Pour notre pays, rarement l’inauguration d’un édifice n’avait mobilisé autant d’Hommes, suscité tant d’engouement, ni bénéficié d’une telle couverture médiatique. Massalikul Jinaan, nom de la grande mosquée bâtie par la communauté mouride inaugurée ce 27 septembre 2019 et éponyme de l’ouvrage écrit par le fondateur de la confrérie mouride, Cheikh Ahmadou Bamba, trône désormais au milieu de la capitale sénégalaise.
M’étant quelques fois opposé, plus ou moins durement, à mes compatriotes mourides sur des questions d’ordre républicain (expression de la religion dans l’armée nationale, non respect de la parité lors des élections locales, encadrement des cantt nocturnes dans l’espace public etc.), j’avais modestement choisi de ne pas me prononcer sur l’inauguration de cette belle réalisation architecturale conduite, je l’ai appris récemment, par une jeune ingénieure sénégalaise de 31 ans. D’abord parce que chaque communauté religieuse est libre de développer ses activités sans entrave comme le dispose notre Constitution mais aussi afin d’éviter le détournement de propos, même positifs, par les radicaux – il y en a partout – qui sont friands d’amalgames ou par les idéologues qui cherchent à faire taire toute pensée qui n’adopte pas les contours de la leur. J’ai cependant choisi de prendre la plume pour partager les leçons qui, il me semble, doivent être tirées du fait Massalikul Jinaan.
Leçon 1 : De l’engagement financier individuel
Bien que construite sur un titre foncier offert à la famille de Cheikh Ahmadou Bamba par l’ancien Président Abdoulaye Wade, Massalikul Jinaan a été financée de manière participative par la communauté mouride, suivant une recommandation de feu Serigne Cheikh Sidy Moctar Mbacké, défunt Khalife Général des Mourides. Cette démarche participative tranche avec le parasitisme économique qui caractérise, en général, nos autres cercles sociaux (partis et mouvements politiques, associations, familles). Au sein de ces derniers, la main tendue et la délégation de dépenses à un seul individu semblent être devenues la règle. Trop peu de gens au Sénégal acceptent d’avoir un engagement financier pour les causes qu’ils défendent. Chez les Mourides, chacun participe, à la hauteur des moyens dont il dispose et ce, au delà du traditionnel adiya qui est remis au guide spirituel.
Leçon 2 : De la force et la nécessité de la transcendence
L’engouement autour de Masslikul Jinaan n’est pas surfait. On ne marche pas de Pikine à Colobane pour venir prier à côté de ses coreligionnaires sans avoir le coeur et l’esprit remplis d’une force, d’une croyance, qui surpasse la fatigue. La confrérie mouride avec son corpus théosophique basé sur les écrits de Cheikh Ahmadou Bamba, sa rhétorique anti-colonialiste, son éhique du travail devant être rétribué de manière juste, l’obéissance absolue dûe aux Cheikh et ses rites renforçant la cohésion des disciples (Grand Magal de Touba, kureels de récitation de khassidas, cantt etc.) dispose de tous les attributs d’une idéologie opérante qui arriver à créer chez ceux qui y adhérent un sentiment de transcendance. Celui-là même qui donne la force de marcher de Pikine à Colobane ou de contribuer, même quand on est pauvre, à l’érection d’une imposante mosquée.
L’Etat – pour ne pas dire la République tant ce mot est désormais attaqué de toutes parts par ceux qui souhaitent secrètement ou publiquement la démenteler – dispose de chaque année d’un budget de plusieurs milliers de milliards de FCFA et procède à de nombreux investissements. Dans l’absolu, 20 milliards de FCFA, même pour un pays pauvre comme le Sénégal, ce n’est pas grand chose. C’est le coût d’une centrale solaire de 20 Mégawatts. Mais si Massalikul Jinaan touche autant les coeurs c’est parce qu’il est l’artefact, la manifestation matérielle ou encore la concrétisation de la transcendance exprimée et cultivée au sein de la confrérie mouride.
Quelle transcendance propose la République ? Où sont les espaces de socialisation, les camps de service civique national qui rassembleraient le jeune de Fongolembi, de Khar Yalla, de Toubacouta et de Richard-Toll autour de travaux d’intérêt général et de valeurs républicaines comme le sont kuureels chez les Mourides ? Commémore-t-on assez nos morts ? Où sont les stèles pour ceux qui sont tombés pour l’honneur, qu’ils aient été mourides, chrétiens, tidianes, ceddo ? Qui se souvient réellement des combattants du Camp de Thiaroye tombés en 1944 alors qu’ils demandaient l’égalité de traitement salarial ? Du capitaine Mbaye Diagne ? De Valdiodio Ndiaye ? Commémore-t-on assez nos disparus, comme ceux du bateau le Joola, ce drame quasi sans précédent dans l’histoire maritime mondiale, eux qui ont uni tout un pays dans la douleur ? Où sont les productions culturelles (films, théatre, littérature) qui exaltent la fierté nationale, l’esprit républicain, l’amour de son compatriote, notre « commun vouloir de vie commune » ? La République du Sénégal se réduit désormais, dans son ersatz de transcendance, à la cérémonie du défilé du 04 avril, aux sorties des équipes nationales de basket ou de football et à la ferveur autour de l’élection présidentielle. Cela est insuffisant. Trop insuffisant. Bien trop insuffisant.
Sans transcendance, sans investissement massif dans la prise en charge symbolique d’une jeunesse absorbée par la technique et perméable à toutes les idéologies du monde (y compris les plus mortifères), aucune des réalisations matérielles de l’Etat ne trouvera grâce aux yeux des populations. Dakar Arena, joyau architectural et bénéficiant à l’ensemble du sport sénégalais, a été inauguré avec une salle remplie de partisans politiques que l’on a transportés et nourris selon des modalités classiques et connues dans notre pays. Massalikul Jinaan a été inauguré par des milliers de fidèles volontaires qui se sont pris en charge ou ont marché parfois une vingtaine de kilomètres. La différence entre les deux ? La transcendence comme fondement de l’un et absente de l’autre. Un bâtiment n’émeut personne. Ce qu’il symbolise en revanche pénètre les coeurs.
Leçon 3 : De l’utilité sociale et morale du groupe
Massalikul Jinaan est aussi l’occasion pour la communauté mouride de témoigner de la solidarité entre ses membres. Aucun groupe (religieux, politique, philosophique) ne garde sa cohésion si les membres du groupe n’y trouvent pas des avantages qui sont supérieurs à ceux qu’ils pourraient avoir s’ils restaient isolés du groupe. Un groupe social fonctionne avec des règles d’entrée et des règles de fonctionnement une fois que l’on devient membre du groupe. Accueillir un condisciple en déplacement à l’étranger, nourrir gracieusement celui qui vient assiter aux événements de la communauté (qu’il soit mouride ou non), lui témoigner de l’empathie tout simplement parce qu’il est mouride sont des avantages matériels ou moraux dont bénéficie le disciple mouride grâce au groupe.
L’absence de transcendance républicaine crée une communauté nationale fragile où les individus se font peu confiance et manquent d’empathie les uns envers les autres. « Les imaginaires sont les forges desquelles émanent les formes que les sociétés se donnent », selon l’universitaire et intellectuel Felwine Sarr. Quel est l’état de l’imaginaire sénégalais aujourd’hui, si tant est qu’il en existe un ? Feu Ibrahima Sow, brillant professeur à l’IFAN, travaillait avec son laboratoire de l’imaginaire sur ces questions dans l’indifférence quasi-générale. Si la société sénégalaise veut aller ensemble, et non pas en factions confrériques, vers l’entraide, la solidarité, l’empathie, la justice et l’humanisme, alors ses penseurs, intellectuels organiques et dirigeants politiques doivent urgement lui concevoir un imaginaire d’entraide, de solidarité, d’empathie, de justice et d’humanisme. Un changement social ne survient jamais tel un « Deus ex machina » théâtral. Il doit être pensé, enseigné, diffusé et mis en oeuvre.
De plus, l’Etat faillit bien trop souvent à ses nombreuses missions de service public. Là où le contrat moral passé avec l’État stipule que ce dernier doit vous soigner, vous protéger, vous permettre de rentrer dans vos droits quand vous êtes lésé, ne pas subir la petite corruption que vous imposent certains fonctionnaires véreux, la réalité est toute autre. Les violences policières impunies, le calvaire quotidien vécu dans les admnistrations au contact du grand public (d’où les nombreuses félicitations au bureau des passeports qui fonctionnement normalement), l’état déplorable de nos hôpitaux, la saleté de nos rues (du fait de l’absence de sanctions, de dispositifs de collecte-recyclage et de la non-interdiction effective des plastiques, responsabilités qui incombent toutes à l’État), le non respect de la dignité humaine (talibés, malades mentzux errants, traitement des détenus dont s’est récemment ému Guy Marius Sagna) sont autant de déceptions/trahisons de l’État à l’endroit des Sénégalais. Les confréries musulmanes, l’église catholique et les nombreuses ONG du pays se substituent souvent à l’État dans la prise en charge des malades, dans le nettoiement des rues, etc.
Aussi, tant que l’État ne remplira pas convenablement ses missions régaliennes et les déléguera à d’autres groupes qui disposent d’un projet de société avec une vraie transcendence, alors l’État restera faible dans le symbole comme dans la réalité. Massalikul Jinaan s’est remplie de fidèles ce 27 septembre 2019 mais cet édifice est surtout plein de leçons pour ceux qui veulent bâtir au Sénégal une République forte dans ses symboles et respectueuse de toutes les croyances, une nation soudée où chacun participe à la hauteur de ses moyens et un Etat efficace au service de tous les Sénégalais. Car s’il y a bien une chose que nous devons préserver et renforcer, c’est ce Sénégal qui nous réunit, au delà de nos différences ethniques, religieuses, confrériques ou sociales.