Notre pays avait soif de vrais débats. Deux grands intellectuels Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne renouent avec cette tradition à travers deux premiers articles : « Bachir, tu permets ? » et « L’or et la boue ». Mais il y a de l’eau dans le gaz.
A la question de Boubacar Boris Diop « Bachir, tu permets », le philosophe répondit par « Je vous en prie ». C’est l’étincelle qui a mis le feu aux poudres entre deux hommes qui sont la fierté du Sénégal. Boubacar Boris Diop est revenu à la charge avec un article intitulé « Merci Bachir pour ta permission ».
J’ai hésité longuement avant d’apporter ma modeste contribution à ce débat. Car j’ai appris dans la pensée philosophique wolof que « Noon du seede, soppe du seede » «un ami ne peut être témoin encore moins un ennemi ». Ce qui nous oblige à cesser d’aimer lorsqu’il s’agit de juger quelqu’un dans l’esprit de Jean-Paul Sartre et de nos traditions africaines à la recherche d’une démarche objective.
Sur invitation de Boubacar Boris Diop, j’ai eu l’heureuse opportunité d’arborer la promotion des langues nationales du Sénégal comme un étendard à l’Université Autonome de Mexico en 2007 avec le Professeur Cheikh Mbacké Diop fils aîné du savant Cheikh Anta Diop et d’autres chercheurs africains. Nous avions montré et démontré à cette occasion dans cette université de 350 000 étudiants ce que Cheikh Anta Diop a apporté au monde scientifique pour déconstruire les thèses racistes de Galien, de Lévy-Bruhl et de Hegel sur les prétendus peuples alogiques et prélogiques d’Afrique.
Dix ans après Mexico, c’est sur une proposition de Boubacar Boris Diop que le Professeur Souleymane Bachir Diagne m’a fait inviter à l’Université de Columbia de New-York lors d’une rencontre de haut niveau d’écrivains comme le poète chinois Bei-Dao symbole de la Place Tien’Anmen, le poète Raul Zurita du Chili d’Allende, Nabaneeta Dev Sen la poétesse indienne de Calcutta et d’autres poètes de renommée mondiale.
Je revois le Professeur Souleymane Bachir Diagne, la mine rayonnante de joie, venir me féliciter devant le Provost de l’Université de Columbia après ma communication sous la forme d’un zapping linguistique wolof-anglais avec la complicité de Docteure Mariame Iyane Sy Professeure titulaire au Département Middle Eastern, South Asian And African Studies de cette université.
Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne sont donc pour moi deux grandes figures intellectuelles sénégalaises d’une très grande générosité.
Mais les conflits sont souvent révélateurs de forces et de faiblesses dans le monde des idées. Et nous devons nous saisir de ce débat pour aller au-delà des personnes de Boris et de Bachir.
Cheikh Anta Diop est l’un des plus grands savants de notre époque. Ses travaux font autorité au-delà du continent africain. Cheikh Anta Diop n’a jamais été un dogmatique mais un guide scientifique pour l’action. Sa ténacité et son amour du savoir lui ont donné le pouvoir d’être toujours au cœur du débat en Afrique et dans le cœur de millions d’Hommes.
Comment ne pas penser au livre-programme de Cheikh Anta Diop sur « Les fondements culturels, techniques et industriels d’un futur Etat fédéral d’Afrique Noire » au moment où les jalons de la monnaie unique régionale « Eco » sont posés par la CEDEAO ?
Mieux, quelle relecture africaine allons-nous faire des œuvres de Cheikh Anta Diop sur l’intégration économique africaine dans la perspective de la Zone de Libre Echange Continentale Africaine ?
L’unification linguistique autour du swahili préconisée par Cheikh Anta Diop a-t-il fait de lui un jacobin comme l’affirme Souleymane Bachir Diagne ?
Il suffit de lire cet extrait de Nations nègres et cultures aux pages 405 et 406 pour répondre par la négative : « on n’oublie que l’Afrique est un continent au même titre que l’Europe, l’Asie, l’Amérique ; or sur aucun de ceux-ci l’unité linguistique n’est réalisée ; pourquoi serait-il nécessaire qu’elle le fût en Afrique. L’idée d’une langue africaine unique parlée d’un bout à l’autre du continent est inconcevable autant que l’est aujourd’hui l’idée d’une langue européenne unique ».
François-Xavier Fauvelle-Aymar voulant faire passer Cheikh Anta Diop pour un jacobin se trompe de date d’entrée de jeu. En effet, l’unité linguistique autour du français n’est pas une invention de la Révolution française.
Le principe du centralisme linguistique autour du français dans l’histoire de France date de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts du 10 août 1539 sous le règne de François 1er deux siècles et demi avant les Jacobins. Depuis François 1er et pendant des siècles, le français s’est imposé comme la langue d’unification de la France interdisant les langues régionales comme le breton et l’occitan en vue de permettre à la royauté d’exercer son pouvoir suprême de commandement sur l’effectivité du territoire français.
L’acte fondateur de la primauté et de l’exclusivité du français comme langue de rédaction des documents officiels de la vie publique du Royaume de France a été repris par les Jacobins lors de la Révolution française pour revitaliser cette libido dominandi sur le peuple français.
Vouloir faire passer Cheikh Anta Diop pour un jacobin, c’est placer une dynamite sous les fondations de l’édifice de l’Etat fédéral en Afrique qu’il a théorisé dans le sillage des défenseurs des Etats-Unis d’Afrique.
C’est là où François-Xavier Fauvelle-Aymar se trompe lourdement sur le fond. Car un Etat fédéral en Afrique dans l’esprit de Cheikh Anta Diop obéirait à la combinaison de trois principes cumulatifs : le principe de participation, le principe d’autonomie et le principe de superposition qui, loin de diluer les autres langues dans un universalisme abstrait, entretiendrait leur vitalité dans les échanges intra-africains.
Ce principe de l’unification des peuples autour d’une langue prendrait donc ses racines dans le besoin de contrôler et d’asseoir un imperium sur les gouvernés tout en laissant intact ce qui leur est propre : leurs langues et leurs cultures.
Malheureusement, de nombreux pays africains, partagés entre mimétisme et métissage institutionnels, ont repris in extenso le modèle français de l’unité linguistique dès leur accession à l’indépendance ravalant souvent leurs langues nationales au rang de dialectes ; le dialecte étant une langue sans statut social pour reprendre la définition de Louis-Jean Calvet.
En effet, l’une des faiblesses des pays africains francophones résulte de leur difficulté à penser l’unité dans la diversité. Cet idéal obsessionnel d’avoir une société monochrome se lit même dans la devise du Sénégal « Un peuple, un but, une foi » et empêche de voir la singularité des ethnies comme un pilier solide de la nation sénégalaise. La Babel africaine est en définitive une chance et non pas un châtiment divin pour nous Africains. C’est le gage de l’unité africaine.
Dans l’Afrique de Cheikh Anta Diop, je ne traverse pas des frontières. Je négocie plutôt des passages d’une culture à une autre à bord d’un véhicule : la langue qui transcende les pré-carrés hérités du Congrès de Berlin de 1884 à 1885.
Face à l’unification par le swahili, Souleymane Bachir Diagne dit avoir préféré la position de Ngugi Wa Thiong’o qui propose le « remembrement sur la base du pluralisme linguistique et d’une philosophie de la traduction ; l’unité se faisant par la traduction quand Cheikh Anta Diop insiste sur la nécessité du choix d’une langue d’unification »
Mais c’est là où Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne se rejoignent sans en avoir l’air dans la mesure où le choix d’une langue d’unification n’est pas en soi un signe d’exclusion d’autres langues africaines appelées à cohabiter pacifiquement en Afrique.
L’utopie est ici une réalité en gestation même si l’histoire du français en Afrique nous prouve le contraire. Léopold Sédar Senghor nous a conviés au banquet de l’universel sans nos langues nationales confortant ainsi le contexte diglossique qui prévaut de nos jours au Sénégal.
L’unification linguistique par le swahili que Cheikh Anta Diop appelle de ses vœux n’est pas de fait le signe d’une volonté de gommer les différences dans le paysage linguistique africain. Si c’était le cas, on ne comprendrait pas l’intérêt de ses travaux sur la parenté linguistique entre l’égyptien ancien et les langues négro-africaines allant du wolof aux langues de la région des Grands Lacs en passant par le sérère. A la suite de Lilias Homburger (1941), sous un autre angle, Cheikh Anta Diop a alimenté la réalité avant le concept recouvrant ce que le romancier kenyan Ngugi Wa Thiong’o appelle le remembrement par le pluralisme linguistique et la traduction.
L’unification par une langue et le remembrement par le pluralisme linguistique et la traduction se concilient bien dès lors que le rapport de glottophagie est écarté du paysage linguistique. Ce qui pose problème, c’est le statut hégémonique d’une langue sur les autres langues.
Et Souleymane Bachir Diagne et Boubacar Boris Diop me concèderont qu’un Etat fédéral puisse aussi exister et s’épanouir sans passer par l’unification linguistique autour d’une langue.
La Suisse qui en est une illustration a quatre langues officielles : le français, l’allemand, l’italien et le romanche.
Sur le continent nord-américain, la loi proclame l’anglais et le français en tant que langues officielles de l’État fédéral canadien. Elle oblige le Parlement fédéral à adopter ses lois et le gouvernement à publier les textes réglementaires dans des versions anglaise et française qui ont toutes deux une portée officielle.
L’exemple de ces deux Etats fédéraux montre qu’on peut avoir un pays multilingue sans un contexte diglossique ; c’est-à-dire un paysage linguistique institutionnel stable sans la préséance d’une langue sur une autre. Cet aménagement linguistique est conforme à l’esprit de Cheikh Anta Diop. En effet, en préconisant le swahili comme une langue d’unification, il entendait relier une grande partie du continent africain pour faire tomber les murs des ghettos linguistiques friands de latin et de grec dans l’école des élites. Somme toute, tout est question de volonté politique.
C’est pourquoi, le piège de cette unité linguistique par le français tant redouté par les intellectuels africains lucides comme Cheikh Anta Diop a été déjoué très tôt en 1956 par le poète martiniquais Aimé Césaire qui, dans une autre alerte sous les Tropiques, disait dans sa lettre de démission du Parti Communiste Français adressée à Maurice Thorez « qu’il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’universel. Ma conception de l’universel est d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers »
Ce qui nous ramène à Souleymane Bachir Diagne dans son article présenté sous la forme d’une interview intitulée « Un universel comme horizon. Entretien avec Souleymane Bachir Diagne » avec Elara Bertho devenu un casus belli. Le philosophe, se référant à Maurice Merleau-Ponty, y fait la différence entre l’universel de surplomb propre au système colonial et l’universel latéral de la période postcoloniale qui ne pourrait se produire que dans l’horizontalité des cultures et des langues.
Ce que le Professeur Souleymane Bachir Diagne confirme invitant « à la décolonisation des imaginaires » des pays d’Afrique qui n’ont pas réussi à décoloniser les esprits en écho à l’article du romancier kenyan Ngugi Wa Thiong’o « Decolonising the mind ».
Mais le français et les langues nationales sont toujours dans les rapports dominant-dominé avec une préséance du français comme langue officielle.
Et nous sommes restés dans l’universel de surplomb même si l’Organisation Internationale de la Francophonie considère nos langues nationales comme des langues partenaires.
L’universalisme à la française, perçu il y a quelques années sous le gouvernement de Jacques Chirac de 1993 comme « une exception culturelle française », n’est-il pas un particularisme qui veut uniformiser tout à l’aune du système de valeurs de la France ?
C’est pourquoi, l’universel latéral auquel Souleymane Bachir Diagne fait référence, si nécessaire soit-il, ne rétablira pas de sitôt l’équilibre des forces linguistiques entre les langues africaines et les langues héritées du système colonial surtout dans les pays francophones d’Afrique. Souleymane Bachir Diagne dans Penser l’Universel avec Etienne Balibar aurait pu nous montrer davantage les limites de l’universalisme abstrait dans le sens de la dilution d’une partie de l’Afrique dans le système de valeurs de l’Autre tout en nous assurant que l’universel de surplomb n’est pas derrière nous.
Toutefois, il y a une forme de résistance par la plume dans le choix d’écrire en langues africaines ; une résistance à la dynamique de subordination et de substitution d’une langue dominante sur les langues dominées.
« La plume est plus dangereuse qu’une épée », disait le président Abraham Lincoln.
Et nous sommes dans une guerre des langues trop subtile. Resterons-nous toujours des héritiers du système d’auto-défense intellectuelle qui s’est amorcé en Afrique de Cheikh Anta Diop à Boubacar Boris Diop en passant par Mongo Béti et Ngugi Wa Thiong’o face aux agressions culturelles venues d’ailleurs ? C’est dans notre intérêt.
Et le mérite de Boubacar Boris Diop dans ce conflit latent est d’avoir décliné socialement le concept du « learning by doing » « apprendre par l’action » (John Dewey) avec la collection Céytu qu’il a dirigée aux Editions Zulma mais aussi avec l’Edition EJO dont il est le fondateur et qui nous offre un journal en ligne en wolof dans un style très accessible aux initiés de nos langues nationales.
C’est dans cette dynamique que j’ai eu l’insigne honneur de traduire en wolof le livre de Jean-Marie Le Clézio Prix Nobel de Littérature « Mon père l’Africain » sous le titre « Baay Sama doomu Afrig » (Editions Zulma) sous la direction de Boubacar Boris Diop qui, à son tour, a donné à l’Afrique une traduction en wolof d’« Une saison au Congo » d’Aimé Césaire.
« Une si longue lettre » de Mariama Bâ a été traduite par Arame Fal Diop et la regrettée Mame Younousse Dieng.
Au-delà du débat, mais dans le débat !
Et il n’y aura pas d’armistice entre Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne dans ce duel qui aurait dû être un combat à fleurets mouchetés.
Comme Umberto Eco qui voyait la traduction comme la langue de l’Europe, je reste convaincu que si Cheikh Anta Diop revenait sur terre il lui emboîterait le pas en disant que la traduction est aussi la langue de la Terre-mère : l’Afrique dans le prolongement de « Nations nègres et cultures ».
Boubacar Boris Diop n’est pas un héritier servile de Cheikh Anta Diop.
Au Professeur Souleymane Bachir Diagne, philosophe, philosophe du Roi, brillant intellectuel de nous gratifier d’un manuel de philosophie en wolof ou tout au moins de lancer le chantier de la traduction de La République de Platon en wolof.
Son oncle le linguiste Pathé Diagne, auteur de Grammaire de wolof moderne (Présence Africaine 1971), a traduit le Coran en wolof. Toujours sur les pas de Cheilkh Anta Diop le Professeur Assane Sylla a traduit également le Coran en wolof.
La linguiste Arame Fal Diop sama ndeyu daara, auteure du Dictionnaire wolof – français avec Rosine Santos et Jean Léonce Doneux, a traduit la Constitution du Sénégal en wolof sous le titre « Ndeyu àtte réewum Senegaal » avec le magistrat Ameth Diouf.
Que dire enfin de l’immense œuvre du grand poète et romancier wolof Cheik Aliou Ndao le primus inter pares ?
Nous leur devons des égards et de la reconnaissance pour leur contribution précieuse à la Babel africaine heureuse : lieu de convergence de l’universel latéral dans l’acception de Maurice Merleau-Ponty.
L’avenir est donc aux polyglottes que sont Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne.
« Ba ñey dee xàll babal doom yaa tax » traduit dans la langue de Molière « c’est pour le confort des éléphanteaux que l’éléphant élague les buissons »
Ainsi parlait le Jaraaf de mon village pour éviter de léguer des fardeaux aux générations futures.
Daouda Ndiaye est juriste, docteur en Sciences de l’Education, secrétaire Général de l’Association des Cadres Lébou, Le Péey Lébu.