Alors que l’OMS relève que le taux de suicides en Afrique est supérieur à la moyenne mondiale, il est urgent que sociologues et politologues se penchent sur cette pandémie en expansion qui devrait interpeller les pouvoirs publics.
Petit tacle entre confrères : il y a quelques jours, le très respectable Financial Times a publié un éditorial au ton résolument afroptimiste, rappelant au passage à quel point son non moins estimable concurrent The Economist avait vu faux avec sa célèbre cover story de l’an 2000 intitulée « The hopeless continent » – « le continent sans espoir ».
En quelques paragraphes, le quotidien londonien prédit à l’Afrique un avenir radieux pour peu qu’elle sache offrir à sa population, la plus jeune du monde, une éducation de qualité et qu’elle apprenne, comme l’a fait l’Asie, à s’approprier la technologie d’autrui. En 2018, souligne le FT, six des dix économies les plus performantes de la planète en matière de taux de croissance sont africaines.
Un continent « bankable »
Partout, l’espérance de vie s’accroît (elle est de 65 ans en moyenne), et la mortalité infantile baisse. Partout, grâce aux investissements des nouveaux partenaires chinois, turcs, brésiliens ou indiens, routes, ponts, aéroports, hôpitaux et logements surgissent du néant postcolonial. On ne compte plus les sommets multilatéraux consacrés au développement d’un continent où 45 des 54 chefs d’État membres de l’Union africaine sont désormais issus d’élections (plus ou moins) démocratiques.
Cherry on the cake : le lancement officiel, il y a un peu plus de deux mois, de la Zone de libre-échange continentale ouvre la voie à un marché unique de 3,4 milliards de dollars. L’Afrique est donc « bankable » !
Dans le genre anxiolytique, cette piqûre de rappel est la bienvenue, tant il est vrai que, sur le plan médiatique, les mauvaises nouvelles venues d’Afrique prennent en général le pas sur les bonnes. On a toujours vendu plus de papier, réalisé plus d’audimat et généré plus de clics avec une victime d’Ebola qu’avec l’inauguration de cent dispensaires, et il en sera toujours ainsi.
Taux de suicides inquiétant
Cela étant dit, et sachant que JA n’a jamais partagé la vision pessimiste du continent propagée par certains de ses confrères, le fait que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ait relevé, dans un rapport rendu public le 9 septembre, que le taux de suicides en Afrique est supérieur à la moyenne mondiale ne peut qu’attirer notre attention*.
Un phénomène inquiétant qui concerne exclusivement la partie subsaharienne du continent, puisque, selon les chiffres de l’OMS, le Maghreb connaît au contraire en la matière l’un des taux les plus faibles de la planète (entre 3 et 5 pour 100 000 habitants).
Voici le (sinistre) top 10 des pays où l’on se suicide le plus : Lesotho, Côte d’Ivoire, Guinée équatoriale, Ouganda, Cameroun, Zimbabwe, Nigeria, Togo, Bénin, Tchad. Tous ont des taux dépassant 15 pour 100 000, avec des pointes à 23 pour la Côte d’Ivoire et à 28 pour le Lesotho – plus qu’en Russie et à deux doigts du record mondial détenu par le Guyana.
Pesticides
Quelle en est l’explication ? On croit la connaître pour le petit royaume enclavé du Lesotho, frappé depuis quelques années par une épidémie de suicides chez les éleveurs de moutons – la principale richesse du pays – ruinés. Mais quid de la Côte d’Ivoire, où 3 446 humains se sont donné la mort en 2016 (dernier chiffre disponible) ?
Pourquoi le taux de suicides enregistré y est-il quatre fois supérieur à celui du Kenya ? Pourquoi se suicide-t-on moins dans des États faillis, comme la Somalie, la Centrafrique ou le Soudan du Sud, que dans d’autres où le taux de croissance dépasse 5 % ? Qu’est-ce qui explique l’exception São Tomé et ses 5 suicidés pour 250 000 habitants ?
Ni le niveau de vie ni la religion – l’islam et le christianisme interdisent tous deux le suicide – ne sont en cause, et l’OMS, qui souligne au passage que l’autolyse entraîne chaque année deux fois plus de morts que le paludisme ou les homicides, en est réduite à pointer l’importance croissante que prennent sur le continent les pesticides dans la réalisation de l’acte fatal. L’autoempoisonnement chimique supplante la pendaison et les armes à feu : c’est le revers de l’Afrique qui gagne.
Une pandémie en expansion
Nul n’étant génétiquement ou culturellement prédisposé au suicide, la question de savoir pourquoi on décide de se débarrasser du fardeau de sa vie, un peu comme on disparaît par une sortie de secours, relève de l’intime et d’un geste le plus souvent impulsif.
Reste que l’OMS a raison de traiter ce phénomène à l’instar d’une pandémie en expansion et que, dans ce cadre, la cartographie du suicide en Afrique devrait intéresser les sociologues, les politologues, et interpeller les pouvoirs publics.
Même si, comme l’écrivit un jour de génie facétieux le Nobel hongrois Imre Kertész, « vivre est aussi une façon de se suicider, l’inconvénient étant que cela prend beaucoup de temps », l’interruption volontaire d’existence chez les jeunes de 19 à 29 ans – surreprésentés dans les décès de ce type en Afrique – est un drame absolu auquel nul ne peut se résigner. L’Afrique ne doit pas perdre d’un côté ce qu’elle gagne de l’autre.
* « Suicide in the World, Global Health Estimates »
François Soudan est directeur de la rédaction de Jeune Afrique.