La question du voile à Jeanne d’Arc vient de connaître un début de solution mais elle est loin d’être finie. Je le rappelle, elle a commencé avec l’école Hyacinthe Thiandoum à Grand Yoff et le collège Didier Marie de Saint Louis en 2016 et a concerné d’autres écoles dans une relative discrétion. Elle va ressurgir demain dans d’autres écoles parce qu’on n’a jamais vu autant de voilées dans nos maisons, nos quartiers et nos écoles. Ceci montre qu’elle est loin d’être un épiphénomène lié à la communauté des lybano syriens du Sénégal.
Dans ce contexte de retour d’une certaine sérénité, il est important de donner une profondeur analytique à la réflexion sur la nature des enjeux que cette crise pose et sur les risques encourus par la société sénégalaise.
Cette crise de Jeanne d’Arc révèle comme rarement le côté obscur des relations pourtant harmonieuses entre chrétiens et musulmans au Sénégal. Oui, nous vivons dans nos familles, nos quartiers, nos entreprises des relations empreintes de cordialité, des métissages fruits de mariages et d’alliances multiples, une mutualisation culturelle et cultuelle favorisée par l’urbanisation et les mobilités. La tradition d’amitiés entre marabouts et autorités de l’église a perpétué la relation féconde que Senghor a su tisser avec intelligence et empathie depuis plus de 60 ans entre les communautés pour faire nation. « La laïcité pour nous, n’est ni l’athéisme, ni la propagande anti-religieuse… La religion est un aspect essentiel de la culture. Elle représente l’effort le plus noble pour lier l’Homme à l’univers dans un double effort de socialisation et de totalisation » disait il. Ses orientations n’ont pas toujours fait l’unanimité mais ont maintenu un équilibre perpétuant le fameux vivre ensemble sénégalais.
Cette crise de Jeanne d’Arc est une révélatrice des frustrations justifiées ou non comme on a pu le percevoir à travers les prises de position « non religieuse » en faveur de Jeanne d’Arc de la part de beaucoup de frères chrétiens, alors que le voile et la décence qu’il véhicule devrait faire converger les deux principales communautés religieuses du Sénégal. La solidarité de beaucoup de chrétiens derrière Jeanne d’Arc montre que malgré tout, une cristallisation communautaire est encore tenace et s’exprime de manière nouvelle.
De l’autre côté, la levée de bouclier de beaucoup de musulmans face à l’interdiction du voile est également la preuve que l’exigence dans les revendications pour un respect de leurs valeurs s’exprime plus fortement depuis quelques années (Sidy Lamine Niasse : l’étranger parmi les siens, 2016). Cette nouvelle dynamique fédère des organisations nombreuses et engagées sur la voie de la préservation de vertus et de comportements conformes à nos religions et nos traditions, avec comme focus, l’homosexualité, la dépravation des mœurs, ou encore le respect du système éducatif islamique.
Plus globalement, notre société reste vulnérabilisée par l’absence de connaissance et de maîtrise des mutations sociétales et culturelles qui fissurent et restructurent, à son insu, les liens sociaux et symboliques qui l’agrègent en communautés. Cela est le produit d’un déficit de recherche et de débats publics susceptibles de produire des consensus sociopolitiques autour de grandes orientations (culturelles, économiques, politiques) indispensables pour un développement inclusif et basé sur une dynamique concertée de progrès et d’émancipation.
Les rapports Etats Nation, religion et société ne font encore l’objet d’aucune approche stratégique et prospective. Bien au contraire, ils restent souvent contenus dans des logiques clientélistes et politiciennes qui, une bonne partie du temps, en exacerbent les aspects négatifs et extrémistes.
Pendant longtemps, le Sénégal a joui d’une réputation de terre d’exception où le pluralisme des confessions et les particularismes des attachements doctrinaux rimaient avec harmonie et juste milieu. Les temps semblent changer. En effet, l’espace public sénégalais devient de plus en plus l’objet d’un travail de capture de la part de nombreux groupes qui s’y affichent de manière plus ou moins bruyante avec des projets plus ou moins structurés de re-façonnage de celui-ci selon leurs desseins propres. Cette conjoncture inédite particulièrement renforcée par l’élargissement de l’espace médiatique et la circulation mondialisée des idéologies extrémistes pose des défis importants tant à la communauté universitaire qu’aux décideurs politiques et autres acteurs de la société civile. La prise en charge de ces défis passe par la capacité de réponse sociétale à au moins deux types d’interrogations. Comment en effet, la société sénégalaise est-t-elle en train d’articuler la vitalité de ses attachements multiples à la foi et la nécessité de préserver et développer sa culture (légendaire) de la tolérance et la laicité qu’elle est sensée incarner ; quels rapports existent entre la volonté de réforme des institutions, de l’éducation, des territoires et de leur gestion, etc et le projet de société post colonial qui fait l’objet d’une revendication forte mais sourde ?
L’Etat nation sénégalais en gestation depuis des siècles est donc à la croisée des chemins, pénétré de toutes parts par des interrogations sur le projet de société qu’il porte, les institutions qui doivent le servir, le système d’éducation qui doit en former les acteurs, animateurs et citoyens.
Il en oublie l’essentiel : la renégociation de son pacte national et d’un contenu auquel les porteurs d’enjeux se reconnaissent et se réfèrent pour aujourd’hui et demain. Si l’image d’une société stable et sans histoires nous colle encore à la peau, la confrontation doit être évitée dans un contexte de revendications fortes pour une révolution culturelle décolonisante et une remise en cause de la laicité à la française énoncée dans nos textes et qui a aussi ses défenseurs intégristes. Il est impératif en notre sens de renouveler le contrat social face au renouvellement des centres névralgiques des confréries, à l’affirmation accélérés des idées, discours, pratiques et acteurs réformistes, à l’exposition et l’envahissement de l’espace public par des idéologies étrangères diverses qui mettent au défi les certitudes et mécanismes de stabilisation de la société sénégalaise depuis l’indépendance, et à l’échec du modèle élitiste et occidentalisant.
L’inversement de l’image de l’école publique porteuse de qualité devant l’école privée désormais sans grève et garantissant les standards et les minimas de quantum horaire est désormais une réalité. Dans ce contexte, les initiatives privées se multiplient de la maternelle à l’université, de l’école laïque, catholique, franco arabe, bilingue, turc (yavuz selim), iranienne (IMI), aux écoles musulmanes moyen-orientales, etc. Se mettent ainsi en place parallèlement plusieurs systèmes d’éducation forgés de l’extérieur, avec des conceptions différentes, des logiques différentes, des finalités différentes.
S’y ajoute le vaste secteur dit informel qui compte des milliers d’écoles coraniques allant des daaras structurés permanents aux daaras dit « voyous » où la mendicité prime sur l’enseignement.
Toutes ces écoles rendent compte de l’inégale prise en charge par l’Etat et la perte de contrôle sur le domaine le plus stratégique de l’avenir de notre nation. Au demeurant, l’école continue à discriminer les enfants (classes pléthoriques ou moyennement remplies, répartition inégale de la formation informatique, des enseignants de qualité, privés contre public, enseignement laic contre enseignement religieux, médersas musulmanes contre daaras, etc.) et est paradoxalement une fabrique d’injustice et d’inégalités dans les chances de réussite entre sénégalais.
De manière générale, les réformes qui sont faites dans le sens d’intégrer l’arabe, le religieux et les langues nationales pour répondre à la demande d’une école plus « sénégalaise » constituent des tactiques pour gagner de nouveaux publics et non des choix stratégiques d’enseignement et d’éducation adossés à un projet de société global. L’école d’aujourd’hui marquée par une dispersion extrême reflète et renforce une désintégration des référentiels traditionnels endogènes, religieux et d’emprunts externes coloniaux et post coloniaux.
La naissance de l’Etat sénégalais indépendant a été loin de renier l’héritage complexe fait depuis la colonisation d’une entente au sommet, nommée : « contrat social sénégalais » (O’brien, Diop, Diouf, 2002). La relation entre l’Etat central et les autorités centrales des confréries est ainsi allée jusqu’à constituer, dans une vision extrême, le pivot d’un système de « gouvernement indirect » (Mamdani : 2004). Système entretenu, dans une démarche clientéliste, par l’influence supposée des marabouts sur les électeurs d’un côté et, de l’autre, par une distribution de prébendes et avantages liés à l’Etat. Ce « deal au sommet » a constitué pour beaucoup de chercheurs un gilet de sécurité, avec des fortunes variables, pour les trois premiers présidents de la République du Sénégal (Christian Coulon, Léonardo Villalon, Blondin Cissé, etc.). Je ne conteste pas l’existence d’un contrat social sénégalais mais si ce supposé « contrat social sénégalais » a prévenu et circonscrit les conflits dans une certaine mesure, il n’a pas généré le développement, ni même un projet de société vers le développement basé sur nos propres valeurs.
La société sénégalaise expérimente donc de profondes mutations socioreligieuses et politiques depuis au moins un quart de siècle. L’arrivée en force des jeunes dans les espaces religieux, l’amplification des discours et demandes d’islam, les réactions identitaires d’une communauté chrétienne sur la défensive, l’émergence d’entrepreneurs religieux à l’assaut des leviers symboliques et administratifs de l’Etat sont autant de signes d’une ferveur religieuse riche de tous les possibles. D’un côté, on pourrait considérer de façon optimiste que l’accroissement des interconnections entre le religieux et le politique n’est pas le signe d’une menace immédiate ou évidente contre la laïcité, mais plutôt celui d’une réinvention d’un meilleur équilibre entre deux pouvoirs, tout aussi important l’un que l’autre, dans la société sénégalaise. D’un autre côté, on pourrait aussi soutenir que cette réinvention du rapport politique et religion ne s’accompagne pas moins de points de cristallisations négatives. Ainsi la crise de Jeanne d’Arc marque une étape dans l’aggravation d’un face à face nourri de perceptions et revendications identitaires et sociétales. Une action réparatrice s’impose et dans cette optique, je fais déjà quatre propositions que vous pourrez enrichir et renforcer :
– Mettre dans l’agenda du Dialogue National la question du renforcement du vivre ensemble sénégalais
– Intégrer d’urgence dans le système éducatif sénégalais les enseignements de paix, de tolérance et de cohabitation harmonieuse des grandes figures religieuses sénégalaises de toutes les confessions
– Mettre en place un mécanisme de dialogue et de gestion prospective des crises entre le Cadre Unitaire de l’Islam au Sénégal et les représentants de l’église
– Etablir une SEMAINE NATIONALE DU VIVRE ENSEMBLE, pour célébrer le modèle sénégalais, promouvoir les ressorts de la tolérance, de la cohabitation pacifique interconfessionnelle, intra confessionnelle et le cousinage à plaisanterie.
Cheikh Guèye est Secrétaire Général du Cadre Unitaire de l’Islam au Sénégal