J’attends depuis près de quinze minutes déjà. D’habitude, les rotations se font en moins de cinq minutes. Je trépigne d’impatience, car je dois rentrer vite pour prendre un médicament contre des maux de ventre qui m’ont fait souffrir toute la journée. Les brûlures d’estomac et les reflux acides, qui étaient sporadiques, deviennent, depuis le début de l’après-midi, insoutenables. J’ai essayé, toute la journée, de ne pas y penser. J’ai tenu jusqu’à 17 heures. À l’arrêt, le temps d’attente me semble très long ; je commence à flancher. Je prends une résolution : dans cinq minutes, je saute dans le premier taxi qui se pointe.
Une minute ou deux sont peut-être passées lorsqu’arrive un clando. Je le vois débouler de loin, avec sa carcasse blanche. L’apprenti, debout sur le marchepied, laisse échapper sa main droite en suspension, en direction du trottoir, pour faire signe aux éventuels clients. Je jette aussi le mien au vent, dès que la voiture se fut approchée. Je distingue clairement le conducteur et les deux passagers qui occupent les places de devant. Le chauffeur tient la barre avec ses deux mains, tel un cocher consciencieux, chevauchant un vieux cheval aveugle.
C’est la crise de l’activité d’intérêt général qui fonde l’informel. Le clando répond à la faillite du transport public urbain. Il est tellement difficile de circuler dans Dakar, lorsqu’on n’a pas de voiture individuelle. La mobilité urbaine est un casse-tête pour les citoyens-usagers. Ceux qui dirigent le pays ont été incapables, par manque de vision prospective, de penser nos villes et leurs défis démographiques. Ils n’ont pas su mettre en place des processus de qualité dans les services publics, ainsi que des politiques cohérentes pour soulager les populations, abandonnées à elles-mêmes. Tout cela fabrique une société de combinards. Le groupe social s’organise, comme il peut, et se débrouille dans la résilience.
Le clando est nécessaire et avantageux pour les petites gens. Des milliers de Dakarois l’empruntent parce qu’ils n’ont pas de vrais choix. Les transports régulés ne donnent pas des gages de ponctualité et desservent mal la capitale. Le clando est devenu un projet de coopération. Tout le monde y trouve son compte. Le chauffeur, les passagers, l’apprenti, les coxeurs, le policier et le gendarme, l’État désengagé. Toutes les énergies modestes et singulières y circulent. On y rencontre la joie, souvent la colère ou l’esprit belliciste. Je le prends pour rallier mon lieu de travail. Trois-cents F CFA par jour. Imbattable.
“Ku ne langal ak sa waay”
Ouakam ! Ouakam ! Il y a de la place à l’intérieur. Montez. Ouakam ! Ouakam !
À bord, je me rends immédiatement compte que le minibus, Renault Trafic, complètement remodelé à l’intérieur, pour accueillir le maximum de passagers, est bondé. Je décide de redescendre, puis me rétracte en entendant une chanson de Youssou Ndour. Je me sens bien et en confiance sur l’instant. Youssou Ndour est un vieil ami, compagnon fidèle de mes longs jours d’exil. Alors que ses belles notes me redonnent de la vigueur, le chauffeur démarre en trombe. Par réflexe, je lève ma main pour m’agripper à une barre. Le pavillon intérieur de la voiture n’en a pas. Je suis alors contraint de m’accrocher à un siège. Cinq-cents mètres plus loin, la voiture s’arrête, des places se libèrent. Je m’assois dans un siège placé derrière le chauffeur.
Les passagers des clandos ne prennent pas la liberté de discuter. Nous nous parlons rarement. Nous faisons même mine de ne pas nous voir, de ne pas sentir les odeurs et les énergies qui se dégagent de nos corps. Mais au fond, notre conscience ne se détourne pas complètement des personnes autour de nous, ni de l’ambiance. Nous communiquons, d’une autre manière. Le dialogue est muet, parfois sympathique, d’autres fois hostile. Il y a une interaction, des équilibres, un dispositif communicationnel, non codifié, avec ses différents protagonistes.
Les corps diaphanes. Un pneu usé est posé en bas, dans l’intervalle au sol qui me sépare des deux personnes en face de moi. À ma droite, se trouve une femme – je devine ses origines étrangères à son accent, pendant qu’elle réclame en français les 50 F CFA que lui doit l’apprenti – ; à ma gauche un jeune militaire est assis. L’étrangère porte une veste zippée, entrouverte, qui laisse apparaître la robe courte jaune à fleurs, col montant. Ses jambes, couleur chocolat, se dévoile. Elle tire dans sa jolie bouche, en pressant avec ses mains, le jus d’une orange épluchée. Son ventre est rond. Elle attend un enfant. Son front allongé est traversé par une aura discrète. Elle porte des cheveux crépus, ramassés vers l’arrière. Rien n’infirme sa bonté. Elle reste placide comme une nonne qui porte un sacerdoce et qui ne témoigne rien d’autre qu’une dévotion modeste et respectueuse. J’ai pensé : « J’espère que cette étrangère, notre hôte, est heureuse dans notre pays.«
Le militaire, lui aussi, est silencieux. D’un silence plus profond. Il se tient droit, le regard ferme, fixé devant, comme s’il vise une lucarne. Il arbore l’uniforme complet : béret, pull, pantalons kaki, et des bottes de combat noires, luisantes. Un type sahélien. Mince et sec. Un visage équilibré, sans signes particuliers. Des gouttes de sueurs sont suspendues à son petit nez. Il garde un sac à dos militaire entre ses genoux, sur lequel est accroché le drapeau du Sénégal, ainsi que ses initiales, A. Samb. Ma conscience se pose sur lui, et sur cette étrangère. Quel devoir a-t-il à mener, qui le rend si imperturbable et solennel ? L’étrangère me semble pure et pacifique. La musique de Youssou Ndour qui continue, plus belle et chaleureuse, à tinter dans cette atmosphère tranquille, donne une grande présence poétique à ce tableau.
Félicité éphémère. Cette communion agréable me redonne un peu d’entrain. Il s’est produit comme un furieux soulagement, qui détend tout mon corps. J’oublie ma petite souffrance au ventre. Un destin me lie au militaire et à l’étrangère. Nous formons une communauté embarquée dans un court voyage. Un comité, secret dans nos pensées et nos aspirations, sans sentiments, sans mépris, sans hiérarchie. Sans répulsions. Chacun de nous échafaude à part, dans sa nature autonome, des projections différentes. Mais une formidable énergie est là, à cultiver et à cueillir. Elle diffuse une transcendance, un champ d’expérience subtil.
Retrouvez désormais sur SenePlus, « Notes de terrain », la chronique de notre éditorialiste Paap Seen tous les dimanches.