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Pierre PÉan, La TÂche Du Journalisme

Pierre Péan est mort le 25 juillet dernier à l’âge de 81 ans. Enquêteur hors-pair, il a incarné un type de journalisme au long cours avant que les accusations pour racisme et révisionnisme, à la suite de son livre sur le Rwanda, n’entachent sa réputation et n’entament son crédit. Retour sur la trajectoire d’un journaliste controversé et éclairage sur les nouvelles lignes du front du métier.

Les vidéos de conférences ou de tables rondes de Pierre Péan sur Internet sont nombreuses. Salle presque toujours obscure, mauvaise capture, sonorisation médiocre, bruits de fonds parasites, les vidéos durent des heures et totalisent des nombres de vue modestes. Dans les suggestions de contenus de la même galaxie, on retrouve Bernard Lugan, africaniste très contesté, c’est dire. On y disserte toujours du génocide au Rwanda. Le journaliste français y est souvent entouré de Patrick Mbeko, ou Charles Onana, respectivement, géopolitologue congolais et essayiste franco-camerounais, marginalisés par les médias mainstream, pour leurs positions jugées incommodes sur la tragédie rwandaise. A regarder ces longues vidéos, on est saisi d’un malaise : qu’est-ce qui a pu bien « dérailler » dans la carrière de ce grand journaliste – plus de 50 ouvrages, des bestsellers, des enquêtes modèles – pour que les dernières scènes où s’exprime son savoir soient celles-là, presque clandestines, qui semblent dire une forme de déchéance personnelle ? Ou, à décharge, comment l’ostracisation, crée-t-elle des espaces autres, discrédités voire récriminés ?

Hommages unanimes à l’arrière-goût amer

Sa mort n’a pas donné plus de réponses aux nombreuses questions soulevées. En France, les hommages ont été unanimes, à la seule exception – notable – de Mediapart, qui n’a pas consacré d’article au journaliste. Edwy Plenel et Péan ont en effet eu maille à partir après la parution du livre à charge de Péan La Face cachée du monde, enquête qui a précipité la chute de l’ancien directeur trotskiste du « Monde ». Depuis, en plus du duel d’égo entre les deux figures françaises de l’investigation, se superposent une animosité personnelle et surtout deux écoles du journalisme aux conceptions différentes, que l’on pourrait résumer ainsi : l’usage de la charge et de la décharge dans l’enquête, autrement dit, peut-on révéler une faute sans accabler le fautif ? Le journaliste est-il l’auxiliaire de la justice ? Péan répond non, au nom des secrets de l’instruction et du refus du mélange des genres ; Plenel répond oui au nom de l’intérêt général.

Dans les autres rédactions, tonalités élogieuses : les nécrologies ont salué l’œuvre riche et multiple d’un « empêcheur de tourner en rond », qui se définissait comme « enquêteur d’initiatives », récusant le terme importé des USA « investigation ». Un journaliste à qui on doit des révélations majeures, sur la jeunesse vichyste de Mitterrand, les diamants de Bokassa, les Affaires africaines, entre autres. Un enquêteur « patriote », dressant comme limite à l’enquête « le secret d’Etat », et que n’enivrait pas le fait de « faire tomber des têtes ». Allusion à peine masquée à Mediapart, devenu sur la scène de l’investigation un modèle, célèbre pour avoir eu la peau d’hommes politiques de premier plan.

Pierre Péan, adepte braudelien du temps long, de l’enquête à l’ancienne, qui produisait un livre tous les deux ans, a incarné de l’avis quasi-général, la figure d’un journalisme qui tend à disparaître. Sur le continent africain, les hommages ont été en revanche plus discrets, et pour cause, son livre sur le génocide rwandais Noires fureurs, blancs menteurs : Rwanda 1990/1994 (2005) a été celui, de toute sa production, qui a suscité le plus de polémiques. Il lui a valu deux procès (il a été relaxé les deux fois), des accusations de racisme, de révisionnisme. Il a craqué et s’est effondré d’ailleurs lors de son procès en 2008. Des morsures sur l’honneur qui sont restées comme autant de taches ineffaçables, qui ont contribué à le marginaliser à la fin de sa vie. Jeune Afrique a parlé de son « obsession rwandaise », dans la continuité d’articles sceptiques, voire impitoyables avec ses thèses.

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Le Rwanda, la grande plaie

De son propre aveu, dans ses dernières interventions TV, la réception de ce livre et les commentaires qu’il a engendrés, ont été les plus rudes à vivre. Lui qui aimait les « affaires sensibles », s’est littéralement vu pris dans la tourmente pour avoir dérogé à la version communément admise. La thèse du livre de Péan est simple : le FPR (Front Patriotique Rwandais) de Kagamé a orchestré l’attentat contre le Falcon du président Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994 pour provoquer le génocide, et s’emparer du pouvoir dans le chaos. L’enquête s’appuie, entre autres sources, sur le témoignage de Abdul Joshua Ruzibiza sur lequel s’est fondée l’instruction du juge Bruguière qui accrédite la thèse de Péan. Depuis, l’affaire a connu plusieurs bouleversements, avec des révélations, des déclassifications étatiques, des publications de livres, jusqu’à la conclusion – dernière en date – des juges Marc Trévidic et Nathalie Poux qui ont pris la suite de l’enquête, et qui situent l’origine du missile dans un camp détenu par les extrémistes hutus. Ce dernier rapport a battu en brèche la première version, et même s’il est prudent, il a changé la perception sur cet attentat. Autour de la question, plusieurs versions s’affrontent donc depuis le début, et la matière extrêmement explosive du génocide n’autorise pas de débat serein. Pierre Péan qui admet des erreurs, a sans doute pris à la légère la question et s’est fait l’ambassadeur de cette version plus très populaire, au moment même où il ne fait plus vraiment doute que la France a eu une implication dans les évènements au Rwanda. Il est perçu comme l’agent d’entretien de la falsification historique, pour absoudre les protagonistes français. C’est la naissance d’un opprobre qui rendra Péan suspect et en même temps très populaire chez ses partisans, et ils sont nombreux à ne s’être pas fait une raison sur la question.

Ce livre sur le Rwanda, comme une totale éclipse, a fait presque oublier qu’on doit au journaliste sarthois un premier livre, Affaires africaines (1985), genèse des révélations à propos de la françafrique, bien avant celles de François-Xavier Verschave qui feront ensuite autorité. Même son livre, en 2010, Carnages. Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique sera omis des recensions, alors qu’il donne de la matière importante. La vérité, c’est que Péan avait des ennemis. L’association Survie, créée par F-X Verschave et entretenant des liens avec Kigali, lui a intenté des procès. Bernard Kouchner à qui il a consacré un livre à charge l’a accusé d’antisémitisme. Pour ses amis, Richard Labévière par exemple, il ne fait nul doute qu’il est « proscrit » chez ses pourfendeurs et que le FPR y a de vrais relais d’influences. Il existerait ainsi des lobbies pro-tutsi, notamment dans la rédaction de RFI qu’il a dirigé, et qui feraient pression pour empêcher l’expression du journaliste. Chez ses ennemis, autre son de cloche – et ce n’est guère plus modéré – il est vu tout bonnement comme un raciste et un révisionniste. De toutes ces polémiques irrationnelles, pourtant, on ne tire aucune leçon sur la nécessaire promotion de la vérité, comme condition des vraies réconciliations sur le continent. Des conflits africains deviennent captifs des querelles politiques françaises, et pas un média africain n’est à l’initiative pour établir une culture de l’enquête si besoin dérangeante sur ces affaires délicates.

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La lecture de tous les livres de Pierre Péan est une école du meilleur et du pire pour les aspirants journalistes. On y découvre très vite les lignes de fractures post-coloniales, en France et en Afrique. Dans ses livres, souvent bien renseignés, les acteurs de cette scène, leurs affiliations idéologiques, sont fort bien décrits et situés, avec l’identification de la formule devenue célèbre « d’où parles-tu ? ». On y rencontre le meilleur : le talent de plume, la masse d’informations impressionnante sur ce demi-siècle politique entre deux continents, des repères, une manière de travailler. Le pire aussi : la tentation voyeuriste propre à l’enquête souterraine sur « ce qui est caché », qui conduit souvent à épouser les marges. Dans cette balance impossible, il est sans doute important de revenir au parcours de l’homme. Ce qui permet un bond dans la compréhension.

Deux écoles du journalisme

Fils de coiffeur dans la France sous l’occupation à Sablé-sur-Sarthe, Pierre Péan est un garçon un peu pataud, pas fluide à l’oral, presque heurté, qui ne garde pas de l’école que de bons souvenirs. Un complexe dont il mettra du temps à guérir, pour preuve sa séquence chez Pivot. Il trouvera dans l’écriture, son silence et sa méditation, le remède. Rien ne le prédestinait à embrasser cette vie de curiosité et de révélation. Ni son emploi décroché au hasard de la vie, de chauffeur du pouvoir gabonais dans les années 60, ni son aptitude à bourlinguer qui le conduisit à s’intéresser à plusieurs sujets, n’annonçaient cette figure de la patience. Pierre Péan, vrai lent, aura d’ailleurs du mal à travailler dans les rédactions où les délais, les contraintes, de bouclage, ne cadraient pas avec sa nature. D’où l’aventure solitaire, quelques piges, au Monde diplomatique et plus récemment à Marianne. Au moment où il commence le métier, en effet, le journalisme n’était pas encore codifié en termes définitifs : on pouvait s’appeler Edwy Plenel ou Pierre Péan, n’avoir aucun diplôme de journalisme, avoir un passé militant, et pourtant diriger un journal comme « Le Monde » sans qu’on trouve à y redire. Jusqu’à la fin des années 80, tous les chemins pouvaient mener à ce métier. On apprenait sur le tard, fort de plusieurs expériences, le diplôme ne faisait seul pas loi : on laissait la place au flair, à la passion, à la diversité des profils, à cette école de l’information prenant source dans celle de la vie, comme gage d’une certaine pluralité, elle-même condition d’un équilibre.

Les choses ont bien changé. A l’image des corps d’élite de la république, le journalisme est devenu, en France, un repaire uniformisé aux formations standardisées. Comme à Sciences Po ou à l’ENA, les journalistes sont triés sur le volet, ESJ (Ecole Supérieure de Journalisme), CFJ (Centre de Formation des Journalistes), et quelques autres au prestige équivalent. Même pour un stage dans un grand média, il est exigé un parcours spécifique. Toute la pépinière formée par ces écoles se retrouve dans les médias en vogue et suivis, prescripteurs d’agendas et d’opinions. A la suite des éditocrates, mis au pilori par Acrimed – site des épigones de Bourdieu pour reprendre Raphaëlle Bacqué – ou jadis des Chiens de gardeépinglés par Serge Halimi- émerge une nouvelle génération de journalistes chez qui le fétichisme de la morale prend le pas sur les faits. La tentation de juger, sur celui d’informer. Les médias n’exposent plus seulement l’information, ils la filtrent, érigent des cordons sanitaires. Les journalistes proviennent de plus en plus du même moule et cette endogamie peut parfois faire système. Avec l’émergence des médias adossés à la révolution numérique, aux contenus courts, nourris aux enjeux de l’époque, trahis par leurs adhésions exprimées sur les réseaux sociaux, les journalistes n’essaient plus seulement de comprendre. Les médias cèdent, avec la société du spectacle, à la tentation du justicier. Phénomène rehaussé par le nouveau phénomène des « lanceurs d’alerte », nouvelle mutation du métier, où la recherche du coupable précède la pédagogie, où l’information s’attaque aux personnes et assez peu aux cadres. Il est d’ailleurs curieux que dans le constat actuel du discrédit des médias, on n’interroge pas beaucoup cette homogénéité des avis qui suscite la défiance des marges.

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Face à cette nouvelle configuration, il ne serait pas de trop de penser que l’école Plenel du journalisme a gagné face à celle de Péan. Et il n’y a pas de motif de réjouissance. L’investigation reste le territoire finalement très fermé d’un carré de journalistes, souvent hommes, avec un faible pour la moustache et cet égotisme de l’affrontement face au pouvoir. On pourrait presque parler du règne d’une caste, parfois d’accord, souvent en conflit de réputation et d’égo, comme dernièrement le conflit qui oppose Hervé Gattegno du JDD (Journal du dimanche) à ses anciens potes de Mediapart sur l’affaire libyenne. L’influence de Mediapart, qui tend à être l’étalon de mesure de la profession, s’est exercée sur de nombreux jeunes journalistes qui ne connaissent que le numérique. On n’y gagne pas toujours. Sans rien ôter à la qualité de son équipe, Mediapart fait du journalisme pro-domo, un journalisme militant, contestable. Sans doute un changement d’époque et de paradigme. Pierre Péan s’en émouvait du reste dans son dernier article, publié à titre posthume dans le monde diplomatique où il fustige le nouveau journalisme à la mode : « Trois décennies après son irruption au centre de la vie publique française, ce journalisme qui transforme certaines instructions politico-financières en affaires n’a pas seulement perturbé le jeu démocratique en substituant à l’affrontement idéologique des partis le spectacle d’un tribunal de vertu orchestré par les médias. Il a également déréglé la balance de la justice en introduisant un second échelon de jugement public des prévenus. Le premier, judiciaire, se base sur l’application de la loi. Le second, médiatique, utilise les moyens du premier mais se fonde sur la morale — celle du journaliste-instructeur. »

Le pluralisme des idées, l’antidote ?

Chercheurs et journalistes sont logés à la même enseigne : appréhender le réel suppose, non l’objectivité « trompeuse et illusoire », mais une certaine honnêteté. Elle n’est pas gage de vertu. On peut parfaitement se tromper, mais la recette pour ne pas nourrir les marges de plus en plus grandes, c’est de ne pas dresser un face-à-face entre les bons et les méchants, le disable et l’interdit. Une plage commune de la faillibilité des êtres et de la complexité des sujets, quels qu’ils soient, est importante. C’est la leçon que nous avons à apprendre de Péan : apprendre à aimer, même les coupables, sans renoncer à la vérité. Encore moins aux sanctions légitimes.

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