La réforme du franc CFA de la zone de l’UEMOA (Union Economique et Monétaire de l’Ouest Africain) et l’adoption de l’ECO annoncées par les présidents Emmanuel Macron et Alassane Ouattara le 21 Décembre 2019 est vue par nombre d’intellectuels africains comme une tentative de contrecarrer l’avènement d’une monnaie unique au niveau des 15 Etats de la CEDEAO.
Cette réforme tout en entérinant le changement d’appellation de la monnaie de « Franc CFA » en « ECO », interdit désormais à la France de siéger dans les organes de décisions et annule l’obligation de dépôt de 50% des réserves de change des Etats membres de l’OEMOA auprès de la Banque de France, mais maintient l’arrimage de la nouvelle monnaie à l’euro ainsi que sa garantie par la France
Le Professeur Abdoulaye Bathily historien, universitaire et homme politique fait le rapprochement entre cette réforme qu’on pourrait appeler « Réforme Macron-Ouattara » et la « Loi Gaston Deferre » ou « Loi Cadre » de 1956. Pour comprendre l’analogie, il convient de revenir sur cette Loi Cadre.
Adoptée le 20 juin 1956 par l’Assemblée Nationale Française et promulguée définitivement dès 4 Avril 1957, cette loi a été élaborée par M. Gaston Defferre, ministre de la France d’Outre-mer du gouvernement de M. Guy Mollet et par M. Félix Houphouët Boigny, ministre délégué.
C’était sous la IVème République Française et la France était alors dotée d’un régime parlementaire.
La loi Cadre a créé à travers les Assemblées territoriales des différentes colonies françaises d’Afrique, des Conseils de Gouvernement autonomes sur certains domaines par rapport à la métropole et qui nomment leurs membres.
La « loi Cadre » aménage aussi la fonction publique par « l’africanisation des cadres » afin de « permettre aux Africains d’accéder à tous les échelons de la hiérarchie administrative ». Elle instaure par ailleurs, le suffrage universel en lieu et place d’un collège pour les Africains et d’un autre pour les citoyens français et assimilés.
L’inspirateur de la Loi Cadre préconisera même, sans oser l’écrire pourtant, une réduction drastique de la présence physique des Français dans les différents territoires. « Il ne faut pas qu’il y ait trop d’Européens mais il ne faut pas l’écrire : si on disait la vérité, je crois qu’il faudrait aussi – et nous ne pouvons l’écrire non plus – dire qu’il faudrait éliminer du gouvernement les Européens malhonnêtes car certains ont été élus » .
La loi Cadre intervient dans un contexte d’une « l’Afrique française » organisée dans le cadre de l’Union Française (on disait jusqu’alors l’Empire Français) à travers deux grands ensembles : l’Afrique Occidentale Française (AOF) et l’Afrique Equatoriale Française (AEF) est en pleine effervescence politique et syndicale.
Le Rassemblement Démocratique Africain (RDA) crée en 1947 à Bamako, allié au Parti Communiste Français, a réussi à fédérer sous le leadership de Houphouët Boigny, malgré les tracasseries et une violente répression, les forces politiques et syndicales ainsi que les intellectuels de toute l’Afrique Occidentale et même de plusieurs pays de l’Afrique Equatoriale (Tchad, Congo, Cameroun et Gabon).
La Confédération Générale des Travailleurs (CGT) affiliée à la CGT française et au mouvement ouvrier communiste international assure le leadership syndicats des travailleurs dans toute la région et organise grèves et revendications sociales dans la fonction publique aussi bien que dans le secteur privé.
Ceci alors que la France vient de subir la cinglante défaite de Dien Bien Phu et que la guerre de libération nationale engagée en 1954 par le Front National de Libération de l’Algérie fait rage.
Au Cameroun un vaste mouvement de protestation qui a éclaté en 1955, se développe contre l’administration coloniale que la France a mise en place alors que le pays est juridiquement sous la tutelle des Nations Unies. Le mouvement pour l’indépendance du Ghana sous la conduite de Kwame Nkrumah a le vent en poupe.
La jeunesse africaine et notamment les étudiants africains en France, à travers la Fédération des Etudiants Africains en France (FEANF) créée dès 1951 sont critique des options assimilationnistes des élus et revendiquent déjà l’indépendance totale de l’Afrique par « la « voie révolutionnaire » et dans l’unité ».
L’Union Démocratique Sénégalaise se démarque du BDS (Bloc Démocratique Sénégalais de Léopold Senghor) en 1956 et œuvre déjà à la création du PAI (Parti Africain de l’Indépendance) qui interviendra en 1957, qui se définira d’emblée «comme panafricaniste et marxiste-léniniste ».
Aussi, la « Loi Cadre » a-t-elle pour objectif, face à ces événements, de contenir le mouvement d’indépendance des Africains dans des « territoires nationaux », de « balkaniser » l’Afrique, selon l’expression de Senghor, pour contrôler son évolution
Gaston Defferre dira ainsi : « le gouvernement, conscient de la nécessité de ne pas se laisser devancer et dominer par les événements, a soumis à l’approbation de la Chambre des députés et du Sénat un projet de loi tendant à faire participer étroitement les originaires des pays d’Outre-mer à la gestion de leurs propres affaires… »
Il faut dire que l’adoption de la « Loi Cadre » a été précédée par une violente répression qui a abouti au démantèlement du RDA et de la CGT, leur désaffiliation du Parti Communiste Français et le retournement spectaculaire de Félix Houphouët Boigny qui est désormais ministre du gouvernement français.
La similitude entre la réforme Macron/Ouattara du FCFA et la « Loi Cadre » Deferre/Houphouët Boigny est effectivement frappante.
Non seulement parce que dans l’un et l’autre cas c’est un leader de la Côte d’Ivoire qui s’associe à la France mais aussi parce que l’objectif recherché par la France en 1956 comme aujourd’hui est le même : contrecarrer l’unité de l’Afrique, quitte pour cela à renoncer à tout rôle de premier plan et à déléguer ses pouvoirs à des élites locales avec qui elle a partie liée depuis toujours.
De même que la Loi Cadre a été la matrice qui a permis de mettre en place la Françafrique, la réforme Macron/Ouattara devra mettre en place un new deal monétaire capable de sauvegarder pour l’essentiel le leadership de la France sur ses anciennes colonies d’Afrique face aux enjeux du 21eme siècle.
Retrouvez chaque semaine sur SenePlus, le billet de notre éditorialiste, Alymana Bathily