«Je te remercie de m’avoir donné l’occasion de parler de ma vie. Je m’inquiétais en me disant que j’allais partir sans avoir eu l’opportunité d’en parler (…) j’ai pensé que c’était un devoir (…) de profiter de l’occasion… d’essayer de restituer ce que je peux et ce qui peut l’être de cette période, les lieux, les familles, les gens, pour que l’on sache ce qui y fut… par-delà ma personne, je veux ici privilégier le quartier qui fut le mien en cette période et m’en faire le griot, le mémorialiste, afin de faire savoir ce qu’il y a eu et le fixer a jamais (…) Je n’ai pas fait d’enquêtes, comme ma profession m’y aurait incité, je me suis fié seulement à ma mémoire et à ce que je sais» (Boubakar Ly, in Gomis, pp. 13-14 ; pp. 92-93).
Pour répondre à la première question du Professeur Souleymane Gomis, question qui ouvre leur dialogue, le Professeur Boubacar Ly commence par ces mots qui fendent. Cependant, ces mots ne doivent pas nous faire fléchir. Au contraire, ils doivent attirer davantage notre attention sur les nécessités pressantes de «faire parler» les témoins, de leur donner l’occasion de «dire» tant qu’ils sont là, afin que reste, entre les mains des héritiers, la «mémoire d’un temps perdu».
Avant d’aller plus loin, remercions le Professeur Souleymane Gomis qui a réalisé ce travail, que beaucoup d’entre nous attendaient avec impatience. En tout cas, moi, j’étais impatient de le parcourir, voire de «revivre» un vécu qui n’est point le mien, parce qu’il s’agit finalement de cela. Nous amener dans un «hors-temps» qui a participé à notre façonnement. Je savais aussi que ce type de travail était l’un des plus exigeants qu’un chercheur pouvait engager : s’entretenir avec un intellectuel de «haut niveau» sur sa vie «singulière», et son itinéraire «particulier»… surtout s’il est témoin actif, à l’esprit encore vif ! L’homme est à cheval sur deux socles, deux siècles et … trois générations (83 ans) !
Né en pleine ville ! Celle qui recevait les premiers migrants de la vallée et ceux des autres «périphéries» du territoire de commandement… voire toutes les ethnies de l’Afrique de l’Ouest… en passant par les métis (Marocains, Portugais, Libano-Syriens, sans oublier les relations matrimoniales entre les différentes ethnies en présence). Dakar était donc devenue, après Saint-Louis, un espace d’expérimentation et un véritable laboratoire du «vivre-ensemble». Ici allait se consolider l’espace public multiconfessionnel, multi-ethnique, multiculturel… multi-culinaire, multi-ludique. Finalement, espace public transnational, ouvert au reste du monde malgré ou grâce au poids que représentait encore la réalité coloniale pourtant finissante.
Le Professeur Boubacar Ly est né, et a grandi dans cette «rencontre» des différences fondatrices, du voisinage mixte, au moment où l’urbanité commençait à être une vraie réalité. C’est cette réalité qui va le conduire à avoir cette posture : «J’ai eu d’emblée une sensibilité à la différence culturelle. C’est ce qui fait que je n’ai jamais été raciste. A cause de mon vécu, je ne l’ai jamais été ici comme en Europe. Dans le quartier, les différences de races, d’ethnies, de nationalités, de religions ont forgé chez tous ses habitants un esprit de tolérance, d’acceptation de l’autre (…) le dialogue des cultures, le dialogue des religions avant la lettre, nous le vivions. Un de mes amis s’était étonné que le Grand Serigne de la collectivité entre dans la cathédrale, mais étant né et ayant grandi au Plateau, il s’est installé dans cette dynamique.» Il poursuit : «Mes acculturations (…) ne m’ont pas empêché d’être moi-même, disons d’être culturellement Sénégalais. L’acculturation, on en fait un problème, mais ce n’en est pas un. Malgré tout, le fond culturel premier, celui de la première socialisation, la socialisation de base de la petite enfance et de l’enfance, demeure présente chez la personne acculturée» (p. 75). C’est une sentence qui vaut son pesant culturel et surtout cette synergie interne qui assure sa dynamique. Pesant culturel qui fait de «l’acculturé» un cultivé autrement.
Sa mère «décéda en (le) mettant au monde», «à la maternité africaine». Son père perdit «la vie en cours de route» sur le chemin du retour… Dakar-Lidoubé… et son «oncle Djiby Diary Ly» lui montra «un endroit approximatif où il aurait été enterré par ses compagnons» (p. 19). Il lui fallait donc maîtriser un certain terroir qui a échappé à ceux qui le mirent au monde.
Il poursuit : «Informé donc par mon oncle du lieu présumé être celui de la tombe de ma mère, alors que j’étais adolescent, je suis allé une fois, entre midi et treize heures (‘ndiolor)… Arrivé à un endroit (…) j’étais comme pétrifié, je ne pouvais plus bouger ni faire un seul geste. Il en fut ainsi pendant un petit moment avant que je ne fusse ‘’libéré’’ (…) ma mère Tacko m’a grondé et mon oncle (…) m’a dit que c’était sans doute ma mère qui m’avait retenu (…) qu’il ne fallait plus y retourner. (…) Je venais d’avoir des révélations sur ma naissance (…). J’avais toujours cru être le fils biologique de mère Tacko… (Mon oncle) me parla de ma famille et particulièrement de ma mère (…) enterrée dans un endroit du cimetière des abattoirs qu’il précisa vaguement (…) j’ai décidé d’y aller pour voir (…) ce qui s’y est passé était en moi et non dans la réalité. Cela relève peut-être d’un problème d’ordre psychanalytique lié à la naissance d’un sentiment maternel biologique réel et d’une affection. Peut-être que ce sont toutes ces révélations que j’ai eues à ce moment qui m’ont troublé. Un enfant à qui l’on apprend que celle qu’il considère comme sa mère ne l’est pas et que sa vraie mère est enterrée approximativement quelque part, il y a de quoi le perturber et créer en lui la curiosité, le besoin d’en savoir davantage. J’étais donc préparé inconsciemment à trouver ma mère quelque part et je l’ai trouvée sous mes pieds. Telles sont les raisons qui m’ont poussé à rechercher la tombe de ma mère et les conditions dans lesquelles je crois l’avoir trouvée.» (pp. 20-21).
Le hasard n’existe pas… et le «vrai Plateau» est exactement rendu dans sa diversité créatrice et les bruissements (faune et flore) de son animation quotidienne, des mutations qui s’opéraient déjà dans la société elle-même, sans oublier de restituer ce qui semble être leur lame de fond : la vie en communauté. Oui «la vie (…) était très conviviale, les gens étaient très liés et menaient une vie communautaire». Par exemple, à chaque fois qu’une des familles s’apprêtait à prendre son repas, elle envoyait une fille qui se mettait au milieu de la cour et appelait symboliquement à venir partager le repas les unes et les autres qui répondaient invariablement «nous arrivons», sans le faire. Il fallait vraiment le faire !
Laissons baayo Tacko «parler et dire» : «Pendant toute mon enfance et une partie de mon adolescence, j’avais toujours pensé que maman Tacko était ma mère biologique (…). Ma vie avec eux durant, jamais, ils ne cesseront, mon père surtout, de me chérir et de me donner tout ce qu’un enfant, et plus tard un adolescent, un jeune devait posséder et même davantage. Ils m’avaient gâté et fait de moi ce que je suis devenu»…
«L’orphelin de Tacko», ou le «Baayo de Tacko» deviendra donc celui-là qui travaillera sur des aspects fondamentaux de la philosophie de la vie en milieu Haalpulaar et Wolof… Fils adoptif qui n’a pas fini par porter sa main sur ses parents de «substitution». Non ! De cette expérience, il a produit des travaux irremplaçables et actuels, sur l’honneur et la morale, sur les instituteurs… une grosse œuvre… donc sur les éducateurs. Comme pour rendre hommage à son père adoptif qui lui aurait laissé une somme conséquente pour la poursuite de ses études ! Et bien sur toutes ces «mères» et «tontons» dont il brosse les portraits tout le long de ce dialogue.
Le Professeur Boubakar Ly fut une grande sommité intellectuelle et humaine. Il était d’un commerce si simple, que j’ai toujours honte de le rencontrer. Je l’ai connu dans le tard. Mais «mieux vaut tard que jamais» ! J’ai beaucoup appris auprès de lui, et auprès de «notre ami» (comme il appelait doyen Eumeu, Amady Aly Dieng). Il avait une plume méthodique et un goût du travail qui m’ont toujours subjugué. A notre café, il trimbalait toujours de grosses thèses sur lesquelles il n’arrêtait jamais de «griffonner». Car, lui, aimait user de sa main pour écrire, comme s’il voulait rester en contact direct avec les concepts qu’il maniait. Son père avait une boutique, et s’appliquait déjà à la tenue des carnets.
Je lui disais toujours «papa arrête un peu de relire ces thèses… toi aussi !». Et tout à coup je me suis rendu compte que c’était une véritable folie que de lui demander d’arrêter de «chercher» ce «terroir». Car, lui, il est ici, et à mi-chemin. Maman est arrivée à Dakar et papa n’a pu rejoindre Lidoubé. Et «Baayo Tacko» s’appropria Dakar, pour y poursuivre ce qu’il «EST», un être culturellement accompli… dans sa diversité tranquille.
«Grand Eumeu» (comme il appelait le doyen Amaday Aly Dieng) parti, il n’avait personne d’autre que le travail académique. Dès lors, j’ai cru comprendre, avec lui, que la retraite académique n’existe pas. C’est bien avec elle que commence le vrai travail, celui de la transmission, en toute liberté, dans un espace ouvert, d’une expérience de vie.
Livre à lire par devoir (Souleymane Gomis, Dialogue avec Boubakar Ly. Un sociologue au destin singulier ou le «mythe du Fouta», Tome 1. Le Plateau de Dakar : le royaume d’enfance de Boubakar Ly, Dakar, L’Harmattan-Sénégal, 2019, 218).
Lisez toutes ces descriptions des sites, des rues, des concessions, des fêtes qui l’ont vu grandir pour appréhender une «certaine» histoire des changements urbains qui se sont opérés depuis. Et surtout saisir le long chemin que prend l’invention d’une technologie sociale commune dans cette différence assumée, car indispensable. A quelque chose malheur est bon ! Malgré le caractère aberrant de toute ségrégation, elle finit par produire de l’appréhensible, du viable et de l’exemplaire. Parce que ces «carrés» ou «concessions» pour le sociologue-orphelin sont la reproduction à l’identique des familles africaines telles qu’elles fonctionnaient dans nos arrière-pays. Ici, elles assemblent fratries et cultures différentes, s’ouvrant sur la même cour et fréquentant les mêmes chemins, en commerçant avec son environnement, qu’il plaise au colon ou non.
A la première description du daral et du caravansérail (pp.14-16), actuelle Cité Police, je ne pus m’empêcher de penser au roman de Julien Gracq La forme d’une ville, où l’auteur décrit Nantes des années 1940. Dites-vous donc que vous êtes en train de marcher à la poursuite de «l’orphelin de Tacko», le «baayo de Tacko». S’il ne peut être décrit comme un «enfant de la rue», les rues du Plateau l’ont façonné. Il était dans le milieu des évolués, et son père adoptif (El hadj Ahmed Rahmoune) avait déjà le téléphone dans sa boutique. De Lidoubé, il n’avait gardé que le Ly et les dubbe… démontrant ainsi une part importante de ce qu’était, qu’est encore et ce que sera toujours cette terre lebu : croisement et compénétration ethnique. Le mémorialiste topique donne des détails sur les concessions qu’il fréquentait dans sa tendre enfance. On voit se dérouler devant nous une vie animée : «Parallèle à la rue Vincens», la rue Blanchot «commence à son intersection avec l’avenue qui passe devant l’hôpital Principal. En descendant la rue, sur le côté droit, il y avait l’autre face de l’immeuble en bois abritant les services administratifs du gouvernement général de l’Aof (actuel Building du président Mamadou Dia). En face, de l’autre côté de la rue, se trouvait et se trouve encore toute une série de villas fleuries habitées par des Européens. En face, sur le même alignement que l’immeuble du gouvernement se trouvaient d’autres villas et à côté, la première maison habitée par des Africains. Elle était au fond d’un long couloir. Je me souviens qu’y habitaient des familles wolof, toucouleur et surtout voltaïques (originaire de la Haute-Volta, actuellement Burkina Faso). Parmi celles-ci, les Nakoulouma dont je retrouverai l’aîné, chef du protocole au Palais présidentiel de Ouagadougou (…) Mon ami et collègue Abdoulaye Kane a habité, je crois, cette maison… Plus bas, après avoir traversé le boulevard de la République se trouvait un atelier de menuiserie, élément du carré dans lequel habitaient des Wolofs, Toucouleurs, Soudanais (du Mali actuel) et des Portugais… à l’angle Jules Ferry, le café de France qui faisait aussi restaurant» (pp. 76-77).
Pareil travail demande un temps et un recul. Comme le Pr. Gomis le souligne lui-même, et à juste titre, dans son introduction éminemment didactique, «en sociologie, il est reconnu de manière unanime que l’œuvre la plus difficile à réaliser est d’écrire une histoire de la vie de quelqu’un, parce qu’il y a risque soit de déformer ses propos, soit de ne lui faire que des louanges. C’est pourquoi la méthode la mieux appropriée est celle du dialogue avec l’intéressé pour lui donner l’occasion de parler de lui-même sans tomber dans le narcissisme» (p. 11). Ainsi donc, un livre-entretien intelligent et intelligible s’auto-féconde en se fondant sur «l’entretien non directif», qui permet de «découvrir et faire découvrir». Belle définition qui trace un sillon pour ceux qui s’intéressent aux portraits. Parce qu’un livre-entretien est aussi, quelque part, un portrait dressé par l’intéressé lui-même. Oui, c’est un portrait à l’intérieur de son propre cadre. Mais ici, nous sommes en présence d’un homme qui conserve sa mémoire encore «intacte» et qui est alimenté à des ressources intellectuelles variées et avérées. Il a donc toutes les qualités et tout le loisir d’élargir le cadre de son propre portrait pour le remettre dans son «vrai» temps, en l’interconnectant à cette histoire autre qui fait bifurquer sa propre histoire.
Suivons-le donc dans son «Plateau»… qu’il maîtrise… C’est aussi une véritable ode aux orphelins et aux familles adoptives… Au sortir de ce livre, je suis réconforté… parce que la rue n’est vraiment pas une «simple machine à marcher». Là résiderait, me semble-t-il, l’un des apports les plus significatifs de ce premier tome… suivre les mutations physiques, démographiques et ethniques de la capitale à travers les yeux d’un «orphelin déterritorialisé», devenu l’un des premiers sociologues du Sénégal, sinon de l’Afrique de l’Ouest.
Merci Professeur Souleymane Gomis pour avoir «fait ça !».
Abdarahmane NGAIDE
Enseignant-chercheur au Dpt d’histoire (Ucad)