Plus ou moins 48 heures, c’est ce qu’il a fallu pour découvrir l’identité de l’adolescent ivoirien mort dans un train d’atterrissage et découvert à son arrivée à l’aéroport de Roissy. 14 ans, au seuil de sa 15eme année, élève sans histoires, père prof, mère vigile ; enfant peu fuyard, équilibré, pensionnaire du lycée Simone Ehivet Gbagbo de Youpougon, découvre-t-on dans les portraits qui rares émergent progressivement pour donner un corps, un visage et une psychologie à la victime. Le garçon coche toutes les cases de la famille moyenne traditionnelle. Le profil a priori très éloigné, se dit-on, de celui d’un fugueur aussi irrationnel. Pas rentré des cours après la journée à l’école, selon le déroulé des faits, l’incertitude gagne, l’émoi aussi. On ne se doutait pas, dans cette terrible attente, que sa fugue était une fuite, voire un projet insensé. Le drame s’est produit : il est arrivé à bon port, mais mort.
Hormis quelques articles tardifs, qui sont majoritairement le fait de la presse ivoirienne et française, le délai de prudence pour disposer de toutes les informations n’a pas permis une communion immédiate et un deuil de grande ampleur. Il y a ainsi eu, dès le départ, un contretemps. A évaluer l’émotion suscitée par cette mort, l’épisode n’a pas soulevé une grande vague d’indignation dans le monde. L’absence d’images, le huis clos du train d’atterrissage, ont presque empêché le deuil, tellement différé, pour ne plus avoir lieu que dans une proportion réduite. Comme si sa gravité devait en être fatalement dévaluée…
Pour le jeune adolescent, pas la même émotion mondiale que pour le petit Aylan – cet enfant syrien devenu symbole de la crise migratoire en 2015. L’image de ce petit garçon gisant sur la grève, au bord de la mer Egée, dans son t-shirt rouge, avait déclenché un torrent de messages qui avaient contribué à réveiller de sa torpeur la culpabilité de l’Europe face au drame des réfugiés. Angela Merkel, la chancelière allemande, y avait même bâti sa réputation et celle de l’Allemagne comme pays d’accueil, avec sa célèbre formule « wir schaffen das », nous y arriverons. Des débats fondateurs avaient prospéré, à la suite de cette apogée, pour la redéfinition d’une nouvelle humanité riche de cette leçon.
Pour le jeune adolescent, pas la même émotion mondiale non plus que pour les koalas brûlés en quête de secours – ces petits animaux devenus symbole des terribles incendies australiens de 2020. La viralité de ces images a conduit à une vague de tristesse qui a mis le monde à l’unisson et déclenché une avalanche de soutiens et de dons pour tenter de sauver la faune rescapée des feux.
Exemples récents et anciens de la fortune et de l’infortune dans l’indignation, chacun de ces drames a eu son image-symbole, laquelle devenait le nœud autour duquel s’articule une prise de conscience. Pour le jeune ivoirien, rien du tout. Pas d’image, pas de visage, pas de détails. Ou alors, très tard. Et bien plus cruel encore, le drame parait sorti de nulle part. Avec 10% de croissance, vitrine des récits enchanteurs sur l’Afrique, lieu festif du nouvel an du président Macron, place annoncée du nouvel envol libérateur avec la mort du CFA, la Côte d’Ivoire paraissait bien loin d’être pays à fournir un adolescent martyr dans de telles circonstances.
A ce compte, le timing et la chronologie, récente ou ancienne, aide un peu à comprendre. Laurent-Barthélémy est mort une semaine après le départ de Macron d’Abidjan, symbole pour symbole, c’en est un. Le contraste est saisissant. 20 ans auparavant, au début du siècle, des jeunes de son âge quittaient la Guinée, dans les mêmes circonstances, pour le même triste sort : eux avaient ému le monde, avec un manifeste politique désespéré, expliquant leur geste. Texte dans lequel on pouvait lire cette adresse déchirante « Messieurs les membres et responsables d’Europe, c’est à votre solidarité et votre gentillesse que nous vous appelons au secours en Afrique. Aidez-nous, nous souffrons énormément en Afrique, aidez-nous, nous avons des problèmes et quelques manques de droits de l’enfant ».
Plus quotidiennement, en Lybie, sur les côtes européennes, dans les migrations intérieures du continent (les plus nombreuses), le départ n’est jamais sans risque. La dépréciation de leur pays est le point commun des jeunesses africaines, plusieurs études en font part. 20 ans après les deux enfants guinéens, toute la question demeure ; elle est plus criante, dans ce temps laudatif sur le miracle supposé du continent que beaucoup de postures, avec un curieux sens de la réalité, présentent comme la condition de la prospérité du monde. Les mantras et les prophéties ne cessent d’être accablés par les faits, mais que nenni, comme l’écrit Régis Debray : « l’optimiste fait un tabac ; l’avisé fait un four ».
Pourquoi l’adolescent ivoirien ne suscite-t-il pas un grand élan mondial ? Qui est responsable de cet enfant ? Comment lire son geste ? La tentation à la démagogie est simple et peu vite affleurer si on ne prend garde. Sans doute faut-il se garder des désigner des coupables définitifs et uniques. Mais si on se risque à une réponse, on peut s’émouvoir du fait que les drames africains ne sont jamais pleurés à leur juste mesure, et ce d’abord à l’intérieur du continent. Si on remonte à 5 ans, en janvier 2015, quand Charlie Hebdo a été décimé la France a convié le monde. En pleine vague d’attentats partout, le Jesuischarlie est devenu la bannière de ralliement de tous, jusqu’aux chefs d’Etats africains. Un beau deuil, suscitant même de la jalousie sur fond de discrimination géographique. Au même moment quasiment, à Baga, au Nigéria, Boko Haram faisait une de ses razzias les plus sanglantes. Pas une seule image de ce cranage, sinon quelques paysages calcinés, et nul ne sait l’identité des morts, encore aujourd’hui. Face à cette réalité, le réductionnisme désigne le racisme comme responsable, l’indignation à géométrie variable pour reprendre Damien Glez. Il peut y avoir du vrai mais on aurait tort de s’y arrêter. Ce serait prendre l’écume pour la vague.
Ce n’est pas seulement la cause. L’explication tout-au-racisme périme vite. Nous n’aimons pas assez nos morts. Le constater n’est pas si ardu. Nos victimes sont des tas uniformes, sans identités, dont on ne retrace pas les histoires. A force de drames enchainés, la compassion se tarit, et la mort, vécue principalement comme un décret divin, n’est plus interrogée comme résultat potentiel de notre propre faillite. Les politiques exonérés de tout devoir de réédition de comptes, les familles résignées, les journalistes paresseux à retracer l’histoire des victimes, les intellectuels peu pressés à se connecter avec cette urgence, tout crée un contexte de normalisation qui in fine satisfait tout le monde, en désignant l’étranger comme cause principale de notre malheur. Chez nous, pour les nôtres, nous ne semblons être comptables de rien. Voici la tragédie originelle qui dure. Et, contraste plus cruel, la cérémonie du deuil chez nous étrenne souvent le faste, où la gabegie tient lieu de compassion. Il ne peut y avoir d’injonction pour le monde à s’indigner ou à aimer nos morts. C’est notre affaire. La nôtre d’abord. Les autres nous perçoivent comme nous nous percevons.
Pour Laurent-Barthélémy Ani Guibahi, la presse française a été beaucoup plus active que toute la presse africaine réunie. La presse ivoirienne a été esseulée, elle a fait le boulot. Il risque, malgré tout, de n’y avoir aucune suite à ce drame. Un drame politique à l’heure où la politique, comme offre institutionnelle de solutions, est disqualifiée voire impuissante. Une dissonance majeure de notre temps qui fait le lit des radicalités diverses et des surenchères victimaires. Fort à parier que l’oubli qui s’esquisse sera commode pour tout le monde. Qui se souvient du marché des esclaves libyens ? Au suivant, chante Jacques Brel. Le jeune adolescent alonge la longue liste des martyrs sans cause du continent. La cause n’est plus populaire, étouffée sous la massive résignation qui frappe le cœur de la jeunesse et qui est sans doute le sujet essentiel continent.
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