(La théorie du complot contre la révision)
La Genève diplomatique, comme on la surnomme, à plus de 5.200 km de distance de Dakar, a été le théâtre d’un rocambolesque feuilleton autour de l’affaire Karim Wade. Pour la énième fois, depuis la réactivation de la CREI, dirait-on en soupirant ! Cependant, plus que par le passé, l’épisode du Comité des droits de l’homme a mis au jour, le 14 octobre et les jours suivants, les intrigues de la cour de Roume, et a renforcé par là même la suspicion d’une prise en otage politique de Karim Wade.
C’est donc l’histoire secrète du 14 octobre que je vais vous décrypter sur fond d’une instabilité politique qui brouille les pistes du règlement judiciaire de l’affaire Karim Wade, par entre autres la multiplication des acteurs politiques en course à la succession et les jeux politiques autour d’un hypothétique 3ème mandat. Et ce au-delà d’une posture d’un Etat qui refuse de plier l’échine devant les sentences d’une instance internationale, en l’espèce aussi prestigieuse que celle des Nations unies.
Un élément déclencheur providentiel
Le délai non-contraignant de 180 jours étant expiré, l’Etat sénégalais, interpellé par le Comité des droits de l’homme en date du 8 novembre 2018, s’apprêtait enfin à transmettre par écrit courant novembre des renseignements sur le réexamen de l’affaire Karim Wade. C’était avant l’intervention fortuite de l’ex-Directeur des droits de l’homme, Moustapha Kâ, qui a contraint le ministre de la Justice, Me Malick Sall, à relier la prochaine réponse officielle de l’Etat sénégalais à l’évènement du 14 octobre.
Avant cette date, l’Etat sénégalais, à travers son ministère de la Justice, amorçait la piste de la révision. La prise de parole de Moustapha Kâ, cheville ouvrière du 5e rapport périodique, selon son ministre Me Malick Sall, nous le dévoile devant le Comité des droits de l’homme : « Des réflexions et des études sont en cours pour voir comment déclencher cette procédure (en vertu de la loi organique du 17 janvier 2017 sur la Cour Suprême), en application de l’article 92 de la Constitution (sic). ».
De prime abord, la sortie de Moustapha Kâ était corrélée avec le dégel Wade-Macky entamé sous l’égide du Khalife Général des mourides Serigne Mountakha Mbacké. Une semaine après, Latif Coulibaly, porte-parole du président Macky Sall, soutient le magistrat Moustapha Kâ, et ne ferme pas la porte à la révision judiciaire. Le 31 octobre, dans une interview de Seydou Gaye, ministre conseiller en communication à la présidence de la République, la révision passe à la trappe pour un instant, au profit des « actes de haute portée humanitaire » posés par le président ! La mise en parallèle des prises de parole des communicants du président de la République traduit l’étalage des divisions gouvernementales sur l’affaire Karim Wade d’une part, et l’indécision de Macky Sall au regard de son avenir politique d’autre part.
Le magistrat Moustapha Kâ a-t-il voulu torpiller la procédure de révision, par corporatisme ou par mandat donné par une personnalité politique ? Pour ma part, jusqu’à preuve du contraire, je plaide pour le « trop en faire » du magistrat ; il a fait montre d’une forme d’ivresse compte tenu du caractère secret de ses connaissances sur le sujet ! Seulement, d’aucuns, en embuscade, n’en demandaient pas tant pour remettre en cause les retrouvailles entre Wade-Macky, pour nuire au retour de Karim Wade, et pour affaiblir le président Macky Sall en le poussant vers l’amnistie. C’est ainsi que, pêle-mêle, se sont exprimés des seconds couteaux comme Farba Senghor (contre l’amnistie), Ibrahima Sene (contre tout règlement) et tant d’autres, actionnés en coulisse par des ambitieux présidentiables de 2024 comme Amadou Ba et Mimi Touré.
Le 24 octobre, soit 10 jours après la déclaration de Moustapha Kâ, c’est au tour d’une partie de l’opposition d’entrer en danse. Jusque-là amorphes, Idrissa Seck et consorts se réunissent pour formaliser un nouveau front, dans le contexte des rencontres entre Wade et Macky Sall. Tout ce qui contribue à diminuer le nouveau leader du PDS, est bon à prendre dans la perspective des municipales et législatives. Il y a bel et bien une entente secrète autour de l’affaire Karim Wade, car leurs intérêts convergent, entre certains membres de la majorité et ceux de l’opposition.
L’emprise du politique et la mauvaise foi dans l’affaire Karim Wade
Pour découvrir le fin de mot de l’histoire du 14 octobre, il faut s’attarder sur la stratégie de convergence entre le gouvernement et la présidence, montée à la va-vite, après la déclaration de Moustapha Kâ et le communiqué du ministère des affaires étrangères. Avec l’appui du ministère de la justice, la présidence chercha avant tout à ne pas exposer et impliquer le chef d’Etat sénégalais dans le processus de règlement de l’affaire Karim Wade. En effet, la présidence ne s’oppose pas à la révision, mais celle-ci, pour sa mise œuvre, ne saurait, selon elle, dépendre du gouvernement et encore moins du chef de l’Etat au titre de la séparation des pouvoirs. Cet argument avait déjà été développé par Moustapha Kâ devant le Comité des droits de l’homme.
Le raisonnement du ministre de la Justice et de la présidence est fait de bric et de broc. Latif Coulibaly et à fortiori Me Malick Sall ignorent ou feignent d’ignorer tous deux la doctrine internationale de l’unité de la souveraineté, datant du début du XXème siècle. L’Etat sénégalais ne saurait s’exonérer de ses violations du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, en se basant sur la séparation classique des pouvoirs étatiques qui relève exclusivement du droit interne. Le magistrat Moustapha Kâ connaissait ce principe général de droit international : il informa le Comité des droits de l’homme de l’étude de l’applicabilité de la procédure de révision au cas de Karim Wade. Il dément Latif Coulibaly et Me Malick Sall sur leur leçon de l’Etat de droit, et sous-entend subtilement l’impossibilité pour Karim Wade de saisir la Cour suprême en l’état de la procédure de révision au Sénégal. Une intervention de l’exécutif, voire du législatif, comme nous le verrons infra, me paraît indispensable pour se conformer aux observations de réexamen du Comité des droits de l’homme.
En réalité, cette posture intenable du Sénégal sur la scène internationale tient au fait de la CREI, mise au ban des accusés devant le Comité des droits de l’homme. L’Etat la justifie par son appartenance aux juridictions d’exception, de culture latine et française. Bien vu ! Il est vrai que la France a un lourd héritage de la justice politique d’exception. Comme le souligne la politologue Vanessa Codaccioni, c’est une tradition française de détourner la justice de droit commun pour réprimer les opposants politiques ! La CREI a été créée pour permettre à Abdou Diouf de contenir les barons senghoriens. Sa réactivation n’avait que pour cible Karim Wade. Ce léviathan judiciaire dont j’assume la paternité de cette expression, est contraire aux droits de la défense et au principe de la présomption d’innocence ; cette juridiction « spécialisée » viole la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 citée dans le préambule de la Constitution sénégalaise ! A ce propos, Me Malick Sall montre la limite de l’exercice de ministre de la justice sous l’ère de la CREI et d’avocat. Sur le cas de son collaborateur Moustapha Kâ, le ministre de la Justice confesse que : « Je ne soupçonne pas. Je suis un avocat. Par définition, je présume que tout le monde est innocent, jusqu’à preuve du contraire ». Par cette intervention, prenant le contre-pied de la présomption de culpabilité au cœur de la procédure de la CREI, le ministre de la Justice vient de se prononcer en faveur de la disparition de cette juridiction ou au minimum en faveur d’une réforme substantielle de sa procédure.
Cette attitude de je-m’en-foutisme par rapport au réexamen du procès et de son argument fallacieux de la séparation des pouvoirs, ne peut que se comprendre par la nature politique du procès de Karim Wade. C’est pour ce motif que l’Etat sénégalais fait appel à des arguments surréalistes peu compatibles avec le droit international et la primauté de ce dernier au nom de la hiérarchie des normes. La possible reconnaissance judiciaire de l’innocence de Karim Wade, c’est aussi un tremplin vers l’élection présidentielle de 2024. Mais aussi la fragilisation de ceux qui ont actionné et soutenu la CREI. C’est bien un dilemme et un conflit politique qui est au cœur de cette affaire !
La victoire de la liberté
Il s’impose de rappeler que l’Etat sénégalais est « tenu de prendre des mesures appropriées pour donner un effet juridique aux constatations du Comité ». L’Etat a le choix souverain des moyens à mettre en œuvre pour cesser la violation. A moins d’un coup de pouce heureux, la procédure de révision au Sénégal ne prévoit pas le cas couvert par Karim Wade, à savoir la réouverture d’une procédure juridictionnelle interne consécutive à la constatation d’une violation des droits de l’homme par une instance internationale. La présence de Karim Wade au Sénégal n’y changerait rien. A moins de s’exposer à la contrainte par corps pour une même procédure reconnue illégale devant le Comité des droits de l’homme. C’est dire s’il faut retrouver dans cette affaire du bon sens, politique et juridique.
Comme les avocats de l’Etat sénégalais et les communicants de la présidence ont souvent fait référence au droit français, je me permettrai d’en tirer deux exemples qui peuvent inspirer ce même Etat dans la résolution de l’affaire Karim Wade. En 2014, le Conseil d’Etat français, dans le cadre d’une affaire définitivement jugée, reconnait que le constat d’une méconnaissance des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme constitue un élément nouveau qui doit être pris en considération. Par interprétation analogique, la constatation de la violation du Pacte des Nations unies, dans l’affaire Karim Wade, peut être assimilée à un nouveau fait ouvrant droit à une révision devant la Cour suprême.
Sur le plan pénal, la loi française du 15 juin 2000 consacre une nouvelle voie de recours extraordinaire de révision dans le cas d’une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme concernant une décision pénale ayant acquis l’autorité de la chose jugée. La révision est fondée uniquement sur des éléments de droit et permet une réouverture du procès pénal. La juridiction compétente peut statuer définitivement sans renvoi. La voie législative me parait la plus souhaitable pour introduire un nouveau cas de révision pénale pour toute condamnation de l’Etat sénégalais par la Cour de justice de la CEDEAO et le Comité des droits de l’homme (et autres juridictions internationales si nécessaire). Cette réforme législative s’inscrirait dans la responsabilité morale de la présidence du Sénégal du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Il ne faut surtout pas que l’Etat sénégalais adresse au Comité des droits de l’homme une réponse fondée sur le principe de la séparation des pouvoirs. Ce serait une méconnaissance flagrante du droit international ! L’image du Sénégal en serait ternie.
Les observations du Comité des droits de l’homme, c’est la victoire du droit sur la politique politicienne, de la liberté sur la répression politique. C’est la victoire sur certains avocats comme Me William Bourdon et ses erreurs d’interprétation relatives à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. C’est la victoire sur certains hommes ou femmes politiques au passé trotskiste qui ne font que peu de cas de la liberté.
Souvenons-nous des propos d’Emile Zola, dans l’affaire Dreyfus, et dans son si mémorable « J’accuse » : « La vérité, je la dirai, car j’ai promis de la dire, si la justice régulièrement saisie, ne la faisait pas, pleine et entière. Mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice ». Alors interpellons, parlons, agissons, ne restons pas silencieux car le respect de la liberté et la lutte contre l’injustice sont l’affaire de tous. Le changement législatif que je prône, peut aussi servir à Khalifa Sall, et à tant d’autres dans l’avenir.