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Ousmane Sembene, La ScÈne-symbole

Ce texte détaille « la scène-symbole » chez Sembene, en complément d’une chronique précédente sur les héros et discours du cinéaste.

Dans plusieurs films d’Ousmane Sembene, figure une scène qui fige le spectateur. Scènes épurées, souvent muettes, sans autre chose que la bande originale, elles sont très souvent le sommet dramatique du film, mais aussi le moment où se distille le message politique. Maître dans la capture des symboles, nombres de séquences sont des portraits vivants, mouvants, riches en leçons, qui viennent ébranler le spectateur sommé d’agir ou d’entrer en immédiate compassion.

Dans Guelwaar (1992), cette scène se déroule vers la fin du film. Après le discours magistral et l’index accusateur de Pierre Henri Thioune contre l’aide internationale, la destruction des vivres et des dons, et la procession qui s’en suit, mènent le film dans une totale gravité. Le phénomène d’entrainement, dans le refus qui s’empare alors des jeunes, comme un passage de témoin, forge les âmes à s’élever et à lutter contre. Esthétiquement, le prodige se note dans l’harmonie des images, leur encastrement dans la musique qui les sublime, et cet état qui saisit celui qui visionne. Celui de pénétrer dans son écran pour épauler les acteurs. Comme un appel, dans le silence, sans rien chambouler de l’esthétique, cette scène dans Guelwaar est épique et constitue une forme d’apogée du film, dont le message politique se passe de définition et d’interprétation.

Idem dans Emiitaï (1971). Moins connu, le film de Sembene, qui se passe en Casamance pendant la guerre, met en scène la résistance des populations contre les efforts de guerre. La réquisition des vivres contre laquelle se dressent les cheffes du village donne lieu, encore une fois, à une scène de destruction qui met face à face l’intrus et la résistance. Comme dans Guelwar, la finesse de lecture de la caméra capte les nuances plurielles de tous les enjeux, pour célébrer l’attachement aux valeurs locales, et montrer l’injustice subis par les indigènes. Féministe avant l’heure, la restitution de la place centrale des femmes dans l’architecture donne à la scène, privée d’hommes, des accents encore plus grandioses. La note musicale ou les silences, qui alternent, accompagnent les tableaux dans cette sourde explosion caractéristique de ces scènes où tout est à la fois intense et silencieux, apocalyptique mais plein d’espoir. Ce fragile équilibre permet toujours au cinéaste, comme un romancier, de suspendre le jugement et de le déléguer à la force des images. Leur puissance se passant de toute surcharge de dialogue.

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Féministe et grave, on retrouve aussi cette scène dans Moolaadé (2003). Dans le dernier long métrage du cinéaste, elle prend alors la forme de l’autodafé des radios des femmes, perpétré par les hommes. Echaudés à l’idée que les femmes se rebellent et prennent leur destin en main, les hommes réquisitionnent les postes et les brûlent, pour mieux donner des latitudes au patriarcat. La scène met en tension le pouvoir des hommes, encore souverains et agresseurs, qui craignent toute libération des femmes, symbole de fissure dans l’équilibre traditionnel qui les protège. La nuance subtile du cinéaste est d’inviter dans la scène, sans qu’elle soit présente, la France colonisatrice dont la radio est l’instrument d’influence. Le feu qui brûle consume toutes les représentations habituelles. En mettant le feu à des radios, seules échappées pour les femmes au long des jours qui s’éternisent sous le joug traditionnel, Sembene calcine surtout les fragilités masculines, leurs peurs, leur panique à l’idée que l’ordre fasse place à plus de justice. L’enchainement en fond sonore des informations, la collecte des postes de radio, la résistance des femmes, tout se suit avec fluidité, avec le pouvoir de l’image, son choc qui se passe de mot et de voix.

Dans une mouture plus dramatique, il y a la scène des crimes de Thiaroye, à la fin du film Camp de Thiaroye (1987). Le contraste entre la joie de l’instant précédent et le massacre des canons. La nuit enflammée, où les joies des soldats démobilisés sont succédées par la mort et la blessure, dresse le tableau en deux couleurs, du noir et du rouge. Allégorie d’un feu sacré qui embrasait le cœur des hommes, et du noir sanguinaire. Plus solennel et plus saisissant encore, les cris silencieux et vains de Pays, personnage admirablement incarné par Sidiki Bakaba. Muet, blessé de guerre, qui donne l’alerte sans succès. La lenteur dans le déploiement de la scène du meurtre, les voitures qui avancent à l’orée du camp, les phares, le trouble, l’inconnu absolu du spectateur, jusqu’au ramassage des corps, c’est le récit de la violence nue. Il y a à gager qu’à chaque fois qu’on arrive à cette scène, une irréelle montée de vengeance nous parcourt. Leçon politique, militaire, civile, humaine, cette scène rehausse encore l’histoire tragique, à dimension d’homme. Elle nous force, tous, à la voir en face.

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Cette marque de fabrique, comme la signature de l’auteur, est présente aussi dans Xala (1974). Abdou Karim Beye impuissant, doit consentir, pour retrouver sa virilité, à subir le crachat de tous les gueux. Les mêmes, du temps de sa superbe, qu’il avait chassés de la rue, grâce à ses cerbères. Nu, devant ses victimes devenuse ses bourreaux, il consent dans cette scène dégoutante, mais si nécessaire, à être le réceptacle humain où vont s’écraser tous les crachats. Symbole pour symbole, Sembene enseigne encore, sans y toucher, avec un art de la revanche historique, cette leçon de l’humilité de l’humanité en toutes circonstances. Xala peint, en plusieurs couleurs et en plusieurs temps, les différents conflits entre la modernité et la tradition. L’abandon des forteresses pour le mirage des futilités. Dans la scène, où l’auteur ne nous épargne rien, jusqu’au raclement guttural des gorges, et la propulsion de ces émulsions sales qui s’écrasent sur le torse et le dos de Abdoul Karim Beye, il nous invite à ne jamais détourner le regard. Comme Charles Péguy en son temps, l’obligation de voir ce que l’on voit, de ne pas fuir les difficultés, de les assumer. Cette scène de la haine, de la vengeance, dans le regard de ces gueux, donne à voir les bassesses assassines de la condition des hommes, tour à tour grands, petits, propres et sales, acceptant toutes les horreurs pour la fortune.

Dans Ceddo (1977), la scène symbole, c’est le moment de la conversion des animistes à l’islam. Rassemblés dans cette cour, dans le dénuement, parqués avant d’être tondus, la succession des enfants et des adultes dans cette procession funèbre. Sembene renoue ici avec l’art du silence effervescent et lourd de mots. Le décor même, entre le blanc immaculé de l’arabe, clair de peau, et le sombre volontairement grossi à l’écran, crée un contraste sans peindre la réalité en blanc et en noir. Toutes les ombres sont peuplées de petites subtilités narratives, que la caméra s’évertue à saisir et à enchanter.

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Il en est de même dans ses nouvelles comme dans ses livres, Sembene joue avec sa caméra avec les limites du visible, du supportable. Jouanna, l’héroïne de la Noire de (1966), meurt dans sa baignoire, chute d’un film où les crimes banals s’enchainement jusqu’à la goutte … de sang final. Dans Mandabi (1968), l’acteur Makhoura Dia Gueye erre, perdu, sans savoir ce qui lui arrive, quand il veut récupérer son mandat et que l’administration l’éconduit pour défaut de papiers. L’homme seul, face à des institutions peu coopératives, mais aussi l’informel prégnant dans la société, et jusqu’à cette pitoyable figure de l’errance et de l’attente, tout est grave dans ces scènes où en apparence l’action se fige. Et pourtant, mille choses de passent, à l’écran comme dans nos consciences.

Le symbole est une langue plus parlante, parce qu’il n’y a pas d’intermédiaire, et qu’il touche directement aux racines de l’émotion. A mettre en miroir cette inclination de Sembene et plusieurs scènes récentes de nos politiques, le contraste est parfois saisissant. Quand pour Sembene le symbole sert à revivifier l’amour de soi, la récente scène de restitution du sabre et tout le cérémonial qui l’a accompagnée grignotent ce même amour de soi. A quelques nuances près, voici le privilège de l’art. Nous rendre nus pour mieux nous voir tels que nous sommes, et mieux nous aimer, là où la politique et ses artifices de communication nous rendent plus étrangers et plus laids.

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