Dans la première partie de cette étude, nous avons montré que l’histoire du Sénégal, comme celle de l’Afrique en général, est confrontée à un problème de sources. Dans cette deuxième partie, nous allons aborder le problème de la couverture géographique des programmes scolaires.
Sans risque de nous tromper, nous osons dire que le contenu de nos programmes d’histoire est pour beaucoup de choses dans l’ignorance de notre histoire.
Oui, nous ignorons beaucoup de l’histoire de notre pays, car la manière dont elle est présentée dans les programmes est frustrante parce que partielle et même partiale.
La couverture géographique du territoire national par les programmes :
En 2004, le ministère de l’Education avait jugé bon de revoir les programmes d’Histoire et de Géographie. Initiative qui a été saluée, car inaugurant une nouvelle vision de nos programmes, mais surtout avec de nouvelles approches pédagogiques.
Dans ces nouveaux programmes d’histoire, trois principes majeurs ont été dégagés :
Un recentrage sur l’histoire du Sénégal, des origines à l’indépendance. Cependant, l’histoire africaine et extra africaine ne sera pas négligée.
Tout en ne négligeant pas la chronologie, le contenu matière sera articulé autour de thèmes judicieusement choisis.
Une conception de l’histoire qui privilégie les faits de civilisation, le rôle des Peuples, les données économiques, politiques, sociales et culturelles.
Des principes très nobles certes, mais qui tardent à être une réalité quand on analyse les programmes scolaires actuels.
Les Sénégalais connaissent mal l’Histoire de leur pays, car nos programmes scolaires ne couvrent pas toute l’Histoire du territoire national, tant sur le plan du temps que de la géographie.
En traversant les âges de l’Histoire (préhistoire, antiquité, moyen âge, les temps modernes et l’époque contemporaine), on se rend compte que nos programmes officiels sont restés longtemps sans couvrir de manière satisfaisante tout le territoire national. Déjà par les sources, nous avons saisi les limites de notre histoire, quant à remonter le temps.
L’analyse qui va suivre va nous édifier sur ces tristes réalités.
La préhistoire, l’antiquité et le moyen âge :
Cette préoccupation de recentrer les programmes sur le Sénégal des origines à l’indépendance se justifiait réellement. Ainsi, des efforts de couvrir tout le Sénégal par les programmes ont été réels, mais restent insuffisants.
Pour la préhistoire et la protohistoire, on est loin de couvrir la totalité des régions du pays. La connaissance de notre préhistoire se limite surtout à l’Ouest (Cap vert, les îles du delta du Saloum), le centre (Saloum, notamment le département de Niro du Rip) et vers l’est la région de Tambacounda, au niveau de la Falémé. Même si des vestiges préhistoriques ont été trouvés un peu partout, ils tardent à être mentionnés dans les programmes scolaires de manière plus formelle.
Pour l’antiquité, c’est pire, car les programmes sont muets sur l’ensemble du territoire. A ce niveau, la situation s’explique par l’absence totale de sources pouvant nous donner une idée du Sénégal de cette époque.
A partir du moyen Age jusqu’au monde contemporain, il est possible de prendre en charge la totalité du territoire national en s’appuyant surtout sur différentes sources comme vu dans la première partie de cette étude.
Mais c’est justement à ce niveau qu’on décèle les insuffisances des programmes sur le plan de la couverture nationale.
En parcourant les programmes, on constate que c’est à partir de la quatrième (3ème partie) qu’on aborde les royaumes de la Sénégambie et seulement à partir du 17ème siècle. On se contente aussi de n’étudier que les royaumes qui seront retrouvés dans les résistances en classe de troisième.
Une analyse du contenu des programmes d’histoire de la Sixième à la Terminale révèle qu’il faut creuser davantage ces programmes.
Voici notre constat :
Seuls les royaumes de l’ouest et du nord sont étudiés de manière approfondie. (Saloum, Sine, Cayor, Baol, Jolof, Walo, Fouta Toro).
Certains royaumes ou provinces ne sont mentionnés qu’au passage, dans le cadre de l’étude de l’Histoire de certaines grandes entités politiques comme l’empire toucouleur de El Hadj Omar Tall et l’empire du Gabou. C’est le cas du Gadiaga, du Galam, du Bouré, du Boundou et du Xasso, auxquels on fait allusion dans le cadre de l’étude des empires (Ghana et Mali) ou de la résistance de El Hadj Oumar Foutiwu Tal.
De nombreuses contrées du Sénégal sont passées sous silence dans les programmes, comme si elles n’avaient pas d’histoire. Ce n’est pas parce qu’on ne maîtrise pas les évènements qui ont marqué l’histoire de toutes ces entités politiques, de toutes ces communautés ; ce n’est pas parce qu’on ignore tout de leurs aspects civilisationnels, de leur vécu culturel, sociologique et économique.
Dans l’étude des sources, on sait que beaucoup d’historiens, notamment originaires de ces zones absentes de nos programmes, ont mené des recherches et ont écrit sur leur passé sociopolitique.
Une part plus grande devrait désormais être accordée aux entités politiques de ces zones. C’est le cas des royaumes et provinces malinké ou diahanké de la région de Kédougou, au niveau de la Haute Gambie et de la Falémé comme le Xasso, le Bélédougou, le Sirimana, le Dantila, le Bademba, le pays Cognagui et le pays Bassari.
C’est aussi le cas de certaines entités politiques de la région de Tambacounda comme le Niani, le Wouli, le Bundu et le Bambouk. Ces organisations politiques sont aussi entièrement ignorées dans ces programmes. Nos jeunes chantent Niani bagne na en ignorant tout du Niani.
Des entités qu’il faut étudier dans le cadre d’une vaste étude sur l’empreinte mandingue dans la Sénégambie. Nous y reviendrons avec les thèmes dans le cadre de la troisième partie intitulée «Comment enseigner notre Histoire».
Un autre aspect de cette couverture géographique par les programmes, c’est le fait de privilégier l’histoire évènementielle basée sur les organisations politiques. Tous ces royaumes figurant dans nos programmes ont été privilégiés à partir de leur organisation politique, des rapports entre eux et de leurs relations avec l’Europe ou le monde arabe.
Or nous référant au troisième principe de la réforme des programmes de 2004, une nouvelle conception de notre Histoire doit désormais privilégier les faits de civilisation, le rôle des Peuples, les données économiques, politiques, sociales et culturelles.
Cette démarche devrait permettre d’intégrer tous les régions, ethnies ou groupes culturels dans les programmes. Ainsi, toutes les sociétés «égalitaires» socialement bien organisées, mais sans passé politico administratif, ou qui ont longtemps vécu en vase clos sans relations avec l’Europe ou le monde arabe, seront bien prises en charge. On peut dans ce cadre citer :
Les sociétés de la Haute Gambie : le pays Bassari, le Tenda, le Badiar, le Niokolo.
La Haute Casamance avec le Fouladou qui englobe, à tort, de nombreuses provinces qui ont été de véritables entités sociopolitiques comme : le Pata, le Firdou, le Patim, le Kamako, le Kantora, le Pakane, le Patiana, le Mamboua. Des noms rarement entendus et pourtant historiquement équivalents à nos Ndukumaan, Jogniik, Guet, Jander, Ndiambour, Rip, Ndiaffé Ndiaffé, Niombato, etc.
La Moyenne Casamance mériterait plus d’attention avec ses nombreuses provinces mandingue (Sonkodou, Pakao, Boudié, Yacine, Souna Balmadou et le Balantacounda). L’étude de toutes ces entités dans le cadre du vaste ensemble mandingue serait à saluer.
La Basse Casamance qui n’est intéressée par les programmes qu’à travers Aline Sitoë Diatta et cela de manière très tardive (grâce au Professeur Iba Der Thiam, à l’origine des recherches sur cette figure historique du Sénégal). Encore qu’elle est mentionnée dans les programmes de manière si infime qu’on ne peut en faire un sujet de contrôle à un examen.
Cette Basse Casamance, bien que sans royaumes, dans le sens historique courant en Afrique occidentale, comprenait plusieurs entités politico-ethnico-culturelles qui ont leur place dans l’histoire de notre pays. Mais à condition que notre Histoire ne se limite plus aux faits de guerre et de pouvoir étatique. Ces entités socioculturelles méritent d’être étudiées à travers leur passé civilisationnel.
Ainsi, il est souhaitable que figurent dans nos programmes les entités socio-culturelles comme le Blouf, le Fogny, le Narang, le Essing-Bayot, le Kassa, le Moff-Avvi, les Karones et les Blis.
La zone du Balantacounda est aussi ignorée et pourtant beaucoup d’ethnies (Balante, Mancagne, Manjack, Manodje, Papel, Baïnounk) aux riches patrimoines culturels y cohabitent.
Le troisième principe doit donc être effectif en mettant l’accent sur «les faits de civilisation, le rôle des Peuples, les données économiques, politiques, sociales et culturelles».
Mais cela ne se fera pas au détriment de l’événement, des évènements ou de l’évènementiel, car ces aspects font aussi partie de l’Histoire.
Cette non couverture du territoire national par les programmes a fait que beaucoup de Sénégalais et Sénégalaises, aujourd’hui cadres, ont fait toutes leurs études élémentaires, moyennes, secondaires et même supérieures dans une totale ignorance de l’histoire des provinces ou des groupes socioculturels dont ils sont originaires.
Et ce qui est bizarre, c’est qu’ils n’ont jamais eu la présence d’esprit de dénoncer cette injustice. Nous invitons alors les cadres originaires de ces anciennes provinces à se ressaisir ; il est temps qu’ils réagissent. Surtout que nombre d’entre eux ont fait des recherches sur les zones d’où ils sont originaires, soit dans le cadre d’études universitaires, ou tout simplement par amour de leur origine, de l’histoire de leur famille ou de leur ethnie.
Se retrouvent-ils vraiment dans cette manière d’enseigner l’Histoire de notre pays ?
Il était donc temps que nos programmes soient revus. Il faut désormais aller plus loin et ratisser plus large.
Ce qui nous ramène au projet de l’Hgs (Histoire générale du Sénégal).
Le Professeur Iba Der Thiam nous a réitéré son engagement à poursuivre les séminaires régionaux. Il faut au plus vite les reprendre avec une large campagne médiatique. Il faut aussi une sérieuse préparation de ces séminaires au niveau de chaque région. Les gouverneurs doivent mettre en place des comités régionaux qui seront chargés d’identifier les sources locales et les personnes ressources qui pourront faire des communications.
La Commission nationale chargée d’écrire l’Hgs devra, parallèlement à cette collecte de données, travailler avec l’Association nationale des Professeurs d’HG et les autorités administratives compétentes pour dégager les grands thèmes qui serviront de base aux futurs programmes d’Histoire.
A suivre en troisième partie : la manière dont notre histoire devra désormais être enseignée.
Maurice Ndéné WARORE
Ancien professeur d’Histoire Géographie
Ancien Inspecteur d’Académie/Tamba/Ziguinchor/Kaolack
Retraité de l’Education nationale
guirandokordiabou@gmail.com