Fils de feu M’Bap Senghor, Tirailleur sénégalais tué par l’armée coloniale française le 1er décembre 1944 à Thiaroye (Sénégal), je me suis résolu à vous adresser cette lettre ouverte après avoir, depuis les années 70, demandé des explications à l’État français sur les circonstances de la mort de mon père. Sous la présidence de François Mitterrand, le chef de Cabinet du ministre de la Défense, Charles Hernu, s’est ému de ma situation sans pouvoir m’apporter d’explication. Depuis 2015, je n’ai pas reçu le moindre retour à mes courriers au ministère de la Défense puis des Armées me contraignant à saisir la justice alors que le mensonge d’État a été mis au jour par des recherches historiques.
Le 1er décembre 2019, où et comment allons-nous commémorer le 75ème anniversaire de la mort violente de mon père à Thiaroye ? Lors du 70ème anniversaire, le président Hollande, devant les tombes anonymes du cimetière militaire de Thiaroye, a reconnu non pas le massacre mais uniquement que les ex-prisonniers de guerre, dont un certain nombre avaient rejoint la Résistance après leur évasion des Frontstalags situés en France, devant être démobilisés à la caserne de Thiaroye, n’avaient pas perçu leur dû et que les armes des militaires français s’étaient retournées contre eux. Il s’agissait d’automitrailleuses et non des fusils des tirailleurs du service d’ordre. Alors que l’État français a fait croire durant 70 ans que les victimes étaient enterrées dans les tombes anonymes, en 2014, le président de la République a contredit le chiffre officiel de 35 tirailleurs morts en annonçant au moins 70 victimes et que l’endroit de leur sépulture demeurait mystérieux.
Les archives consultables, reflets du récit officiel mensonger, ont été remises au Sénégal sous forme numérisée en novembre 2014, mais ne sont toujours pas mises à disposition ni des autres États africains issus du démantèlement des ex AOF et AEF pourtant copropriétaires de ces archives, ni des historiens et autres chercheurs africains ou étrangers, et encore moins des populations du continent et de sa diaspora !
Á l’occasion des commémorations du 75ème anniversaire du débarquement de Provence, le président Emmanuel Macron a dit solennellement : « Honorés à juste titre par leurs camarades de l’époque, ces combattants africains, pendant nombre de décennies, n’ont pas eu la gloire et l’estime que leur bravoure justifiait. La France a une part d’Afrique en elle et sur ce sol de Provence, cette part fut celle du sang versé. Nous devons en être fiers et ne jamais l’oublier : les noms, les visages, les vies de ces héros d’Afrique doivent faire partie de nos vies de citoyens libres parce que sans eux nous ne le serions pas ». Á cette commémoration, l’écrivain David Diop, auteur de Frère d’âme, a évoqué les fosses communes de l’Histoire mais Thiaroye est une terre de sang avec ces fosses communes où se trouve mon père. L’emplacement de ces fosses communes est connu, à l’endroit même du rassemblement ordonné par les officiers, elles ont été recouvertes d’une dalle de béton empêchant les familles de récupérer les corps. Le terrain étant désormais propriété du Sénégal, la responsabilité de l’exhumation incombe donc au chef de l’Etat sénégalais.
Si la France a une part d’Afrique en elle, elle doit alors aider le Sénégal à exhumer les corps de sans doute plus de 300 victimes dont des blessés achevés à l’hôpital principal de Dakar. Les autorités françaises ont fait croire que 400 des plus de 1600 rapatriés qui avaient quitté la métropole le 5 novembre 1944 n’avaient pas embarqué à l’escale de Casablanca pour diminuer leur nombre et camoufler le réel bilan des victimes du massacre.
Cette indispensable exhumation permettra de nous approcher de la vérité et de décharger la mémoire des morts par l’aboutissement du procès en révision de ceux condamnés pour un crime qu’ils n’ont pas commis : il n’y a jamais eu de rébellion armée au camp de Thiaroye, mais bien un massacre prémédité d’hommes libres qui ne réclamaient que leurs justes droits. C’est ce crime de masse que l’État français a voulu dissimuler.
Ils ont tous été spoliés de leur solde de captivité et de leur prime de démobilisation restées depuis dans les caisses de l’État français qui a fait croire que les rapatriés avaient perçu l’intégralité de leurs soldes. Les réclamations étaient légitimes.
Aucun État ne peut laisser ses propres soldats, ceux qui se sont battus pour que la France reste un pays libre, dans des fosses communes. Thiaroye, plus qu’une dette de sang, est une dette du déshonneur, une ignominie qu’il est plus que temps de laver en tournant le dos au mensonge d’État.
Le 4 octobre 2019, le Conseil d’État a rejeté ma requête demandant à voir le motif caviardé d’une sanction infligée à un officier particulièrement compromis dans le massacre et amnistié. Ce n’est pas un argument juridique qui m’est opposé mais un simple obstacle matériel. Le motif ne peut pas, en effet, être effacé par une amnistie afin de respecter les droits des tiers victimes, mais les magistrats ont estimé : « En l’absence d’obligation pour l’administration d’établir un nouveau document, en procédant à la suppression des occultations qui y ont été portées, afin de répondre à une demande de communication d’archives publiques, le ministre de la défense a pu légalement refuser de faire droit à la demande de M. Senghor » alors que les progrès techniques permettent de voir le motif sans altérer le document. Cet arrêt du Conseil d’État m’éloigne davantage de la vérité et de la justice. La saisine de la Commission des Droits de l’Homme est envisagée.
J’attends également des jugements pour l’attribution de la mention « Mort pour la France » à mon père en lieu et place du qualificatif déshonorant de « déserteur » et pour obtenir réparation pour toutes les souffrances endurées par ma famille. Comment l’État français peut-il arguer de la prescription alors qu’il a menti sur ce drame pendant tant d’années ?
Messieurs les présidents de la France et du Sénégal, mais aussi du Mali, de Guinée, de Côte d’Ivoire, du Bénin, du Burkina Faso, du Togo etc. il est urgent, au-delà des discours, d’honorer la mémoire de ces soldats africains, engagés volontaires ou non, venus pour défendre la France et son territoire mais, paradoxalement, morts par les armes de l’armée coloniale française sur le sol africain.
Il faut offrir à chacun d’eux une sépulture décente et leur attribuer la mention « Mort pour la France » en les nommant grâce à la liste des victimes ; il faut innocenter par un procès en révision ceux condamnés à tort et les réhabiliter et enfin il faut restituer à leurs ayants-droit les soldes et indemnités spoliées.
C’est dans l’espoir que cet ultime appel à votre responsabilité et à votre devoir de veiller à un traitement égal de tous les êtres humains, sans aucune distinction de race ou d’ethnie, de genre ou d’origine, de classe ou de caste, de nationalité, de religion ou de conviction, ne sera pas vain. La réponse attendue ne peut être que l’exhumation des corps dont celui de mon père M’Bap Senghor.
Diakhao, Fatick (Sénégal), le 15 octobre 2019
Biram Senghor, 81 ans, est Adjudant-Chef de Gendarmerie à la retraite