Détrompons-nous, l’Afrique n’est pas le continent que l’on croit. C’est Ouroboros, vous savez, ce serpent de la mythologie qui se mord la queue. Disons-le une fois pour toutes parce que c’est aussi évident que le nez au milieu du visage : ce sont nos nationalistes les plus radicaux qui ont démoli nos nations. Regardez la Guinée de Sékou Touré ! Regardez l’Algérie du FLN ! Regardez le Zimbabwe de Mugabe ! Tous des régimes de gauche, comme par hasard ! Sans doute, les pires de nos catastrophiques indépendances !
Une époque charnière
Me revient à l’esprit le constat amer que me faisait le célèbre économiste Samir Amin, en marge d’un colloque tenu à Alger en 2012, sur Frantz Fanon : « Malheureusement, le bilan est plus positif de l’autre côté. » Maintenant que la cruelle réalité a eu raison du concert des théories faciles et des flonflons de la démagogie, reconnaissons que Bourguiba, Senghor, Houphouët-Boigny et Jomo Kenyatta ont mieux fait que les autres. On peut certes leur reprocher d’avoir flirté avec le colon et d’avoir manqué d’idéalisme panafricain, mais leur bilan s’impose de lui-même. Ces messieurs ont favorisé l’éducation et la culture, jeté les bases d’un essor aussi bien agricole qu’industriel et surtout, surtout, préservé la trame sociale, la seule clef qui ouvre sur une perspective d’avenir. En tout cas, la Tunisie et le Maroc se portent mieux que l’Algérie ; le Sénégal et la Côte d’Ivoire, mieux que la Guinée, le Botswana et le Kenya, mieux que le Zimbabwe. L’état de déliquescence dans lequel se trouvent les pays dits révolutionnaires est tel qu’ils sont devenus, de fait, moins indépendants que les autres.
À chaque dictature son complot
Nos révolutionnaires ont débuté non pas avec du plomb dans l’aile, mais avec deux balles dans les pieds. Deux balles en forme de petites phrases, de celles qui ont tué l’époque. D’abord, celle de L’Internationale : « Du passé, faisons table rase. » Celle de Lénine, ensuite : « Le sang est le combustible de l’histoire. » Ils ont commencé par démolir la société traditionnelle sous le prétexte qu’elle était archaïque sans se douter que leur idéologie d’emprunt était bien plus archaïque. Et ils se sont mis à couper les têtes avec la frénésie des coupeurs de canne. À chaque dictature, son complot. Chez Staline, « le complot juif ». Chez Sékou Touré, « le complot peul ». Chez Boumediene, « le complot berbère ». Chez Mugabe, « le complot matabele ». Le bébé a besoin de lait pour grandir, ces messieurs-là, de boucs émissaires. Tout est de la faute de l’autre : de l’impérialisme, du colonialisme, de la pluie, du vent, du coq qui chante, de la tribu d’en face. Ces gens ont raison, toujours raison, surtout quand ils conduisent leurs peuples droit au mur. Jamais de remords, jamais d’excuses ! Tout est parfait chez ces gens-là : Dieu, au ciel ; eux, sur terre !
Évidemment, il y aura toujours des ethnologues, des sociologues – pourquoi pas des tératologues ? – pour justifier la barbarie et défendre l’indéfendable. Normal, ce sont des intellectuels, donc des individus dont la démagogie est la raison de vivre. Et qu’est-ce qui est plus démagogue qu’un intellectuel ? Un intellectuel africain ! OK, ces héros aux mains tachées de sang ont brillamment libéré leurs peuples du joug colonial. OK, ce sont eux et personne d’autre qui nous ont rendu notre fierté d’Africains ! Cela ne fait pas d’eux les propriétaires de notre sol et de notre sous-sol, de notre mémoire et de notre âme.
Cela dit, une terrible question demeure. Comment les Guinéens réussiront-ils un jour à concilier le prestigieux Sékou Touré du 28 septembre 1958 au sordide Sékou Touré tribaliste et bavant de haine du camp Boiro ? Comment l’Algérie réussira-t-elle à concilier les merveilleux enfants de la Toussaint avec cette bande d’affairistes et criminels qui prend un malin plaisir à ruiner l’Algérie ? Comment le Zimbabwe réussira-t-il à concilier le Titan de la lutte contre les racistes blancs de la Rhodésie avec le génocidaire du Matabeleland, le millionnaire de Singapour, l’époux de Grace, la scandaleuse. Ce n’est pas à moi de répondre. Le seul juge, c’est l’histoire.
Tierno Monénembo, 1986, grand prix littéraire d’Afrique noire ex aequo, pour « Les Écailles du ciel » ; 2008, prix Renaudot pour « Le Roi de Kahel » ; 2012, prix Erckmann-Chatrian et grand prix du roman métis pour « Le Terroriste noir » ; 2013, grand prix Palatine et prix Ahmadou-Kourouma pour « Le Terroriste noir » ; 2017, grand prix de la francophonie pour l’ensemble de son œuvre.