Je vais emprunter à la Constitution du Sénégal cette formule du serment du président de la République «En présence de Dieu et devant le Peuple sénégalais, je jure…» pour faire le témoignage qui suit. Juriste, je suis conscient qu’il n’a aucune valeur en droit, mais, musulman, éduqué dans la «Sunna» (tradition) de notre Prophète bien aimé Mouhammad (Saws), j’ai la conviction de m’acquitter d’un devoir religieux de dire ce que je sais en faits et en droit sur ce qui est convenu d’appeler «l’affaire Tahibou Ndiaye». Pour cette même raison, je sais que lui et sa famille me comprendront et me pardonneront cette démarche, en tout cas, je les supplie de me pardonner si je les ai «dérangés».
Je témoigne de ce que je sais de la personne de Tahibou Ndiaye pour être né et avoir grandi avec lui, dans le même quartier de nos parents que seule la mort a séparés et d’être demeuré en contact permanent bien que souvent séparés géographiquement pour des raisons professionnelles. En attendant que la ‘’Grande faucheuse’’ nous sépare à notre tour, j’atteste sa droiture, son humanisme, son humilité, bref, sa grande foi de musulman pieux et de Tidiane zélé.
J’estime en plus, pouvoir faire un commentaire de l’arrêt que la chambre criminelle de la Cour suprême vient de rendre sur lui, non pas exactement dans la forme apprise en Faculté de droit, mais dans celle permettant la compréhension de ma démonstration, en me limitant à seulement trois des vingt-quatre (24) moyens du pourvoi introduits par ses avocats et qui sont relatifs à l’existence même du délit de l’enrichissement illicite, à la détermination des valeurs à justifier et à l’étendue des saisies de ses biens.
De l’existence du délit d’enrichissement
illicite et complicité
La loi de 1981 sur le délit de l’enrichissement illicite pose bien, l’exigence de justifier «l’origine licite» des biens détenus. Elle suppose dès lors, qu’il faut remonter à la période d’acquisition de l’immeuble pour en déterminer le mode et la valeur. La légalité de l’acquisition des immeubles de Tahibou Ndiaye à travers les coopératives d’habitat, la Sicap et l’Etat lui-même, n’a jamais été remise en cause à tous les stades de la procédure, des enquêtes jusqu’au jugement. Mieux, la Crei a reconnu cette origine licite mais s’est abstenue d’en tirer la seule conséquence qui s’imposait : le non-lieu total pour inexistence de toute infraction. La Cour suprême a semblé ignorer totalement ce point précis.
J’ai appris en Faculté de droit et dans ma vie professionnelle, que le juge de cassation ne revient pas sur les faits qui, eux, sont débattus et clos en audience de dernier ressort, qu’il se prononce exclusivement sur la bonne ou mauvaise application du droit comme pour dire «le droit, tout le droit, rien que le droit». A la lecture de l’arrêt de la Cour, j’ai été surpris d’entendre la motivation de la complicité des filles «adoptives» de Tahibou Ndiaye fondée sur des faits (pas le droit) notamment ceux ayant consisté à l’assistance apportée par ce dernier à «ses» filles dans l’acquisition de terrains, à l’édification et à la gestion de leur maison respective. En procédant à un choix sélectif d’éléments de faits, parce qu’à charge, le juge a laissé de côté d’autres faits qui eux, sont à décharge.
En effet, le père biologique des trois filles dites «complices» était un cadre des impôts et domaines, donc collègue puis ami de Tahibou Ndiaye. Tombé gravement malade et sur son lit de mort, il a confié sa famille et ses biens à ce dernier qui lui fit le serment de veiller sur eux en bon père de famille. Il y a lieu de souligner que les biens dont il est question dans cette affaire, ne sont que des immeubles, car, le solde total cumulé des comptes bancaires de Tahibou Ndiaye est de quatre (04) millions et quelques francs. La Cour a estimé qu’il a dissimulé ses propriétés par des prête-noms que sont les enfants de son défunt collègue. Si cela était son intention, n’aurait-il pas fait mieux d’œuvrer à les faire immatriculer au nom de ses propres et nombreux enfants et non à ceux d’un autre fut-il son ami et collègue ? Cette question lui avait pourtant été bien posée à l’audience de la Crei. Il avait répondu que ses enfants biologiques hériteront de ses propres biens, il n’a donc pas besoin de leur trouver individuellement des terrains. On peut ignorer que Tahibou est profondément religieux et entièrement dévolu à la «Tarikha» de Cheikhna Cheikh Ahmad Al Tijani (Rta) mais on ne peut pas ne pas apprécier la hauteur morale de cette attitude de fidélité à la mémoire de son défunt collègue à l’endroit de ses héritiers. Visiblement, les juges de la chambre criminelle de la Cour suprême n’ont pas eu ce sentiment. Bien au contraire, la même démarche incompréhensible s’est manifestée dans l’évaluation des immeubles Ndiaye et Thiam mis dans le patrimoine de Tahibou.
De la détermination de la valeur des biens à justifier
A ce niveau, la Crei a soutenu une bien curieuse motivation : «La valeur d’acquisition du terrain aurait pu éventuellement être retenue pour tout citoyen ayant sollicité et obtenu, dans le respect des règles légales et éthiques, sans esprit de spéculation et sans profiter de sa situation privilégiée, un bail de l’Etat.» Autrement dit, la Crei admet que c’est la valeur d’acquisition qui est la règle , mais elle a décidé de la refuser à la seule personne de Tahibou sur la base d’une exception qu’elle a ajoutée, de son seul chef, aux conditions légales et réglementaires d’acquisition d’un bail, à travers deux autres, portant sur l’éthique du demandeur et la finalité de non spéculation dont elle se prévaut de juger. Nulle part dans son arrêt, la Crei n’a fait état d’acte de spéculation de Tahibou ni indiquer quelle règle d’éthique il aurait violée pour mériter un traitement spécial totalement arbitraire.
C’est donc à juste titre que le recours en cassation brandit la violation des règles constitutionnelles de l’égalité des citoyens devant la loi. Mieux, il y est rappelé à la Cour suprême sa propre jurisprudence de son Arrêt nr 49 du 10 Août 1983, affaire Bécaye Sène poursuivi pour enrichissement illicite où elle a statué que «Retenir la valeur vénale du patrimoine au lieu et place de sa valeur d’investissement (prix de revient) conduit à nier tout accroissement quantitatif de la valeur du patrimoine immobilier sur une période de 15 ans et que donc le fait de demander à un prévenu de justifier à un moment déterminé et à sa valeur réelle (vénale) un patrimoine acquis à une valeur infiniment moindre (d’acquisition) constitue une fausse appréciation de la loi».
Il est donc absolument étrange que cette même chambre criminelle de la Cour suprême «oublie» sa jurisprudence dans une précédente affaire de la même Crei et sanctionne Tahibou Ndiaye comme s’il était admissible par exemple, que le propriétaire d’une villa de la Sicap, en cas de poursuites devant la Crei, n’aura pas à justifier les modiques sommes de 3 à 5 millions du prix de revient de sa maison, mais sa valeur actuelle qui peut dépasser aujourd’hui la centaine de millions. Combien de Sénégalais pourraient être poursuivis dans une telle hypothèse ?
De l’étendue des
saisies de biens
Depuis 2013, début des poursuites, une saisie conservatoire a été opérée sur tous les biens et revenus de Tahibou Ndiaye mis à part sa pension de retraite. Jusqu’à ce jour, il est privé de tout autre moyen de subsistance. De la condamnation de la Crei prononçant la saisie de la totalité des biens meubles, immeubles lui appartenant ou supposés appartenir à Tahibou Ndiaye, sans aucune exception même ceux protégés par la loi au profit de ses héritiers légitimes, la Cour suprême n’a relevé aucun grief. Pas même ceux découlant de la seule lecture des articles suivants du code pénal :
«Article 30 :..les juridictions compétentes pourront prononcer la confiscation au profit de la
Nation de tous les biens présents du condamné de quelque nature qu’ils soient, meubles, immeubles, divis ou indivis, suivant les modalités ci-après.
Article 31 : Si le condamné est marié, la confiscation ne portera que sur la moitié de ses biens.
S’il a des descendants ou des ascendants, la confiscation ne portera que le cinquième de ses biens. Il sera, s’il y a lieu, procédé au partage ou à la licitation suivant les règles applicables en matière de succession.»
Devant la limpidité de telles dispositions et l’application qui en a été faite, un des avocats de Tahibou Ndiaye, après avoir exprimé tout son regret, s’en est remis à la réflexion des juristes pour trouver une explication à ce qui se présente à ses yeux comme un flagrant déni de justice. Comme dans ‘’ le procès’’ de l’agneau de la fable, toute la démarche semble tournée vers l’unique but de la condamnation sans considération même de ce qu’un des avocats de Tahibou a appelé «les B-A-BA de 2ème année de droit». Il a, dans une ultime sollicitation aux juges, rappelé que l’audience du jour était très certainement la dernière portant sur une affaire de la juridiction la plus controversée de l’histoire judiciaire de notre pays, la Crei. Mon avis est la transformation de cette juridiction en une chambre spécialisée des cours d’appel pour prendre en charge les infractions financières en général, avec une instance d’appel pour être conforme aux recommandations du Comité des droits de l’Homme du Pacte international des droits civiles et politiques.
En confirmant la condamnation de Tahibou Ndiaye à 5 ans de prison, à la saisie de tous ses biens, à une amende de plus de 2 milliards et une contrainte par corps au maximum, c’est une condamnation à perpétué qui va être appliquée en réalité à lui, à son épouse et aux trois filles de son défunt collègue et ami car, dépourvus de toute ressource à l’exception d’une maigre pension de fonctionnaire, les contraintes par corps les retournerons systématiquement en prison toute leur vie.
C’est tout ce qui précède qui a emporté mon «intime conviction» que Messieurs les juges, vous vous êtes trompés sur le compte de Tahibou Ndiaye. Vous vous êtes trompés sur sa personne, je dirais, sa personnalité, vous vous êtes trompés sur les reproches à lui faites et en conséquence vous vous êtes trompés dans la sentence en raison de son ampleur, qui va au-delà des mis-en-cause dans le procès. Je pense ici au reste de sa famille, notamment à ses enfants biologiques encore à l’école.
Malgré tout, je peux vous donner l’assurance, que Tahibou Ndiaye, sa famille et ses amis dont je suis, nous acceptons votre décision en républicains chauvins et en bons croyants, convaincus que la vie est faite d’épreuves que seule une foi inébranlable aide à surmonter. Il ne s’agit pas d’une résignation qui est assimilable à un découragement, mais plutôt comme ici, de porter le témoignage de la probité et de la piété de Tahibou Ndiaye ; de dire à la communauté des croyants, que nous continuerons à vivre comme avant, dans la pure spiritualité indiquée dans les versets 153 à 157 de la Sourate 2 (Baqara) relatifs à la prière et à l’endurance par le Zikr, mais aussi au pardon pour ceux qui nous ont, volontairement ou non, causé du tort. «Inna lil’Lah, wa inna ileyi ragihun» ; nous appartenons à Dieu et c’est vers lui que nous retournerons.
Sankoun FATY
Colonel de Gendarmerie à la retraite
Juriste-Consultant, acteur de la société civile de Sédhiou
sdfaty@gmail.com