L’Afrique, notamment francophone, manque clairement d’intellectuels engagés. Ceux qui se prévalent du grand savoir ont du mal à devenir ou à rester des penseurs libres et féconds, et ont particulièrement du mal à influer sur les processus de démocratisation en cours sur le continent.
Ainsi que de nombreuses personnes dans le monde, je lis actuellement l’un des best-sellers du moment : How Democracies Die, coécrit par deux éminents professeurs de Harvard, Steven Levitsky et Daniel Ziblatt. En partant de l’élection de Donald Trump et de sa gouvernance, ils y décrivent l’extinction insidieuse de la démocratie aux États-Unis, mais aussi dans d’autres régions du monde. Levitsky et Ziblatt procèdent par une approche sociohistorique comparée avec l’Amérique latine, l’Europe et, j’ajouterais, par similarité, l’Afrique, où la remise en question de l’indépendance de la justice, de la liberté de la presse, ainsi que la délégitimation des institutions de contre-pouvoir et des autorités administratives indépendantes contribuent à polariser fortement le jeu politique.
Ces actions et omissions démocraticides finissent par transformer des régimes démocratiquement installés en pouvoirs autoritaires. Sans qu’il n’y ait le moindre coup d’État, le moindre coup de feu. Ce que me rappelle cruellement la lecture de ce livre, ce n’est pas tant l’état chancelant de la démocratie en Afrique – nous en sommes à peu près tous conscients –, que la difficulté de trouver, dans la plupart de nos États, suffisamment de Levitsky et de Ziblatt qui aggrave notre sort. Nous manquons clairement d’intellectuels engagés, notamment en Afrique francophone !
Les grands diplômés, les universitaires aux titres ronflants, les experts de tout acabit, nous en avons à foison. Et ce ne sont pas les prétentieux et autres imposteurs qui nous feraient défaut dans le débat public, tant il est vrai que tout le monde, chaque citoyen, « intelligent » ou non, y a sa place. Mais le véritable problème, c’est que ceux qui se prévalent du grand savoir – porté à leur crédit par l’opinion publique – ont du mal à devenir ou à rester des penseurs libres et féconds, des intellectuels usant de la force des idées objectivement élaborées pour influer sur le cours de notre histoire, particulièrement sur les processus de démocratisation en cours sur le continent africain.
Laboratoires
Dans les débats sur nos démocraties, et singulièrement dans les phases de tensions politiques qui sont d’ailleurs chez nous des constances, certains de nos « grands » juristes – pour ne citer que ceux-là – obstruent l’espace de « juridismes » bien souvent calculés en fonction de nombre de pesanteurs et d’intérêts particuliers, plutôt que d’observer finement le jeu politique, de recouper historiquement les situations, de les mettre collectivement en perspective dans des équipes et des laboratoires de recherche afin d’élaborer des théories validées scientifiquement sur la durée et à partir desquelles des alertes fondées sur la légitimité d’un travail rigoureux peuvent être lancées.
Après les expériences du Togo, du Sénégal, de la Côte d’Ivoire, du Gabon et même du Bénin actuellement – où les juristes s’affrontent sur l’interprétation de dispositions constitutionnelles ou légales visant soit à accompagner soit à bloquer des projets politiques pour ensuite se contredire sur les mêmes sujets –, il faut se résoudre à l’évidence : celles et ceux qui auraient dû s’affirmer en tant qu’intellectuels éclairés et éclairants restent, hélas, de simples analystes et commentateurs opportunistes de l’actualité politique. Fondé sur les suspicions qui entourent leurs opinions personnelles, le discrédit dont souffrent ces « intellectuels » est, en effet, de plus en plus grand.
L’influence des sociétés savantes
Il devient donc urgent qu’ils adossent chacun de leurs raisonnements à des travaux rigoureux et pas seulement à leurs seuls titres et grades. Sans ce réajustement, nous perdrions l’usage d’un véritable pouvoir et contre-pouvoir en démocratie : celui de l’influence des sociétés savantes et, dans une certaine mesure, des think tanks animés par des penseurs et par des intellectuels.
Certes, dans un contexte africain francophone caractérisé par l’absence de financements destinés à la recherche, le manque d’intérêt de la plupart des citoyens pour la lecture ou encore l’incapacité du plus grand nombre à accéder aux résultats de la recherche, on pourrait être tenté d’accorder des circonstances atténuantes à nos universitaires, qui privilégient d’autres espaces d’expression et d’action.
Mais non, nous voulons rester exigeants vis-à-vis d’eux parce qu’ils ont du potentiel et les moyens de produire des ouvrages traduits dans plusieurs langues et vendus à des milliers d’exemplaires en Afrique, et, surtout, parce qu’ils ont des idées utiles à la société. Parce que nous croyons au pouvoir de l’intelligence rationnelle, à la force des idées novatrices et à la nécessité de mobiliser des connaissances même complexes, mais aussi des convictions et des valeurs dans le débat public, il nous faut plus que des experts, mieux que des agrégés, des docteurs, des ingénieurs…
Visions avant-gardistes
D’ailleurs, l’intellectuel n’est pas nécessairement un grand diplômé ou un universitaire. En Afrique et dans d’autres régions du monde, des responsables religieux, des journalistes, des syndicalistes, des artisans… ont été et sont encore de grands intellectuels, en raison, entre autres, de leur capacité à proposer à l’opinion une somme équilibrée de connaissances approfondies, de visions avant-gardistes des mutations de la société, de compréhensions et d’explications de phénomènes complexes, mais aussi et surtout d’engagements fondés sur des valeurs et des convictions qui peuvent même être politiques et partisanes… à la condition de savoir faire la part des choses et d’éviter l’imposture !
Il ne reste plus qu’à espérer ne pas avoir à lire ou à écrire prochainement How Intellectualism Dies in Africa !
Oswald Padonou est Docteur en sciences politiques. Enseignant et chercheur en relations internationales et études de sécurité