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Mais Qui Donc A Peur De La DÉcolonialitÉ ?

Mais Qui Donc A Peur De La DÉcolonialitÉ ?

Deux pétitions majeures ont récemment éclaboussé le paysage intellectuel du soit disant monde francophone :                 

« Le «décolonialisme », une stratégie hégémonique : l’appel de 80 intellectuels français », publiée dans Le Point du 28/11/2018 à 16h00, modifiée le 13/09/2019 à 14:48. https://www.lepoint.fr/politique/le-decolonialisme-une-strategie-hegemonique-l-appel-de-80-intellectuels-28-11-2018-2275104_20.php et, « La pensée “décoloniale” renforce le narcissisme des petites différences » dans Le Monde du 25/09/2019 à 05h00 ; https://www.lemonde.fr/idees/ article/2019/09/25/la-pensee-decoloniale-renforce-le-narcissisme-des-petites-differences_6012925_3232.html

Dans le premier, 80 intellectuels français philosophes, historiens, professeurs, romanciers, journalistes, aventuriers et autres dénoncent « les mouvances qui, sous couvert d’émancipation, réactivent l’idée de « race » [et] appellent les autorités publiques, les responsables d’institutions culturelles, universitaires, scientifiques et de recherche, mais aussi la magistrature, au ressaisissement ». Dans le second, un collectif de 80 psychanalystes s’insurge «contre l’emprise croissante d’un dogme [la décolonialité] qui ignore la primauté du vécu personnel et dénie la spécificité de l’humain [et accusent] des militants, obsédés par l’identité, réduite à l’identitarisme, et sous couvert d’antiracisme et de défense du bien, imposent dans le champ du savoir et du social des idéologies racistes…».

Ces attaques de français contre la décolonialité ; un champ académique aussi pertinent, dans lequel des intellectuels de réputation ont produits un corps de  savoirs d’une exceptionnelle densité, doivent être plus que ce qui apparait en surface. Ceci parce que les arguments de ces «appels» seraient inconséquents ou même rigolos n’eut été leurs capacités à détourner les africains d’un champ épistémologique aussi crucial pour la reprise de « l’initiative historique » (Diop) et la libération intellectuelle du continent. Déjà, çà et là,  nous constatons l’impact de leur propagande machiavélique se manifester dans des déclarations contre le concept de décolonialité dans certains quartiers africains, confirmant les paroles prophétiques de Roshila Nair, de l’Université du Cap, Afrique du Sud ;  « La décolonisation sera un combat plus difficile que la lutte anti-apartheid !».     

Au-delà de l’aspect fétichiste du nombre 80 bizarrement le même pour les deux groupes, ces intellectuels des « appels » ont raison d’avoir peur bien que la peur ne leur sera d’aucune utilité ; la libération est le but ultime des peuples opprimés qui, à cette fin, se dotent des armes nécessaires à leur lutte. Leur peur est également justifiée par leur ignorance du champ décolonial qui est une articulation hors du cadre épistémologique occidental et dans lequel ils se retrouvent à la périphérie n’y ayant jamais été alphabétisés. Les études décoloniales ne sont pas des tentatives d’émancipation comme le prétend le premier groupe, non. C’est une entreprise de libération. Fals-Borda a argumenté que « la décolonisation intellectuelle ne peut provenir des philosophies et des cultures d’érudition existantes ».

Le décolonial opère comme une intervention dans le temps et dans l’espace, car il déconstruit l’idée d’un «post» colonial, ce que d’autres prétendent proposer comme une «fin» ou un «après»  au colonialisme et à la dynamique du pouvoir/savoir colonial, tout en renforçant simultanément des relations hégémoniques similaires. En effet, Walsh note que «si le colonialisme a pris fin avec l’indépendance, la colonialité est un modèle de pouvoir qui continue» (2007: 229). Nous soutenons que la dynamique du pouvoir/savoir colonial reste enracinée dans le travail scientifique et qu’une reconfiguration de la production du savoir est nécessaire.

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L’erreur anhistorique de ces intellectuels français a été articulée par Walter Mignolo qui la localise dans la différence entre « l’ontologie herméneutique du crépuscule » de Vattimo et « la philosophie de la libération » de Fals-Borda. Il cite Dussel qui a formulé cette distinction en termes de géopolitique du savoir : la première vient du nord ; la seconde, du sud. Bien entendu, le Sud n’est pas un simple lieu géographique, mais une « métaphore de la souffrance humaine sous le capitalisme mondial ». Toujours selon Mignolo, le premier discours se fonde sur la deuxième phase de la modernité (révolution industrielle, le siècle des Lumières). Le second discours, celui de philosophie de la libération, s’appuie sur la première phase de la modernité et découle de la perspective subalterne – non du discours colonial/chrétien du colonialisme français, mais de ses conséquences, à savoir la répression que la France a fait subir à toute forme de résistance africaine de Ahmadou Bamba à Samory en passant par Cheikh Anta, de l’esclavage africain et enfin de l’émergence d’une conscience noire en Afrique et dans la Diaspora. Vous pouvez donc au nord, célébrer la civilisation occidentale, de votre « renaissance » à vos « lumières » mais, pour nous, au sud, il est plus sain de penser que 20% de la population mondiale consomme 80 % des revenus de la planète et comment sortir de ce cycle infernal en commençant par comprendre « comment l’Europe a sous-développée l’Afrique» (Rodney 1973).

Née en Amérique latine, fertilisée dans les Black Studies et les Études africaines, la décolonialité est une option analytique et pratique opposant et dissociant […] la matrice coloniale du pouvoir (Mignolo 2011) ; une matrice de la modernité dans laquelle la colonialité et le colonialisme constituent «l’ordre générateur » d’une quadruple matrice de forces comprenant le colonialisme/impérialisme, le capitalisme, le nationalisme et  la modernité en tant qu’ensemble de processus et de discours. Ici, il s’agit de penser dans une extériorité radicale qui contraste avec la colonialité ; la logique sous-jacente du fondement et du développement de la civilisation occidentale de la Renaissance à nos jours, une logique qui fut à la base des colonialismes historiques ou la matrice coloniale du pouvoir : colonialité du pouvoir. (Quijano, 2000).  

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De la construction de la race à son rejet

« Réintroduire la « race » et stigmatiser des populations dites blanches »…, c’est dénier la complexité psychique,… » (Le Monde 2019). Mais de qui donc ces intellos français se foutent-ils ? L’idée de race, en référence aux différences phénotypes développée par les colonisateurs européens était construite pour référer les supposées structures biologiques différentes entre européens et non européens africains en particulier. Les relations sociales fondées sur cette catégorie de race produiront de nouvelles identités sociales historiques : nègres pour les peuples africains, Indiens pour les peuples andéens, jaunes pour les asiatiques, mulâtres, et autres redéfinis. Le terme européen qui jusqu’alors indiquait seulement une origine géographique migra pour acquérir une connotation raciale en contraste aux nouvelles identités. Dans la mesure où ces relations sociales étaient configurées en relations de domination, elles étaient considérées constitutives des hiérarchies, des locations et rôles sociaux et en conséquence en modèle de domination coloniale qui allait être imposé. En d’autres termes, la race et l’identité raciale étaient établies comme instruments de classification sociale par les européens colonialistes.

Au fil du temps, ces colonisateurs codifièrent le trait phénotype du colonisé comme une couleur et l’assumèrent comme caractéristique emblématique de catégorie raciale. C’est ce processus de codification des différences entre le colonisateur et le colonisé au sein de l’idée de « race », une structure biologique supposément différente qui plaça les uns dans une situation naturelle d’infériorité par rapport aux autres. Pour Anibal Quijano, c’est cette idée de race que le colonisateur assuma comme élément fondateur des relations de domination que la colonisation imposa.

Taxer de racisme les articulations de la décolonialité pourrait faire sourire autant l’exercice semble paradoxal, une intelligentsia française qui accusent les africains de racisme ! Le racisme est un ensemble de déclarations idéologiques combiné à un ensemble de pratiques continues qui ont pour conséquence de maintenir une forte corrélation entre l’origine ethnique et la répartition de la main-d’œuvre au fil du temps (Wallerstein1999). Il se pourrait que pour ces intellos français, l’expansion planétaire des sciences sociales dans son état actuel, c’est à dire la maintenance de la colonisation intellectuelle en place devrait être un dogme et toute contestation sacrilège. C’est ce que nous appelons l’eurocentrisme.

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La conceptualisation de la notion de l’eurocentrisme produit une perspective du savoir et un mode de production de connaissance qui rendent très fidèlement compte du caractère du modèle de pouvoir global eurocentré. Cette perspective du savoir a été rendue globalement hégémonique, empruntant le même cours que la domination par la classe bourgeoise européenne et sa constitution était liée à la laïcisation bourgeoise spécifique de la pensée européenne par la colonisation (Quijano 2000).

Voir un système universitaire tout entier rejeter un domaine d’études aussi crucial pour notre reprise de «l’initiative historique» est une honte. Pourquoi alors les Africains continuent-ils à chercher des diplômes auprès de ces institutions arriérées, est au-delà du bon sens. D’où la nécessité de repenser notre langue d’enseignement au Sénégal et en Afrique en introduisant l’anglais au niveau primaire afin de préparer nos futurs étudiants à des connaissances de pointe.

Les études décoloniales ne sont pas responsables du démantèlement du tissu social Français. C’est plutôt la faute à la notion même de citoyenneté française, corsetée dans une exigence d’assimilation obsolète, imposant à l’aspirant de se déshabiller nu de tout son héritage historique et culturel pour pouvoir simplement s’appeler français.

Ces jeunes citoyens noirs et bruns revendiquent le droit d’être français et africains. Ainsi, toute articulation théorique qui clarifie leur expérience historique est leur ; la décolonialité incluse. Alors, plutôt que d’accuser un champ épistémologique d’empoisonner leur société, les Français doivent se regarder dans leur propre miroir et réaliser leur irréconciliable contradiction : aspiration à l’universel dans une construction identitaire insulaire. Voilà le problème des intellectuels des appels. « Nul autre que nous même ne pourra libérer notre esprit » et ça, c’est le point final.

Œuvres consultés

Anibal Quijano. Coloniality of Power, Eurocentrism and Latin America in Nepantla: Views from the South 1.3, Duke University Press, 2000.                                                                                                                                                                                                       Walter Mignolo. The Geopolitics of Knowledge and the Colonial Difference in The South Atlantic Quarterly 101:1, Winter 2000 , Duke University Press.                                                                                                                                                                                       Walter Rodney. How Europe Underdeveloped Africa. Bogle-L’Ouverture Publications, London and Tanzanian Publishing House, Dar- es-Salaam, 1973.                                                                                                                                                                                           Immanuel Wallerstein. The Invention of TimeSpace Realities: Towards an Understanding of Our Historical Systems, in Unthinking Social Sciences, Cambridge: Polity Press, 1991.                                                                                                      

Babacar Mbow est le Directeur du Consortium des Études Africana de la Floride et                                                                                                             membre fondateur du groupe d’études  de décolonialité de Miami 







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