L’Afrique est encore frappée par ce que le philosophe sénégalais Djibril Samb appelle le «syndrome Bâsi », une maladie qui affecte dangereusement les chefs d’État africains et qui est pire que l’épidémie de l’Ébola. Bâsi était un souverain de l’empire du Ghana qui arriva au pouvoir à un âge assez avancé ; frappé de cécité qu’il dissimula, il s’accrocha au pouvoir avec la complicité de son entourage en usant de toutes sortes de subterfuges (D. Samb, L’Afrique dans le temps du monde, 2010, p.91).
Le pouvoir est une drogue qui fait perdre la raison. Des chefs d’État africains découvrent subitement, avec déraison, qu’ils sont irremplaçables et nourrissent la folle ambition de régner à vie sur leur pays. Ils sont prêts à tout, au nom disent-ils de l’intérêt supérieur de leur pays : ils tuent des enfants, massacrent leur peuple, emprisonnent des innocents pour satisfaire des ambitions démesurées et démoniaques. Ils prétendent à terminer les projets qu’ils sont les seuls à pouvoir achever.
C’est dans cette logique que Djibril Samb explique cette maladie contagieuse et mortelle des hommes politiques africains : « Ce syndrome consiste, pour ces chefs d’État […], même parvenus démocratiquement au pouvoir, à capturer l’appareil d’État, à vassaliser toutes les institutions, à concentrer tous les pouvoirs entre leurs mains et celles de leurs familles, avant d’instituer une espèce de « royauté barbare » d’extraction tyrannique fondée sur le règne du pouvoir personnel. Ce syndrome est d’autant plus justement nommé que certains chefs d’État africains, n’ayant pourtant exercé le pouvoir au plus que quelques années, se découvrent subitement irremplaçables »
(L’Afrique dans le temps du monde, p.92). Le syndrome Bâsi constitue une politique du pire qui repose sur la violence brutale et une concentration de tous les pouvoirs entre les mains d’un individu omnipotent qui devient l’alpha et l’oméga de tout un peuple soumis à ses désirs, fantasmes et caprices les plus burlesques. À titre d’illustration, le président Alpha Condé, arrivé au pouvoir à un âge fort avancé, après plusieurs décennies passées dans l’opposition, apparaît comme un nouveau Bâsi des temps modernes. Frappé de cécité politique, il utilise la violence contre son peuple pour s’accrocher à un pouvoir personnel et clanique qui a tourné le dos au peuple guinéen depuis longtemps. Ses partisans entonnent la chanson déjà entendue ailleurs: « la Guinée a besoin du Pr Alpha Condé, il faut le laisser terminer ses chantiers pour le grand bonheur du peuple guinéen ».
C’est pourquoi, F. Mitterrand avait bien raison de dire : « Il y a toujours une clientèle pour les dimensions hors série » (Le coup d’État permanent, 2010, p.109). Alpha Condé ne reculera devant aucune honte, il tuera pour le pouvoir, il piétinera le peuple pour conserver les privilèges égoïstes de son clan politique. L’Afrique est malade de ses dirigeants ! C’est la raison pour laquelle, « la question fondamentale qui se pose à l’Afrique […] demeure celle de son leadership politique » (D. Samb,
L’Afrique dans le temps du monde, p.9). Les manifestions organisées à Conakry et à l’intérieur du pays, entre le 14 et 16 octobre par le Front national pour la défense de la Constitution (FNDC) ont déjà fait onze morts, une centaine de blessés dont certains sont dans un état critique et plus de deux cents arrestations. Malgré cette situation chaotique, Alpha Condé refuse d’entendre la voix de la raison ; il est décidé à aller jusqu’au bout de sa logique meurtrière du troisième mandat en marchant sur des cadavres. Le peuple de Guinée a trop souffert pour supporter à nouveau qu’on sacrifie innocemment ses enfants. Il faut préserver le sang sacré des guinéens.
A-t-on oublié le massacre du 28 septembre 2009 qui a fait plus de 150 morts ? A-t-on oublié la douleur des femmes violées dans l’enceinte du stade du 28 septembre de Conakry ? A-t-on besoin de rappeler toutes les luttes du peuple guinéen pour la démocratie et la dignité ? A-t-on rangé aux oubliettes le rôle pionnier et héroïque de la Guinée dans les indépendances africaines. Il est évident qu’Alpha Condé refuse de marcher dans le sens de l’histoire, il veut replonger la Guinée dans les ténèbres à ce moment décisif de son histoire. Malgré la grande défaillance d’un homme face à sa population, la belle jeunesse de Guinée est décidée à marcher dans le sens l’histoire. Elle assure la résistance populaire pour arrêter la révision constitutionnelle qui ouvrirait à Alpha Condé la voie à une candidature et à un troisième mandat au forceps.
Saint Just disait, avec son cœur plein de jeunesse dans son Discours sur la Constitution de France : « La liberté d’un peuple est dans la force et la durée de sa constitution ; sa liberté périt toujours avec elle, parce qu’elle périt par des tyrans qui deviennent plus forts que la liberté même » (Œuvres complètes, 2004, p.539). Au regard de l’idéal de démocratie que nous souhaitons en Afrique, la jeunesse doit soutenir ce noble combat pour dissuader d’autres « Bâsi » en puissance qui observent avec intérêt l’évolution de la situation en Guinée.
Sans aucune hésitation, les peuples africains doivent adopter des positions radicales contre les chefs d’État qui seraient tentés par l’idée d’un troisième mandat, en violation flagrante de la Constitution de leur pays. C’est l’occasion d’inviter la jeunesse africaine à s’inspirer de ces propos pleins d’enthousiasme, d’engagement et d’actualité du jeune Abraham Lincoln de Springfield qui venait d’entrer en politique ; il disait à ses compatriotes américains dans un discours du 27 janvier 1838, à la veille de son vingt-neuvième anniversaire: « [Que chaque amoureux de la liberté, que tout citoyen qui veut le bien de sa postérité jure, au nom du sang versé par la révolution, de ne jamais violer en quoi que ce soit les lois du pays et de ne jamais tolérer que d’autres les violent. […], que chaque [citoyen] accepte de soutenir la Constitution et les lois au prix de sa vie, de ses biens et de son honneur sacré ; qu’aucun n’oublie que transgresser la loi, c’est piétiner le sang de son père et mettre en lambeaux sa propre liberté comme celle de ses enfants. […]
Bref que [le respect de la loi] devienne la religion politique de la nation ; que les anciens et les jeunes, les riches et les pauvres, les esprits graves et les êtres joyeux, quels que soient leur sexe, leur langue, leur couleur, leur condition, ne cessent jamais de lui offrir des sacrifices sur les autels qui sont les siens » (Le pouvoir des mots. Lettres et discours, 2009, pp.20-21). Alpha Condé, un passionné de pouvoir absolu en arrive à se considérer comme la source légitime du pouvoir, oubliant que la légitimité émane de la volonté de la communauté politique. Pour cet hom
me, sa propre volonté et la volonté particulière du clan au pouvoir deviennent la volonté générale. C’est ce processus de corruption de la politique qui coupe la légitimité de sa source originaire (la communauté) que le philosophe argentin Enrique Dussel appelle la « fétichisation du pouvoir », c’est-à-dire, son absolutisation, et sa divinisation. La fétichisation du pouvoir est la manifestation de la corruption la plus achevée de la politique.
Ainsi, les représentants cessent de représenter le peuple pour incarner des intérêts particuliers, les intérêts du groupe au pouvoir et des lobbies qui les soutiennent. Le pouvoir se corrompt quand il dévie de sa fonction première qui est d’obéir à la volonté générale de la communauté politique. En ce sens, E. Dussel soutient : « La corruption originaire du politique, que nous nommerons le fétichisme du pouvoir, consiste en ce que l’acteur politique (les membres de la communauté politique, qu’ils soient citoyens ou représentants) croit pouvoir affirmer que sa subjectivité propre ou l’institution dans laquelle il accomplit une fonction (et qui lui permet donc d’être appelé « fonctionnaire », qu’il soit président, député, juge militaire policier, est le siège ou la source du pouvoir politique.
Ainsi, par exemple, l’État qui s’affirme comme souverain, comme l’instance ultime du pouvoir, représente le fétichisme du pouvoir de l’État et la corruption de tous ceux qui prétendent exercer le pouvoir étatique ainsi défini » (Vingt thèses de politique, 2018, p.29-30). Celui quit nie son peuple s’affirme lui-même comme maître absolu et se divinise. Ainsi, le pouvoir est considéré comme une idole à laquelle on sacrifie la vie du peuple qui devient un instrument, un objet, c’est-àdire une chose. Le pouvoir fétichisé est un pouvoir corrompu, coupé des préoccupations du peuple pour satisfaire des intérêts particuliers ; c’est aussi un pouvoir oppressif qui use des formes les plus brutales de la violence.
Alpha Condé croit exercer le pouvoir par son « autorité autoréférentielle » (E. Dussel, Vingt thèses de politique, p.30), c’està-dire référée à lui-même, oubliant la communauté politique, « l’instance ultime » qui est la seule source du pouvoir légitime. Alpha Condé, candidat au pouvoir absolu, devient à lui seul toute la Guinée, sa volonté particulière vaut la volonté générale du peuple. Ainsi le pouvoir en Guinée se corrompt, se fétichise, s’absolutise et se tyrannise. Le pouvoir fétichisé est un pouvoir despotique qui use de la violence pour exercer sa domination sur le peuple. Il ne consiste plus en un exercice délégué par la communauté, mais plutôt en une dictature qui persécute le peuple afin d’assouvir les ambitions particulières et égoïstes d’une oligarchie politique corrompue. Dans un tel schéma, ceux qui s’opposent à l’oppression sont persécutés et réprimés jusqu’à la mort. Ainsi, le pouvoir fétichisé se nourrit du sang de ceux qui résistent.
Le peuple doit faire face au monstre afin de construire un nouvel ordre qui consacre la volonté de la communauté. En Afrique, il est temps que les despotes comprennent que le peuple est le seul détenteur légitime du pouvoir. La Guinée doit user de tous les moyens pour se libérer de cette nouvelle domination. Devant un Bâsi infirme et assoiffé de pouvoir absolu, il faut un peuple éveillé et prêt à défendre sa liberté à tout prix. En vérité, « un dictateur n’a pas de concurrent à sa taille tant que le peuple ne relève pas le défi » (Le coup d’État permanent, 2010, p.238). Aujourd’hui, la Guinée engage la lutte pour sa « Seconde Émancipation » ; ce noble combat mérite une solidarité continentale. Pour conclure, les onze victimes des manifestations du 14 au 16 octobre 2019 doivent être élevées au rang de martyrs de la démocratie. À leur endroit, nous prononçons ces vers de Senghor remplis symboles : « Non, vous n’êtes pas morts gratuits. Vous êtes les témoins de l’Afrique immortelle /Vous êtes les témoins du monde nouveau qui sera demain » (L.S. Senghor, Œuvre poétique, 1990, p.95). La jeunesse africaine est invincible.
Dr Babacar DIOP,
Enseignant-chercheur au département de Philosophie de l’université Cheikh anta DIoP babacar.diop1@gmail.com