Le pays est en ce moment agité par la décision du gouvernement d’augmenter le prix de l’électricité. Les déclarations contradictoires et embarrassées du directeur de la Senelec et du ministre de l’énergie s’expliquent par le fait que tous deux passent à côté du véritable problème qu’ils savent mais qui les dépasse : le Fonds monétaire international. Le éfémi, comme disent les populations qui le maudissent. Au cours de ces dernières années, le prix mondial du pétrole brut a évolué en fluctuations modérées en hausse et en baisse. Il ne peut être cette fois le vilain à culpabiliser.
Nous n’en avons pas fini avec les programmes d’ajustement structurel qui sont maintenant régionalisés au niveau de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa). Est-ce pur hasard du calendrier si le prix de l’électricité, à quelques mois d’intervalle, augmente au Mali, en Côte d’Ivoire, puis au Sénégal ? Le Fmi agite toujours la même litanie : il faut s’en tenir à la vérité des prix, c’est-à-dire vendre les produits à leur coût de production. Pour cela, selon le Fmi, il faut supprimer les subventions aux denrées de première nécessité qui font baisser les prix au consommateur. On peut être en accord avec le Fmi sur ce point. Mais il faut aller jusqu’au bout en s’en tenant à la logique. Il existe aussi un élément qui fausse la vérité des prix : c’est la fiscalité indirecte comme la Taxe à la valeur ajoutée (Tva) dont le Fmi avait en 2011 fait passer le taux de 10 pour cent à 18 pour cent dans les pays de l’Uemoa. Les impôts indirects comme la Tva qui sont inclus dans les prix de vente les poussent à la hausse. En toute logique, pour respecter la vérité des prix, il faut supprimer les subventions, mais aussi supprimer les impôts indirects.
Il est clair que cela aboutirait à une hécatombe des finances publiques, car dans les pays sous-développés, c’est la fiscalité indirecte qui alimente la plus grande partie des recettes de l’Etat. Mais cela montre que la vérité des prix telle que préconisée par le Fmi ne repose sur aucune base scientifique. D’autant plus qu’elle déclenche l’inflation que pourtant le Fmi déclare combattre au nom du rétablissement des grands équilibres.
J’ai toujours eu à faire cette objection à des ‘’experts’’ du Fmi et de la Banque mondiale (Bm). Ils se sont toujours débiné, ne pouvant y apporter aucun argument.
S’agissant de l’électricité au Sénégal, on parle toujours des subventions versées par l’Etat. Cette pratique existe presque dans tous les pays. Mais on ne parle jamais de la fiscalité qui pèse de tout son poids sur certaines factures d’électricité. Prenons cette facture Senelec sur laquelle il est marqué :
Montant de consommation : 95 574 f
Montant à payer : 112 100 f
La différence de 16 526 francs est constituée par la taxe communale (2 389 f), la redevance de location du compteur (887 f) et la Tva (13 274 f).
Cela dit, le directeur de la Senelec déclare que lui et ses agents paient leurs factures d’électricité comme tout le monde. Comme tout le monde ? En fait, les agents des sociétés de fourniture d’utilités publiques (eau, électricité …) bénéficient d’avantages en nature, en termes de tarif préférentiel ou de gratuité plafonnée, dans les deux cas jusqu’à concurrence d’un certain niveau de consommation. Ce système de gratuité partielle ou totale ouvre la voie au gaspillage dans l’utilisation de l’eau et de l’électricité. Il suffit d’aller dans certaines maisons pour se rendre compte que le maître ou la maitresse des lieux est un agent de la Senelec, car tout ce qui bouge à l’électricité fonctionne, de nuit comme de jour.
Ce système est hérité des sociétés coloniales d’eau et d’électricité (Eeoa, Cges) où il ne prêtait pas à conséquences marquées. Les bénéficiaires de ces faveurs, des métropolitains pour l’essentiel, n’étaient pas nombreux et de familles restreintes. De plus, tous ces appareils qu’on trouve actuellement dans beaucoup de maisons n’existaient pas à l’époque.
Maintenant, ce sont des milliers de ménages sénégalais (plus de 3000 pour la Senelec) qui en bénéficient, ce qui ne peut manquer de peser sur le ‘’stock’’ d’eau et d’électricité disponible qui est très limité. Or, toute ressource rare doit faire l’objet de gestion rationnelle. Ce qui signifie que les agents de ces sociétés devraient avoir leurs consommations de ces services facturées au tarif normal, comme tout le monde (cette fois), tout en conservant leurs avantages, mais uniquement en espèces sous forme de primes adéquates.
Il s’agit tout simplement de pousser à un changement des comportements de consommation de ces ressources rares pour éviter les gaspillages. Il n’est nullement question de porter atteinte à des avantages acquis.
La Société africaine de raffinage telle que je l’ai connue en 1968, filiale du groupe Elf Union de Paris, plus tournée vers les méthodes modernes de management, fonctionnait autrement : aucun agent n’avait droit à une goutte du carburant fabriqué. Les cadres percevaient des indemnités kilométriques pour leurs voitures, et les autres travailleurs étaient transportés gratuitement par le car de l’entreprise.
Dans le fond, le prix de l’électricité n’est que la face visible de l’iceberg (comme un morceau de glaçon plongé dans un verre d’eau). La face cachée est constituée par les prix des autres biens et services. Certains ont augmenté, d’autres sont sur la liste d’attente. Le Fmi a déjà déployé son savoir-faire : actionner la spirale inflationniste.
Le problème est que le président sénégalais, comme la plupart de ses pairs africains, n’a pas les mains libres. Il est coincé entre l’enclume constituée par les populations et le marteau du Fmi. On ne peut pas penser qu’il aurait la cruauté d’ajouter à la misère des goorgorlou dont le nombre augmente chaque année. Lors de la Conférence internationale sur développement durable et dette soutenable tenue à Dakar le 5 décembre dernier, il propose de « défaire les chaînes qui nous empêchent de décoller économiquement ». Admirablement dit ! Mais il a l’air de ne pas se rendre compte que l’une de ces chaînes c’est l’endettement excessif auquel il a constamment recours. Son discours dans son intégralité n’est rien d’autre qu’un exercise de défense et illustration de l’endettement. Incroyable mais vrai ! Il trouve que nous avons en Afrique « une perception exagérée de l’endettement ». Le prophète (psl) était plus prudent à l’égard de la dette, lui qui faisait cette prière : « Ô Allah je cherche refuge en Toi contre le péché et la dette » (Bukhâri 43.10 et Muslim 5.161). Une personne endettée n’est jamais une personne libre. La dette est privative de liberté.
Lors de cette rencontre, Macky Sall parle de la dette de l’Afrique dont le rapport au produit intérieur brut pourrait dépasser 50. Et il réussit le tour de passe-passe de ne pas parler de la dette du Sénégal qui a déjà dépassé ce seuil, qui est de loin la plus élevée dans l’espace Uemoa : 57, 2. La moyenne dans l’Uemoa est de 32,9 (source : World Bank, International Debt Statistics, 2019). Le Sénégal s’est encore enfoncé dans l’endettement avec les nouveaux 7356 milliards de décembre 2018 lors de la réunion de Paris et ceux qui ont suivi. Ce qui fait que son taux d’endettement actuel doit dépasser les 60 pour cent.
Cependant le fait marquant de la Conférence de Dakar me paraît être l’attitude des représentants du Fmi et de la Bm qui déplorent que le Ghana, le Nigéria, certains pays d’Afrique australe et d’Afrique centrale s’endettent maintenant auprès de la Chine à moindre coût et sans conditionnalité. En disant cela, ils se sont tiré une balle dans les pieds. Les prêts du Fmi et de la Bm sont assortis de terribles conditionnalités. C’est pour cela que ces pays vont regarder ailleurs.
La conditionnalité n’est rien d’autre que le droit exigé par le créancier de dicter à l’Etat emprunteur sa politique économique. Avec tout de même la magnanimité de lui permettre d’attendre la fin des élections pour appliquer des mesures qu’il sait impopulaires.
Cependant, les institutions de Bretton-Woods ne font pas dans l’ingratitude. Elles gratifient leurs ‘’bons élèves’’ de formidables performances économiques qui sont aux antipodes de ce qu’endurent leurs populations. Aux antipodes aussi des chiffres de l’Indice de développement humain publiés chaque année par le Programme des nations unies pour le développement, élaborés par des économistes indépendants.
Dans la mesure où l’endettement est inévitable pour un Etat, la seule voie d’avoir les mains libres est de : (1) recourir le moins possible à l’endettement extérieur et encourager l’épargne intérieure ; (2) adopter la stratégie ‘’ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier’’ en diversifiant ses partenaires bailleurs de fonds ; (3) utiliser l’argent de la dette pour financer des priorités, des projets de développement et non des projets-gaspillages de prestige.
Endettement puis ajustement. L’Afrique des institutions de Bretton-Woods. C’est ainsi que j’ai intitulé un ouvrage de 2002. J’y fais appel à Molière pour donner une meilleure compréhension du Fmi et de la Bm.
Dans Le malade imaginaire (1673), Molière raille les médecins français du 17ème siècle qui « savent nommer toutes les maladies en latin et en grec, mais qui pour ce qui est de les guérir ne savent point ». Ils ont un seul traitement : le clystère (lavement rectal), la purge et la saignée. Au postulant au grade de Docteur en médecine, le président du jury demande de jurer de ne jamais se servir d’aucun autre remède que ceux de la savante Faculté, le malade dût-il en crever. Après quoi il lui déclare : « Je te donne et te concède le pouvoir et la puissance de médiciner, de purger, de saigner, de percer, de tailler, de couper et de tuer impunément à travers toute la terre. »
Le Fmi et sa sœur jumelle la Bm ne procèdent pas autrement avec leurs ‘’malades’’, les Etats gros emprunteurs, auxquels ils imposent en conditionnalité leur médecine qui est toujours et partout la même : privatisation, libéralisation, vérité des prix. Avec les conséquences que l’on sait.
Par Makhtar Diouf
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