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Le Philosophe Bachir Et L’anti-alchimiste Boris

L’une des preuves que Souleymane Bachir Diagne n’est pas le penseur anodin et concordiste que l’on aime dépeindre, c’est que, périodiquement, il reçoit de violentes attaques qui finissent par s’avérer infondées. Il n’y a pas très longtemps, Jean-Loup Amselle l’accusait d’être un afrocentriste à tendance islamiste. Cela s’est terminé par un livre à deux voix sur la signification de l’universel dans un monde dont l’Occident a définitivement cessé d’être le centre.

Même pour qui n’avait lu que le livre de Amselle, son attaque contre Bachir semblait gratuite. Amselle en effet, avait fait une si honnête recension du travail de Bachir dans L’Occident décroché, que sa conclusion semblait tomber comme un cheveu sur la soupe. On ne peut malheureusement pas en dire autant de la critique que Boubacar Boris Diop fait d’un vieux texte et d’une interview récente de Bachir.

D’abord, le travail de Bachir se trouve dans ses livres qui permettent de comprendre ce qui est elliptique dans des interviews et courts textes donnés de-ci de-là. Ensuite, même en ne lisant que les textes pris en compte par Boubacar Boris Diop, on est surpris qu’ils suffisent à justifier une attaque aussi violente.

Dans son texte, Boubacar Boris Diop prétend que Souleymane Bachir Diagne met en scène Cheikh Anta Diop en  ‘’Alchimiste’’ (…) solitaire et quasi halluciné, […] qui n’en finit pas de se demander pourquoi diable le réel refuse de se plier à ses injonctions.”

Selon lui, Bachir frôlerait par moment, “le dénigrement pur et simple”. De plus, toujours selon Boubacar Boris Diop, Bachir rappellerait “surtout la mention ‘’honorable’’ – disqualifiante – ayant sanctionné la thèse de Diop en Sorbonne, sans un mot sur le contexte idéologique et politique de cette soutenance très particulière.”   

Soyons clair, ces trois accusations sont tout simplement sans fondement. Elles relèvent d’une lecture soit maladroite, soit particulièrement malveillante, voire de mauvaise foi du texte en question.

Boubacar Boris Diop a par ailleurs une critique plus substantielle, potentiellement justifiée et sérieuse de Bachir. C’est celle qui porte sur la position de Bachir concernant l’usage à faire des langues nationales. C’est un débat important. Pourquoi l’emmêler alors de considérations à la limite de la malhonnêteté intellectuelle ? Nous allons revenir sur cette critique sérieuse mais avant cela reprenons le texte initial de Bachir pour voir en quoi la critique de Boubacar Boris Diop est injustifiée.

D’abord, pourquoi Bachir utilise-t-il l’expression “l’antre de l’alchimiste” pour désigner un lieu qui est véritablement un laboratoire ? Est-ce une manoeuvre de disqualification de la personne même de Cheikh Anta Diop ? Le texte de Bachir, qui à la base est une réflexion sur la notion de laboratoire prenant pour exemple celui de Cheikh Anta Diop, y répond. Bachir écrit :

To the society at large, the laboratory seems much like the medieval den of an alchemist !

So, there is the laboratory and there is its social significance.

Pour la société en général, le laboratoire ressemble beaucoup à l’antre médiéval d’un alchimiste.

Il y a le laboratoire et il y a sa signification sociale.

Et si Bachir montre en effet que Cheikh Anta Diop, contrairement à la plupart des scientifiques de son époque, a effectué ses recherches dans la plus complète solitude, ce n’est en aucun cas pour le moquer. D’abord c’est un fait que Bachir souligne en s’appuyant sur les travaux du philosophe des sciences togolais Yaovi Akakpo. Ensuite, le paragraphe qui parle de cette solitude est précédé d’une phrase montrant l’admiration de Bachir pour la capacité prométhéenne de Cheikh Anta Diop à transformer une solitude imposée en ressource féconde. Bachir écrit en effet :

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But there is an unmistakable sign that distinguishes great people: the capacity to turn exile into a kingdom.

Diop showed such capacity.

Mais il y a un signe indéniable qui distingue les grands hommes : la capacité à transformer l’exil en royaume.

Diop exhiba cette capacité.

L’on voit donc que Boubacar Boris Diop a dû choisir d’ignorer ces phrases là pour pouvoir affirmer que Bachir décrit Cheikh Anta en génie solitaire et « halluciné » se demandant comment il se faisait que la réalité ne se plie pas à ses injonctions.

De la même manière, Boubacar Boris Diop choisit de voir du “dénigrement pur et simple”. Dans l’affirmation de Bachir selon laquelle le laboratoire de Carbone 14 avait été conçu par Théodore Monod et concrètement mis en oeuvre par Vincent Monteil. Comparons avec ce qu’écrit Bachir sur ce point là :

Diop turned a quite common laboratory for radiocarbon dating, created by Theodore Monod and completely realised by Vincent Monteil, into a legendary place, into the cave of an alchemist.

Diop transforma un laboratoire plutôt ordinaire de datation au carbone 14, créé par Théodore Monod et complètement réalisé par Vincent Monteil, en un lieu de légende, en la cave d’un alchimiste.

En quoi est-ce un dénigrement que de rappeler qu’avant l’arrivée de Cheikh Anta, ce laboratoire existait mais que c’est lui qui en a usé d’une manière qui a transformé un laboratoire ordinaire en un lieu de promotion d’une théorie prouvant indéniablement la fausseté des thèses racistes qui l’ont précédé ?

Boubacar Boris Diop suggérerait-il que Bachir a dit une contrevérité et que le laboratoire de datation Carbone 14 a été conçu, mis en oeuvre et inauguré par Cheikh Anta Diop et Cheikh Anta Diop uniquement ? Si tel est le cas, qu’il le dise clairement. Il suffit d’aller lire les textes qui ont mis en place ce laboratoire pour vérifier l’historique de la création de ce laboratoire.

Autre point monté en épingle par Boubacar Boris Diop, Bachir aurait parlé de la mention infâmante de Cheikh Anta Diop sans en donner le contexte. C’est tout simplement faux. Bachir écrit :

The legend of the laboratory is heightened by what is commonly perceived as the persecution of Diop the philosopher at the hands of his various detractors.

These included the board of examiners at Sorbonne University in Paris, where Diop read for his doctorate. His dissertation obtained a damningly poor rating, the kind that would make it impossible for him to teach in a university, even, ironically, the university that today carries his name.

Le caractère légendaire du laboratoire est encore intensifié par ce qui est communément perçu comme la persécution de Diop, le philosophe, aux mains de ses différents détracteurs.

Ceux-ci incluaient le jury de la Sorbonne à Paris où Diop a soutenu son doctorat. Sa thèse obtint une mention extrêmement mauvaise, le genre de mentions qui l’auraient empêché d’enseigner dans une université, même, ironiquement, à l’université qui, aujourd’hui, porte son nom.

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Ici Bachir rappelle le fait que le jury ayant jugé Diop est généralement perçu comme hostile sans prendre la peine de dire ce qu’il en pense lui-même. Il rappelle le caractère ironique de la situation. On donne à quelqu’un une mention destinée à l’empêcher d’enseigner à l’Université. Une université, l’une des premières d’Afrique noire, finit par porter son nom. Et Boubacar Boris Diop trouve le moyen de classer Bachir parmi les contempteurs de Cheikh Anta Diop ! Que lui faut-il ? Que nous affirmions à chaque ligne notre révérence au Pharaon Noir ? Que nous établissions un culte de la personnalité centré autour de Cheikh Anta et dénigrions vigoureusement le jury qui a osé rejeter sa thèse ?    

On peut certes penser que le jury ayant jugé la thèse de Cheikh Anta Diop était composé de suprémacistes blancs. Il est cependant possible que ce ne soit rien d’autre qu’un groupe de scientifiques ordinaires dépassés par les travaux de Diop et estimant qu’un travail d’une telle amplitude ne relevait pas de l’histoire telle qu’ils la connaissaient mais de l’anthropologie, de la philosophie ou d’un autre domaine. Le génie étant rare, il n’est guère surprenant que ses contemporains se trompent en le jugeant. Un autre génie a eu des débuts universitaires aussi médiocres que ceux de Cheikh Anta : Albert Einstein. Et même quand il a eu le prix Nobel, ce n’était pas sur ses travaux les plus importants. Ces derniers semblaient trop aventureux au comité Nobel.

Ne pas invectiver le jury de thèse de Cheikh Anta Diop n’est pas pour Bachir un choix de facilité. C’est un choix honnête d’un connaisseur de l’histoire des sciences qui sait à quel point la science normale est éloignée des recherches porteuses de révolutions paradigmatiques comme celles de Cheikh Anta. C’est un phénomène habituel : les génies comme Cheikh Anta Diop sont longtemps incompris avant que leurs travaux ne s’imposent à la communauté.

On le voit donc, les critiques précédentes de Boubacar Boris Diop à Souleymane Bachir Diagne sont, au mieux, légères. Comment un aussi fin écrivain que Boubacar Boris Diop peut-il avoir une aussi malveillante lecture d’un philosophe qui non seulement a enseigné son oeuvre à Columbia et à Northwestern mais l’a également défendu dans son dernier livre ? Est-ce de l’incompréhension ou de la malveillance ? L’explication me paraît simple. Si Boubacar Boris Diop est sans doute le plus grand écrivain sénégalais vivant, il n’en est malheureusement pas moins un très mauvais philosophe et théoricien politique qui se laisse guider par ses obsessions et ses opinions politiques au point d’être incapable d’avoir un jugement objectif sur ceux qui ne partagent pas ses avis. Il l’a démontré lors de la crise ivoirienne lorsqu’il a jugé bon de soutenir Gbagbo contre vents et marées juste parce que les français voulaient le faire chuter. Il le montre encore ici. Son seul désaccord pertinent et substantiel avec Bachir porte sur l’approche qu’il faut avoir dans la promotion des langues nationales.

Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, Bachir peut passer pour un tiède, voire un francophile. Boubacar Boris Diop, à l’instar de Cheikh Anta Diop, voudrait que l’on soit plus agressif sur la question. Il est facile pour la bourgeoisie sénégalaise de prôner un recours immédiat aux langues nationales. Mais ce que refusent de voir des gens comme Boubacar Boris Diop, c’est que ce serait encore plus condamner les enfants de ceux qui ne comptent que sur l’école pour s’élever à un ghetto dont ils ne pourront se libérer. L’on voit actuellement des enfants de la banlieue faire de brillantes études à Seydina Limamoulaye et obtenir des bourses pour aller étudier à l’étranger ou dans nos universités. Si nous introduisions les langues nationales sans préparation, nous couperions tous ceux qui ne sont pas dans des écoles où les langues internationales sont maintenues et correctement enseignées du reste du monde. C’est ce qui s’est passé dans la majorité des pays où l’arabe ou une autre langue locale a été promue pour remplacer la langue de la puissance impériale. Les élites perpétuent leur domination en inscrivant leurs enfants dans des écoles internationales qui les préparent à des études universitaires de qualité. Les meilleurs élèves des classes populaires se retrouvent à devoir apprendre sur le tard une langue internationale qu’ils auraient maitrisée dès l’enfance sans le nationalisme de polichinelle érigé en politique linguistique. Sur la question, Bachir a toujours été extrêmement circonspect. Ce qui ne veut pas dire qu’il prône l’abandon des langues nationales. Il a déjà écrit de la philosophie en wolof et a mis en place une équipe dont j’ai l’honneur de faire partie et qui est en train de travailler à produire de la philosophie dans cette même langue. Son approche est donc pragmatique : produisons d’abord du savoir en langue nationale et nous passerons naturellement d’une langue à l’autre selon les besoins. Il n’est pas dans la posture mais dans l’élaboration. Il critique au passage Cheikh Anta Diop et sa vision globalisante et quelque peu utopique. 

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Sur cette question, il a un désaccord avec Cheikh Anta Diop. C’est de facto un désaccord avec Boubacar Boris Diop qui reprend le projet Diopien. Ce devrait être un désaccord scientifique et philosophique s’exprimant dans le respect et se résolvant grâce à des arguments logiques, historiques et politiques. Les choix qui seront faits engageront l’avenir de notre continent et il n’est pas inconcevable que sur cette question là, Diop se trompe. Tout comme il se pourrait que ce soit Bachir qui se fourvoie. Malheureusement, Boubacar Boris Diop choisit de traiter ce désaccord en confrontation quasi-religieuse semblant reprocher à Bachir de ne pas traiter Cheikh Anta avec le respect qui lui est dû. Le problème, c’est qu’un philosophe n’exprime pas son respect en révérant le maître. Il le fait en le critiquant. Il est dommage que Boubacar Boris Diop ne soit pas assez philosophe pour le voir. Il est encore plus dommageable pour le débat intellectuel sénégalais qu’il soit non pas un alchimiste comme son maître mais un anti-alchimiste. L’alchimiste, en effet, transforme le vil métal en or. L’anti-alchimiste Boris voit dans un hommage philosophique une calomnie.

Hady Ba est formateur au Département de Philosophie, Faculté des Sciences et Technologies de l’Éducation et de la Formation (FASTEF)







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