Amath, je m’en souviens, il y a de cela une dizaine d’années, en septembre 2010 précisément, je publiais un portrait de toi dans lequel je disais ceci : « dans nos pratiques et traditions journalistiques, il n’est presque pas admis de parler d’un homme vivant encore avec nous, comme j’ai aujourd’hui l’intention de le faire avec toi. J’ai choisi de parler d’un homme exceptionnel, alors qu’il partage encore avec nous les joies et peines de la vie. Rien ne s’y oppose, dès lors que nous acceptons de nous référer aux coutumes et traditions fondant notre société. Celles-ci le recommandent.
La seule limite posée est d’ordre éthique. Le propos doit être sincère et honnête. Et Dieu seul sait, à quel point, je suis sincère et honnête en parlant de toi ». Aujourd’hui que tu as baissé pavillon, renonçant définitivement au combat de la vie, mais surtout au combat politique, je me sens à l’aise pour chanter à nouveau ta gloire et ton extraordinaire engagement pour les causes justes, pour la dignité de ton pays, son indépendance et sa grandeur tout court.
Comme le fit avec lyrisme et élégance l’académicien Edgar Faure recevant le poète-président sous la coupole de l’académie française, j’ai envie de rependre ses mots, même si sa verve me manque, pour te dire : Amath, je dirai, ton nom : il se décline et se déclame, on le psalmodie et on le chante.
Il doit sonner comme le sarong, rutiler comme le sabre au soleil ».
Le clin d’œil à Senghor n’est ni gratuit, ni fortuit.
Amath Dansokho, tu me racontas un jour, alors que nous déjeunions, ton histoire avec Senghor en ces termes : « alors que j’étais très jeune élève au lycée Faidherbe, il est arrivé à Saint-Louis après son entrée en politique.
Je l’ai vu pour la première fois à la Gouvernance. En l’écoutant j’ai été
séduit, même presque subjugué par son discours.
Je suis devenu un admirateur de
l’homme.
C’est ainsi que j’ai couru derrière ses cortèges.
Je croyais vraiment que c’était
l’homme de la situation à cette époque du combat contre le colonialisme.
Par la suite, je n’ai pas hésité à rompre définitivement quand j’ai pensé que l’homme et ses options fondamentales n’étaient pas en stricte adéquation avec les intérêts du peuple ».
Les idées marxistes avaient pris le jeune politique. Le révolutionnaire, Amath Dansokho, c’était cela : la franchise et les convictions chevillées au corps. Le peuple était sa seule préoccupation. Devant ses intérêts et ses aspirations, il n’y a aucune considération qui vaille.
Toute autre chose devenait secondaire, voire futile. Aucune amitié, aucune admiration ne compte alors aux yeux d’Amath Dansokho, dès lors qu’il s’agit de la cause du peuple. Il combattra alors sans concession Senghor et son régime.
Revenant à cette citation de Edgard Faure, je dirai qu’il en est ainsi partout au Sénégal pour toi, de l’Est du pays où tu es né un 3 janvier 1937, au nord où tu as fait tes classes secondaires, en passant par le Sud où tu as été si souvent pour vibrer avec les populations laborieuses, et enfin, à l’Ouest, où tu as mené une immense carrière politique.
Amath tu as marqué les esprits et recueilli l’admiration de tous tes compatriotes. L’humoriste Kouthia inimitable dans son art de la parodie savait avec un talent inégalable rendre toute la profondeur de ton être. Son rapport à ta personne traduit chez l’artiste-comédien une affection et un immense respect pour l’homme et le politique que vous avez su incarner depuis votre tendre jeunesse avec une droiture et une sincérité sans nulles pareilles. Ce sont ces qualités et ces vertus qui ont toujours
fécondé la conduite avec bonhomie, non sans rigueur cependant, de ton action politique.
Elles ont aussi servi d’appui pour la poursuite inébranlable de causes humaines et sociales hors norme. Ce sont également ces qualités et vertus qui ont étéla source de ton engagement mis au service de ton pays et de toutes les causes justes.
Amath, tu te souviendras que nous avions ensemble déjeuné le lendemain de la publication dans les colonnes du magazine La Gazette, de ce portrait évoqué au début de cet hommage.
L’occasion pour nous deux d’évoquer les idées ayant structuré mon texte et parler de l’avenir politique du pays. Nous avions surtout évoqué la gouvernance de l’époque, rappelé l’extraordinaire travail politique réalisé dans le cadre des Assises nationales qui engageaient la finalisation de ses travaux.
En rappelant cela je résume, j’en conviens, de façon presque lapidaire ce que tu as toujours symbolisé et incarné, c’est-à-dire une obsession quasi atavique de la manière saine et utile de conduire le destin de ce pays, dans le meilleur intérêt du peuple sénégalais. En écrivant ce texte je sens mes yeux embués, je n’ai pu m’empêcher de laisser dégouliner mes larmes en repensant à notre déjeuner au Téroubi. Ce jour tu n’arrêtais pas de sangloter comme une madeleine, à chaque fois quand tu as voulu parler de mon « papier ».
Une sensibilité à fleur de peau, une préoccupation constante pour l’autre. Toute ta vie durant, tu auras tout sacrifié pour ton pays et ton peuple. Comme si tu ne nous avais pas quittés, j’ai choisi de m’adresser à nouveau à toi, en utilisant les mêmes mots et le même temps dans lequel je m’employais à rédiger ton portrait, il y a une dizaine d’années. Tout est passé dans ton engagement politique sans concession : ta jeunesse, ta vie de famille et de couple, ton épanouissement personnel.
Au double plan matériel et spirituel. Pour le seul bonheur de ton peuple et pour sa seule grandeur.
Paraphrasant Saint Simon, parlant de Vauban, je te dis : patriote comme tu es, tu as été, toute ta vie, touché par la misère du peuple et par toutes les vexations qui l’accablent.
En 1991, tu étais confortablement assis au sein d’un gouvernement de majorité présidentielle élargie (Gmpe).
Ton parti avait largement contribué à l’asseoir. Dans ta vision, comme dans la perception de ta formation politique, il s’agissait d’aider à apaiser le pays soumis à un terrible cycle de surenchère, voire de violence politique, par l’opposition de l’époque.
Tu en as été chassé, « défenestré » pour reprendre ta propre expression, sans égard pour ton rang et ton immense apport politique. Il en fut ainsi, pour avoir dénoncé avec courage les dérives qui portaient tant de torts à ton peuple. Tu n’avais pas en effet hésité un seul instant, à vitupérer les travers d’un gouvernement dans lequel tu siégeais pourtant. Tu y étais avec tous les avantages que ton statut pouvait te procurer. Tu dénonçais ces travers au risque d’en être « défenestré ».
Ce qui ne tarda pas. Pour toi, un portefeuille ministériel n’a jamais été et ne pouvait pas être d’ailleurs, loin s’en faut, une sinécure. Il ne pouvait constituer qu’un moyen, un instrument au service du peuple et des citoyens. Tu n’as jamais put’associer à une équipe qui avait une autre conception que cette noble vision qui en était la sienne. Tu as récidivé en 2001, quelques mois seulement après l’installation de l’opposant de l’époque, Abdoulaye Wade, élu entretemps, Chef de l’Etat.
Pourtant tu l’avais accompagné dans tous ses combats et pendant des années, afin de le conduire au pouvoir.
Tu as fait partie de ceux qui ont rendu possible son élection en 2000. Là également, tu disais haut, ce que les citoyens pensaient tout bas, en pointant du doigt ce que tu appelais à juste titre la conduite scandaleuse du pouvoir, par le président nouvellement élu. Pour avoir parlé au nom de ceux qui n’avaient pas une tribune appropriée pour s’exprimer, tu avais subi les foudres d’un homme qui t’en avait voulu. Il t’en voulait, pour lui avoir simplement rappelé, à juste raison, ses engagements envers son peuple. J’ai eu le privilège de siéger avec Amath à compter d’octobre 2012 en Conseil des Ministres.
Son franc parler et son engagement indéfectible marquaient avec ce style qui lui était propre toutes ses interventions.
Il a cheminé avec le Chef de l’Etat, le président Macky Sall dans la coalition Benno dans la loyauté, il y est resté jusqu’à sa mort intervenue hier soir. Si cet homme exigeant est resté dans cette coalition avec son parti, c’est parce qu’il était convaincu que le challenge que constituait cette solidarité politique agissante valait la peine d’être entrepris, entretenu pour l’intérêt supérieur du peuple sénégalais. Ton rapport à ce peuple est singulier et particulier.
Personne n’a jamais et ne saura jamais, mieux que toi, aimer son peuple et travailler à le rendre heureux et confiant dans son avenir. Je mesure à quel point ta modestie souffre de ces mots, par lesquels je tente laborieusement peut-être – j’en suis conscient – de restituer à un homme qui le mérite bien toute sa place dans l’histoire de son pays. Tu auras incontestablement marqué cette histoire. Et de fort belle manière ! Dimanche 24 mai 2009, alors que nous venions juste de terminer la
restitution des conclusions des Assises nationales, nous avons eu un petit entretien, pour nous féliciter les uns et les autres, et nous dire toute la joie et la fierté que nous éprouvions.
Nous pensions que nous avions modestement contribué, un tant soit peu, à rendre possible la tenue des ces rencontres qui avaient abouti à des résultats importants. J’ai été bouleversé quand tu m’as dit : « je peux maintenant retourner me soigner, j’en ai besoin, je ne me sens pas bien, après on verra… ». On verra, disais-tu ! Nous, nous avons déjà vu, ton œuvre est là, immense.
Tu as été un symbole, une référence absolue dans ta manière élégante et patriotique, j’allais dire révolutionnaire, de faire la politique, avec dignité et un engagement altruiste. Même si tu n’as jamais assumé dans ta vie autre fonction officielle que celle de ministre et de député, nous retenons de toi : tes idées, ton engagement politique, ton combat pour la démocratie,
ton idéal de justice et ton acharnement à combattre toutes les déviances politiques. Sans distinction, qui qu’ils soient et qui qu’ils fussent, tes prises de position publiques ont toujours édifié tous tes compatriotes honnêtes sur l’homme Amath Dansokho.
Nous avons compris le sens du combat que tu as mené au nom de valeurs qui font d’un homme un citoyen utile à son pays. Nous avons aussi, d’une certaine manière, appris de toi le sens du patriotisme. Amath : un homme d’Etat français, le général De Gaule, en l’occurrence, disait : « un grand homme, c’est la rencontre d’un événement et d’une volonté ». Sans aucun doute ! Toi, Amath, ta grandeur tient dans cette rencontre longtemps établie entre ton pays et ta volonté jamais démentie de l’aimer d’un amour tyrannique.
Tu incarnes avec générosité et conviction l’idéal de dirigeant dont l’Afrique a besoin pour changer le cours de l’Histoire. Tu as tôt compris le sens de cette belle pensée du philosophe africain : « il n’y a pas de destin à jamais forclos, il n’y a que des responsabilités désertées ». Tu as toujours assumé. Pour toi, Amath ta mort n’est qu’un juste rappel, la maladie t’avait éloigné de nous ces deux dernières années, mais tu es toujours resté dans les esprits et les cœurs. Il en sera éternellement ainsi pour tous les Sénégalais.
Repose en paix Combattant ! La Terre de Ndar, la ville Téranga, a le privilège de t’accueillir éternellement, comme l’aurait souhaité Sémou Pathé Guèye ton vaillant compagnon d’arme à ses côtés, comme l’aurait souhaité d’ailleurs n’importe quelle contrée du pays pour lequel tu as sacrifié ta vie. D’autres illustres fils du pays reposant paisiblement dans ce mythique cimetière de Thiaka Ndiaye pour ne citer que Babacar Sine et Jacques Diouf, vous y attendent, les bras ouverts, aux portes du paradis.
Ainsi soit-il, avec la bénédiction d’Allah et Son Prophète Muhammad (PSL) !