Nous avons failli céder à la tentation de chercher l’Etat dans les rues et les quartiers de Dakar, à l’aide d’une lanterne allumée en plein midi, pour le livrer au citoyen abandonné en pleine jungle. Mais à quoi cela aurait-il servi, si l’on sait d’emblée – à l’image de Diogène de Sinope tenant une lampe et parcourant Athènes pour rencontrer l’homme – que la recherche serait infructueuse. Face à l’anarchie ambiante, aux inégalités, à l’impunité, la lave incandescente de l’incivisme creuse son cratère. Le citoyen au milieu de nulle part lance, en vain, un appel de détresse à un Etat-déserteur qui, hélas, ne se signale que lorsque le pouvoir du Prince vacille.
Lorsque leur pouvoir est menacé, ils se mettent dans la peau de Hercule, en bandant des muscles, avec dans la bouche ce discours enflammé : «force restera à la loi !». Aussi promettent-ils l’enfer à ceux ou celles qui osent élever la voix pour revendiquer leurs droits. Un arsenal de guerre est mobilisé pour contenir la vague contestataire et repousser les assauts d’un peuple mécontent de la manière dont certains dossiers sont gérés, parce que mis sous le coude du Prince. Les forces de l’ordre font alors usage de canon à eau avec ses 15 litres à la seconde, de grenades assourdissantes (Gli F4), de gaz lacrymogène au poivre, de lanceurs «Cougar », de camions anti-émeute, etc. La loi est bel et bien présente lorsqu’il s’agit de réprimer les empêcheurs de tourner en rond, puisque l’enjeu est la conservation du pouvoir obtenu par les urnes, à l’issue d’un processus électoral partiellement transparent.
Mais pourquoi les citoyens ont le sentiment que cette «loi répressive» est souvent aux abonnés absents lorsqu’il s’agit de les protéger contre les abus de tous ordres ? Ils cherchent désespéramment les ailes protectrices de l’Etat face à l’injustice sociale dont ils sont l’objet dans leur quartier, lieu de travail, dans la rue, etc.
Le civisme du désordre
Dans la plupart des cités, les règles élémentaires de bon voisinage sont foulées aux pieds par des «intouchables», de gros bonnets ou des citoyens ordinaires protégés par le parti ou le marabout. L’anarchie prend ses quartiers sur les terres fertiles de l’incivisme dont l’inaction de l’Etat constitue l’humus. L’entretien du cadre de vie, la pollution sonore, la défiguration de l’environnement, etc. sont autant de sujets de préoccupations pour des citoyens qui veulent vivre dans la tranquillité et la sécurité, comme dans un vrai Etat de droit.
Ici, le baptême d’un nouveau-né vous donne le droit d’obstruer le passage, obligeant piétons et véhicules à faire un long détour ; les chants religieux «autorisent» les initiateurs à ouvrir au maximum le volume des haut-parleurs ou des baffles pour que leur dieu, insensible à toute discrétion, entende leurs prières. Ils ne se posent pas la question de savoir s’il y a, dans les maisons, des malades en phase terminale, des élèves qui doivent se lever à cinq ou six heures pour aller à l’école ; des travailleurs qui vont faire de même pour éviter les embouteillages. Pour ces «croyants», le fameux «Jeggulu» (pardon) adressé aux habitants du quartier à la fin du «thiant» suffit à réparer tout le mal causé. Où est l’Etat ? se demandent, à juste titre, ces derniers au beau milieu d’un sommeil à jamais perturbé. Hercule s’est retiré à pas feutrés derrière le rideau du silence, attendant la prochaine répression, laissant ainsi la place au civisme du désordre.
Quid de ce voisin qui prolonge de deux m2 ou plus le mur de sa maison pour y construire un enclos, une boutique, un atelier, etc. Ce voleur du bien de tous ne se laisse même pas intimider par le regard accusateur d’autrui. Que dire du locataire élevant ses moutons sur la terrasse de sa maison, en envoyant toute la puanteur à ses voisins ; du mécanicien vulcanisateur qui installe son atelier en plein virage, avec ces pneus superposés et ces véhicules garés, venus faire le plein d’air. Gare à celui qui osera attirer son attention ! En l’absence de l’Etat, il peut faire ce qu’il veut, sans craindre la moindre sanction.
La symphonie du vide
Ce particulier manipulant son portable dans la circulation, et ce chauffeur de camion frigorifique roulant à vive allure en plein centre urbain, sont tous logés à la même enseigne. Ils se laissent bercer par la symphonie du vide laissé par un Etat-déserteur qui semble moins se préoccuper du quotidien des citoyens.
Ajouter à cela, la surcharge des bus «Tata», des cars rapides, et cars «Ndiaga-Ndiaye» à Dakar et sa banlieue. Complétons le tableau avec ces téméraires chauffeurs de cars rapides ou de taxis «clandos» qui roulent sans permis de conduire. Le spectacle digne d’un film hollywoodien se déroule parfois en présence d’un élément des forces de l’ordre visiblement dépassé par le degré d’incivisme qui règne dans ce pays.
Admirez, s’il vous plait, le «numéro» des charretiers dont les chevaux étalent excréments et urines sur la chaussée, dégageant une odeur âcre à vous couper le souffle. Le plus marrant, c’est qu’ils vous disputent même la priorité, ces vil…. ! Pourquoi ce charretier qui se signale par ses haillons et amulettes bouderait son plaisir à profiter de ce vent d’anarchie qui souffle sur la capitale et le reste du pays.
Une pagaille indescriptible règne aussi sur nos routes nationales, avec ces camions remplis à ras bord de sacs, parfois sans feu de signalisation, ces jeunes conducteurs de bus de transport interurbain sous le coup de l’alcool ou du marijuana, somnolant au volant. Le citoyen excédé interpelle un Etat qui manque toujours à l’appel. Ne réveillez surtout pas un lion qui dort, si son pouvoir n’est point menacé par des activistes ou une jeunesse consciente de ses responsabilités.
Le citoyen dépassé
C’est la même interrogation que formule le travailleur face à un patron plein de connexions et qui fait ce qu’il veut : licenciement abusif, promotion canapé, stages «perpétuels », retards de paiements de salaires ou accumulation de mensualités impayées. L’employé attend que l’Etat vienne le secourir, en vain !
Des épaves de véhicules, des parkings à ciel ouvert, des gargotes, des étals, des vendeurs à la sauvette se faufilant entre les voitures, des demandeurs d’aumône avec leurs dreadlocks barrant les véhicules de particuliers et créant des bouchons monstres juste pour «arracher» quelques pièces ou billets de banque…
Les terres sont arrachées aux ayants droit au profit des agriculteurs du dimanche ou de promoteurs chercheurs invétérés de profits. Où est l’Etat ? La même question est adressée par l’accompagnant du malade qui a fait le tour des hôpitaux à la recherche d’un lit, après avoir, en vain, sollicité les services d’un Samu parfois aux abonnés absents. L’irréparable finira par se produire à cause d’une non prise en charge.
Le citoyen dépassé par ce qui se passe autour de lui, interpelle un Etat dangereusement aphone. Visiblement, la loi perd toute sa force tant qu’il
Un Sénégal tricéphale
L’Etat-déserteur a tourné le dos aux « faibles» condamnés de subir les foudres des «forts » ou des «protégés». La solidarité nationale bat en retraite face à la montée des inégalités, parfois exacerbées par un système qui se nourrit de prévarication, de corruption et de népotisme. Pourrait-il en être autrement dans ce Sénégal tricéphale, c’est-à-dire à trois têtes : celle de Macky Sall et de sa famille ; de ses amis ou de son camp et celle des autres, les laissés-pour-compte.