des fusés dans l’espace. Des chercheurs du monde entier ont permis à l’humanité d’améliorer considérablement ses conditions de vie et d’existence. Dans les objectifs que le Sénégal libre assigne à l’éducation et qui sont consignés dans la loi portant orientation de l’éducation nationale, modifiée, on peut lire entre autres que l’éducation nationale doit tendre : “à former des hommes et des femmes libres, capables de créer les conditions de leur épanouissement à tous les niveaux, de contribuer au développement des sciences et de la technique et d’apporter des solutions efficaces aux problèmes du développement national” Après plusieurs décennies de mise en œuvre de nos politiques éducatives avons-nous atteint ne serait-ce qu’un faible pourcentage de cet objectif ? Quand je vois tout ce que les autres sont capables de faire, je ne peux m’empêcher de me demander ce que nous, Sénégalais, avons jusqu’ici réussi à faire ; ou alors ce que nous devrions être capable de faire.
Qu’est-ce que notre école a produit ?
Sans aucun doute, quelques téméraires s’empresseront de me citer de grands noms de la science et de la littérature. Je crois qu’il est temps d’arrêter de nous regarder le nombril, d’oser lever la tête vers le ciel et d’accepter avec humilité que notre contribution à la science et à la technologie est très modeste. Par contre, notre école a produit de grands esprits dans d’autres domaines, nos compatriotes ont excellé dans une science toute autre : la science politique. L’école sénégalaise a produit des politiciens capables de s’enrichir en un temps record dans un pays dit pauvre. Elle a produit des Hommes politiques qui ont une incroyable capacité à se muer, tels des caméléons, au gré de leurs intérêts crypto personnels. Nos politiques ont réussi la prouesse de déjouer le dicton qui dit qu’on peut tromper tout un peuple une fois, mais qu’on ne peut pas le tromper tout le temps. A la vérité des faits, ils nous bernent depuis plus d’un demi-siècle. Ils nous ont fait croire, à travers des plans sortis de leur chapeau, qu’ils travaillent pour une école de qualité mais ils refusent d’y envoyer leurs enfants. Ils nous ont promis des soins de qualité mais ils refusent de se soigner dans nos hôpitaux. Et pendant tout ce temps, nous continuons de dormir de notre beau sommeil. Nous avons le temps et l’énergie de sortir dans les rues, par centaines de milliers, pour fêter des perdants ; mais nous refusons de consacrer du temps à ceux qui se battent pour améliorer nos conditions dans un état de droit.
Syndicalisme et droit à l’éducation
Le droit à l’éducation est consacré par la loi fondamentale de notre pays en son article 22. Pendant ces années de lutte, pendant qu’on exerçait notre droit de grève, on nous a souvent opposé le droit à l’éducation de nos enfants. Mais soyons clairs ! Un droit ne peut pas en entraver un autre. Le gouvernement a la charge d‘assurer à nos enfants leur droit à l’éducation, mais il a aussi la responsabilité de corriger les injustices qui justifient nos grèves.
En réalité, le problème est beaucoup plus profond, et c’est mal le connaitre que de croire à l’incapacité du gouvernement à honorer ses engagements. La raison de fond est qu’il y a une réelle volonté des pouvoirs publics de privatiser tout ou une partie de l’école et de l’université. Et la première étape de ce plan de privatisation est l’anéantissement de l’offre publique d’éducation. Sinon comment comprendre qu’après cinq ans de scolarisation, une partie de nos élèves ne savent ni lire ni écrire alors qu’ils ont été régulièrement autorisés à passer en classe supérieure ?
Les résultats scolaires aux différents examens ont été catastrophiques pendant ces dernières décennies ; et une certaine opinion les a mis sur le dos des enseignants que nous sommes. Ils ont convoqué nos grèves multiples et ils ont établi une corrélation directe entre grève et échec. Ils ont créé des concepts comme le quantum horaire pour faire croire à une certaine opinion que les résultats sont mauvais parce que les enseignants sont toujours en grève. Ils ont même commandité des études pour prouver que nous sommes nuls. Mais, ils n’ont jamais dit aux populations que si nous sommes nuls, c’est parce qu’ils ne nous ont pas formés. Ils n’ont jamais voulu dire à la population que la raison principale de nos grèves était le non-respect des engagements auxquels ils ont librement souscrit les qualifiant même de réalistes et réalisables. Ils n’ont jamais dit aux populations que nous faisions la grève parce qu’ils tardent à nous verser notre dû nous faisant attendre pendant des années. Ils ne diront jamais aux populations que beaucoup d’entre nous attendent près de dix ans pour avoir une signature indispensable à leur carrière. Qu’à cela ne tienne, ma conviction est que tant qu’il y aura des injustices, la lutte s’imposera car nous n’avons d’autres choix que de lutter !
Lutter pour de meilleures conditions de vie et de travail ; lutter pour la dignité de l’enseignant, lutter pour la revalorisation de notre métier. Il faut aussi reconnaitre que, dans un souci d’efficacité, nous ne pouvons plus nous payer le luxe d’aller en ordre dispersé. L’unité des syndicats d’enseignant est une question vitale, une équation que nous devons, à tout prix, résoudre ; car il y va de la survie du mouvement syndical. Ne pas y travailler, et même ne pas le réussir, c’est trahir nos ainés mais aussi et surtout hypothéquer l’avenir de nos cadets. J’ose espérer que cette unité, que nous appelons de nos vœux et que nous crions sur tous les toits, se matérialisera de façon organique dans les mois et les années à venir à travers des fédérations. J’ose espérer que les parents d’élèves, les vrais, réaliseront dans un avenir proche, que l’école publique sénégalaise est la leur et qu’ils n’ont pas le droit d’abandonner le terrain à des organisations de retraités, qui en réalité défendent tout sauf les élèves.
Avons-nous des solutions ?
Il y a quelques années, un président français disait, ici à Dakar, que “Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire.” Il n’avait pas tout à fait tort ! Quelques années plus tard, un de ses successeurs dira de nous que nous avons un défi civilisationnel ; il n’avait pas tort non plus ! Et tout récemment c’est un président américain qui leur emboite le pas, en nous traitant de “pays de merde” ; il n’avait pas tort non plus. Après tout ce diagnostic, non exhaustif, je suis tenté de proposer des pistes de réflexion. J’aurai aimé être en mesure de sortir de mon chapeau des solutions miracles qui feraient que nos dirigeants cessent de mettre en avant leurs intérêts personnels ou partisans. J’aurai voulu qu’ils aient le courage, face aux bailleurs, de dire NON. J’aurai tant aimé que nos concitoyens prennent conscience que ce sont eux qui détiennent le vrai pouvoir. Mais je n’ai malheureusement pas de solution, je n’en ai aucune. Car, penser que le problème de l’école c’est un problème de curricula, de formation et de rémunération des enseignants, c’est méconnaitre la vraie nature de nos maux.
Le mal est beaucoup plus profond, il est en chacun d’entre nous et c’est en chacun d’entre nous qu’il faut aller chercher la solution. On nous dit depuis tout petit que le monde est injuste. Mais non, il n’est pas injuste, ce sont les Hommes qui sont injustes. Le monde n’est pas injuste; il ne fait qu’obéir à des lois d’ordre physique, biologique, chimique et intemporel ; des lois qui transcendent notre espèce et qui s’appliquent depuis des millions d’années. Nous ne pouvons hélas rien n’y changer, mais nous avons encore la possibilité de changer nous-mêmes. Car détrompez-vous: DIEU est juste, mais il ne change pas la condition d’un peuple tant que celui-ci ne décide pas de le faire lui-même. Nous n’avons que ce que nous méritons ! Que la volonté de Dieu soit faite dans ce beau pays mien, et qui malheureusement, a dévié de sa trajectoire depuis belle lurette pour s’engager dans les sillons d’une société de l’avoir ou les contrevaleurs ont pris le dessus.
Cheikh Gaye Diop est secrétaire général de l’ADEPT (Alliance pour la Défense de l’Ecole Publique et des Travailleurs) adept_sn@yahoo.fr