De Rosa à Aminata : «Déjà vu all over again»1
Le 1er décembre 1955 en Alabama, Usa, une jeune femme de 42 ans qui avait acheté son ticket de bus refusa de se lever quand le conducteur du bus lui demanda de céder sa place. Pourquoi ? Parce qu’elle est «noire» (mélanoderme2). Cela lui valut la prison et la gloire. La prison, parce qu’elle a refusé la place qui lui était assignée de par ses ascendances africaines. La gloire, parce qu’elle a imposé sa place d’être humain et son droit au respect.3
Le 1er octobre 2019, à Lisbonne, Portugal, une jeune fille de 25 ans, qui a acheté son billet à la compagnie aérienne Air Portugal Tap, passe la nuit sur les carreaux d’un hall d’aéroport, l’accès à l’avion lui ayant été interdit. Pourquoi ? Parce que se rendant en Afrique (au Sénégal), elle a tenu à faire respecter son droit de voyager avec un bagage cabine, droit que lui conférait le billet acheté. Néanmoins, des employés de la Tap sont venus la voir l’un après l’autre chacun avec un argument différent :
Premier employé : «For the flights that go to Africa, people take too much stuff, so that’s why we do this.» («Pour les vols qui vont en Afrique, les gens prennent trop de bagages, voilà pourquoi nous faisons cela.»)
Deuxième employée : «The flight is full so there’s no space for your luggage.» («Le vol est plein donc il n’y a pas de place pour votre bagage à main.»). Après l’avoir menacée d’appeler la police, elle a ajouté devant le refus ferme de Aminata de se laisser intimider : «Your bag will be given to you at the luggage belt in the airport in Dakar.» («Votre bagage à main vous sera remis sur le tapis à bagages de l’aéroport à Dakar.»).
Troisième employée : «Your luggage is probably too big so you cannot take it in.» («Votre bagage à main est probablement trop gros donc vous ne pouvez pas le prendre avec vous.»).
Aucun de ces arguments n’était pertinent, et le fait même qu’ils soient tous différents montre l’absence de justification assumée du refus de la laisser embarquer avec son bagage à main. En effet, au premier employé qui avait «mis dans le même sac» tous les voyageurs allant en Afrique, Aminata avait répondu qu’il n’était pas possible de généraliser, dans la mesure où, la restriction ne pouvait s’appliquer qu’aux personnes dépassant le nombre de bagages, le poids ou la taille autorisés. Cela n’était pas son cas car elle n’avait qu’un petit trolley (cf. photo) et aucune valise en soute (désirant voyager léger et éviter la longue attente à l’arrivée, devant le tapis à bagages).
A la deuxième employée qui s’est présentée, celle qui l’a menacée d’appeler la police, Aminata a fait observer qu’ayant été parmi les premiers devant la porte d’embarquement, il était impossible que les compartiments à bagages soient déjà remplis. Ensuite, elle lui a fait remarquer que le fait de recevoir son bagage à main sur le tapis roulant à l’aéroport de Dakar équivalait à le mettre en soute. Elle a expliqué qu’il lui était déjà arrivé qu’on lui prenne son bagage cabine sur d’autres vols avec d’autres compagnies aériennes, mais qu’à ce moment-là, son bagage cabine lui était remis au pied de l’avion et n’était donc pas traité comme un bagage en soute.
A la troisième employée, Aminata a prouvé, en mettant son bagage dans le calibreur, qu’il était bien à la taille réglementaire (voir photo).
Tout d’abord, il leur a été refusé, à Aminata et à un jeune Sénégalais dans la même situation (bagage à main aux normes mais refus des agents de Tap qu’il embarque avec), de monter dans le bus devant les mener à l’avion. Par la suite, les agents faisant mine de les laisser embarquer, les font monter tous deux dans une voiture qui les transporte au pied de l’appareil. Cependant, une fois arrivés en haut des escaliers, un autre agent leur ferme la porte de l’avion au nez. Le désir d’humilier ne pouvait être mieux marqué. Le désir de remettre à leur place cet Africain et cette Africaine ne pouvait être plus net.
Ils sont reconduits dans le hall d’embarquement où Aminata se rend à l’agence TAP pour expliquer la situation et exiger le remboursement de son billet. Son interlocuteur lui dit que la compagnie ne paiera pas et qu’elle peut porter plainte si elle veut.
Aminata a alors acheté un billet d’avion auprès d’une autre compagnie aérienne. Les portes donnant accès aux salles d’embarquement étant fermées jusqu’à trois heures du matin, elle a attendu leur ouverture pendant six heures dans le hall de l’aéroport. Elle venait de subir une escale de cinq heures, le billet acheté étant pour un vol partant d’Amsterdam à destination de Dakar. Et comme par hasard, d’Amsterdam à Lisbonne, le bagage à main avait été accepté en cabine sans aucun souci, ni quelconque commentaire. Qu’est-ce donc qui avait changé, à partir de Lisbonne ? Non pas la taille, ni le poids du bagage à main, non pas la réglementation applicable aux bagages en cabine, mais la destination. Fallait-il accepter et se taire ? Aminata l’a refusé. Pourquoi ?
«Parce que …Rosa Parks ! Parce que …nos ancêtres !»
Aminata, avait-elle des biens précieux dans son unique bagage à main ? Non, aucun. Alors pourquoi n’a-t-elle pas voulu qu’il soit mis en soute ? Pour le principe. «Parce que j’ai payé pour avoir le droit d’avoir ce bagage avec moi, et non en soute, et qu’il est parfaitement aux normes» m’a dit Aminata.
«Mais aussi parce que …», elle ne l’a pas dit, mais je l’ai pensé et voilà pourquoi je l’écris, «parce que Rosa Parks, comme tous les autres résistants et résistantes d’Afrique et de sa diaspora, fait partie de nous. Parce que nous devons à tous ces résistantes et résistants le fait d’être encore là, debout et fiers d’être Africains et Africaines».
Les vols d’une compagnie aérienne en direction de l’Afrique n’ont pas à être des vols où passagers et passagères sont traités comme des passagers au rabais, des passagers de seconde zone. Chaque passager, d’où qu’il soit et quelle que soit sa destination, doit être en mesure de prétendre à tous les droits que lui donne le billet acheté.
Les Africains et Africaines qui subissent quotidiennement, sans le dire, des discriminations sur les vols en direction de l’Afrique sont légion. Celles et ceux qui refusent de subir en silence et protestent méritent d’être soutenus.
La nécessité d’une solidarité panafricaniste
Rosa Parks a été soutenue par une campagne de boycott des compagnies de bus pratiquant la discrimination à l’encontre des Noirs. Aujourd’hui de nouvelles campagnes de boycott sont menées contre Guerlain4, H&M5, Gucci6, Prada7…
Le Buy Black mouvement s’étend au fur et à mesure que nos frères et sœurs prennent conscience de leur pouvoir économique, ainsi que de l’obligation morale d’arrêter de donner de l’argent aux compagnies et entreprises qui nous manquent sciemment de respect. Qu’elles continuent à nous insulter n’est pas le problème, que nous le sachions et que nous participions à les enrichir est le problème.
Restons solidaires. Soutenons celles et ceux qui ont le courage de protester, de rester fermes, de porter plainte chaque fois que leur droit à la dignité est bafoué.
Récemment, un footballeur africain a été accusé de vol, interpellé et fouillé (humilié devant tout le monde) dans un magasin H&M où il venait de payer ses achats. Avisée qu’il y avait eu des vols dans le magasin, l’employée d’H&M l’avait aussitôt soupçonné et signalé («un black avec des tresses») à la police. Quand il a lui-même rendu compte de ce fait,8 certains lui ont reproché de ne pas avoir respecté le boycott de H&M. «Mais qu’est-ce qu’il allait faire là-bas !», «C’est bien fait pour lui !», ont-ils fulminé.9
Tout cela me fait penser à l’adage wolof «Ku wàcc sa àndd, àndd boo dem fekk fa boroom» («Qui quitte sa monture, trouvera le propriétaire de toute autre monture assis dessus.»).
Ne nous noyons pas dans la colère et les imprécations. Mettons notre énergie à nourrir nos «montures», c’est-à-dire nos entreprises, nos compagnies, de transport aérien, maritime, ferroviaire, nos filières agro-alimentaires, nos supermarchés, nos industries de marque, nos écoles … et si nous n’en avons plus, pas ou peu, (re)créons-les et soutenons-les.
Consommons africain, réfléchissons africain (c’est-à-dire par et pour nous-mêmes), enseignons, gouvernons, légiférons, administrons et rendons la justice dans les langues africaines.
Africa first ! Let’s make Africa great again !
Ce ne sont pas des slogans importés car, même si un chef d’Etat américain a mis le nom de son propre pays dans ces slogans, la réalité dévoilée par la recherche historique et archéologique nous les impose comme fondements du panafricanisme et de la renaissance africaine, tels que théorisés, dès 1948, par Cheikh Anta Diop10.
Fatou Kiné CAMARA
Maîtresse de Conférences titulaire
Faculté des Sciences juridiques et Politiques
Université Cheikh Anta Diop de Dakar
1 Pléonasme humoristique attribué au joueur de baseball américain, Yogi BERRA.
2 NOFI, « La mélanine, une bénédiction divine », https://www.nofi.media/2014/10/la-melanine-une-benediction-divine-%E2%80%A8%E2%80%A8la-melanine-une-benediction-divine-%E2%80%A8%E2%80%A8/3453 (consulté le 21 octobre 2019).
3 Rosa PARKS, Mon histoire. Une vie de lutte contre la ségrégation raciale, Editions Libertalia.
4 Jean-Paul Guerlain sur une chaîne de télévision française, France-2, déclare le vendredi 15 octobre 2010: «Pour une fois, je me suis mis à travailler comme un nègre. Je ne sais pas si les nègres ont toujours tellement travaillé, mais enfin…».
5 La compagnie suédoise H&M a mené une campagne publicitaire avec sur une affiche un petit garçon noir habillé d’un sweater portant l’inscription «the coolest monkey in the jungle» (« Le singe le plus cool de la jungle »).
6 Gucci a mis en vente un pull col roulé entièrement noir mais à hauteur de la bouche il y a une fente entourée de deux larges bandes rouge vif, imitant ainsi le blackface. Il s’agit du maquillage que se mettaient les Blancs qui imitaient les « Africains » : fond de teint noir, grosses lèvres rouge vif. Ils ressemblent ainsi aux caricatures d’Africains de Tintin au Congo ou de la publicité Y’a Bon Banania.
7 Prada a décoré ses sacs avec des breloques appelées « pradamalia » dont certaines étaient en forme de petits singes tout noirs avec de grosses lèvres rouges, alliant ainsi le blackface à l’assimilation de l’Africain au singe ; assimilation que subissent les joueurs africains sur les terrains de foot, et qu’a subi une Garde des Sceaux, Ministre de la Justice française, noire, originaire de Guyane.
8 Dieumerci Ndongala footballeur professionnel accusé de vol chez H&M, https://www.youtube.com/watch?v=EpoMk-puTSE (consulté le 21 octobre 2019).
9 Qui va encore chez H&M ? Les inconscients restent têtus malgré le boycott, https://www.youtube.com/watch?v=7_xDOsf26iY (consulté le 21 octobre 2019).
10 Cheikh Anta Diop, « Quand pourra-t-on parler d’une renaissance africaine ? » article paru dans la revue Le Musée vivant, n° spécial 36-37, novembre 1948, Paris, pp. 57-65 ; et dans Alerte sous les tropiques, Présence africaine, 1990, pp. 33-44.