En octroyant un passeport diplomatique sénégalais au brillant philosophe et historien Achille Mbembe, le Sénégal tient son rang de capitale intellectuelle du continent mais aussi de terre d’asile intellectuel. Ce passeport diplomatique donné à Mbembe fera plus pour notre soft power que plusieurs conférences internationales ou des fora organisés à Dakar, parce que par ce geste, le Sénégal assume ses principes, son histoire et sa destinée. «Pour les questions de style, nage avec le courant ; sur les questions de principe, sois solide comme un roc», disait Thomas Jefferson. Entre l’humeur de Biya qui a fossilisé son pays et le principe qui consiste à être fidèle à nos valeurs de société ouverte, le choix est vite fait. Par ce choix, Macky Sall assume notre histoire et notre héritage senghorien qui avait fait de Dakar une terre d’asile intellectuel et politique pour l’intelligentsia guinéenne qui fuyait le goulag tropical de Sékou Touré.
Dans l’histoire des idées, Amsterdam, Paris et New York ont eu à jouer ce rôle. En Afrique, c’est Dakar qui est l’incarnation de cette société ouverte dont les dictatures et les régimes autocrates sont les «ennemis». Notre capitale a aussi été une terre d’asile intellectuel et politique pour des Haïtiens persécutés par les Tontons Macoutes du sinistre Duvalier mais aussi pour les militants de la Swapo (South Western african people organisation) qui luttaient pour l’indépendance de la Namibie. Ce n’est pas un hasard si les dirigeants africains qui ne sont pas connus comme de grands démocrates, cherchent toujours asile à Dakar à l’heure de la chute. Ces dirigeants connaissent les avantages de la «société ouverte» et de l’Etat de droit qui existent au Sénégal, où ils sont sûrs de ne pas être jetés dans le premier avion pour être livrés à leur successeur, même si ce dernier a de bons rapports avec les autorités du Sénégal.
Une des taches noire de notre posture de terre de liberté, de terre d’asile politique et intellectuel, aura été l’expulsion du bloggeur tchadien Makaïla Nguebla, pour les beaux yeux de Déby. Par ce geste, le Sénégal a sacrifié un grand principe à l’autel de la raison d’Etat. En donnant un passeport diplomatique à Mbembe, le Sénégal redore son blason et redevient fidèle à ses principes. Il faut en tirer la leçon. «L’arbre de la liberté doit être revivifié de temps en temps par le sang des patriotes et des tyrans», aimait dire Jefferson. Aujourd’hui, cet arbre de la liberté doit être revivifié par le stress, l’angoisse et la colère des autocrates qui ne pourront que constater la territorialisation de leurs pratiques anachroniques et fossilisées.
Lors des évènements de Mai 68, De Gaulle qui avait le sens de l’histoire, avait dit à propos de Sartre : «On n’arrête pas Voltaire.» On n’arrête pas Achille Mbembe par un harcèlement administratif. Comment peut-on priver Mbembe de passeport ? Rien de plus ridicule que de penser censurer un esprit par les tracasseries administratives. Les Soviétiques n’ont pas réussi à le faire avec Boris Pasternak. Malgré tous leurs efforts, Dr Jivago est sorti de Russie pour conquérir le monde. Combattre la plume par le sabre comme le firent les islamistes en Algérie dans les années 1990, ou par la persécution comme ce fut le cas de Pasternak et actuellement de Mbembe, est toujours un combat perdu d’avance, car nul ne peut emprisonner l’esprit.
L’histoire prouve que les grandes nations sont toujours celles qui sont ouvertes et généreuses. Avec Mbembe, le Sénégal incarne ces deux valeurs.