L’avènement de la monnaie unique en Afrique de l’Ouest consacre une transformation systémique dont la dimension ubiquitaire déconcerte. Innovation sortie indemne de la « traversée de la Vallée de la Mort », elle a franchi tant d’obstacles dressés sur son passage que sa pleine mise en œuvre suscite aussi des controverses inévitables, bien au-delà de cette zone. L’Eco et le programme d’Union Economique et Monétaire sont ainsi parasités par toutes sortes d’idées reçues qui distraient de l’essentiel. Pourtant l’examen de la base des données sur le régimes monétaires (AREAER 2010-2018) et les leçons tirées de l’expérience européenne suffisent pour amorcer le consensus. Un coup d’œil sur les projections économiques à l’horizon 2050 éclaire aussi le jeu des grandes puissances face à cet écosystème qui les confronte à une situation du type « dilemme du prisonnier ».
Pourquoi tant d’idées reçues sur le régime monétaire et l’UEM ?
Le débat sur le régime monétaire se réduit pour l’essentiel à la parité. Aux tenants de l’ancrage à une parité fixe du type Euro/Fcfa ou souple à définir, s’opposent les partisans d’une parité moins restrictive, voire libre ciblant comme le Nigeria un agrégat monétaire ou comme le Ghana l’inflation. Aux premiers il est reproché une forme d’asservissement en échange d’une stabilité macroéconomique. Selon les statistiques du FMI, seul 12% des pays choisi un « ancrage fixe » tandis que la majorité (34%) opte en fait pour le « flottement ». Quant, l’ancrage intermédiaire, dit « souple », il apparaît plutôt comme une auberge espagnole pour paradis fiscaux. Les Pays Africains de la Zone Franc CFA sont promenés d’une année à l’autre entre ces différentes classes : « fixe » en 2006 au même titre que la Zone Euro ou ces îles et pays de la Zone ECCU « souple » en 2018 quand les deux autres basculent vers le « flottement libre » pour le premier et le « fixe » pour le second. Ou quand au nom de la stabilité, la Zone FCFA flirte avec les paradis fiscaux.
Les partisans d’une parité moins restrictive voire libre sont accusés de mimétisme dans leur quête d’une efficience dynamique car ce choix est considéré comme l’apanage des puissances grandes ou moyennes. En 2006, ils étaient 22 pays africains à l’avoir fait. Ils ne sont plus que 9 en 2018, avec des profils très différents : Somalie et Ghana ou encore Madagascar et Afrique du Sud. S’il est difficile d’évaluer l’impact potentiel de ce régime sur l’efficience microéconomique, il faut aussi se demander pourquoi au cours de cette période tous les pays pétroliers africains ont renoncé au flottement de leur monnaie.
Fixe ou flottant, l’impact du choix d’un régime monétaire sur la cohésion sociale, les capacités substantielles, l’équité régionale et l’égalité transgénérationnelle attend toujours l’éclairage de l’économie politique positive. Depuis la floraison de travaux sur la conversion/transformation de l’ancienne Union Soviétique, c’est le silence quasi-complet.
L’UEM comme processus d’intégration régionale constitue une autre source d’amalgame. Cette démarche est érigée en modèle par les partisans d’une approche gradualiste et repoussoir pour les tenants de l’Afrique Unie « ici et maintenant ». Aux premiers, il est reproché de ne pas tirer les leçons des échecs de l’Union Européenne qui reste encore au stade de Fédération d’Etats-Nations malgré 70 ans de construction. Aux seconds, de confondre rêve à la réalité d’un espace captif, zone grise confiné à l’amont des chaînes de valeur, à la merci de chasseurs, apprentis sorciers ou marchands. Pourtant là aussi, l’histoire de la construction européenne et la critique de la théorie du processus politique offrent un éclairage qui renvoie dos à dos ces deux camps irréconciliables.
De quoi s’agit-il ? Au départ, c’est le « Rapport sur l’union économique et monétaire de la Communauté européenne » (1989) qui avait, à la demande des pays membres, défini le processus et les étapes vers l’UEM. Devant la lenteur à l’approuver et les hésitations de ces derniers, la Commission mis au point un stratagème qui consistait à brandir le chiffon de l’Union Politique sans préciser s’il s’agissait d’une condition préalable ou d’une obligation préliminaire. Elle fit recours au principe Erga Omnes, à la Clause de Sauvegarde et à l’obligation de Lever les Obstacles Juridiques à l’Ecu pour contraindre les pays à adopter le programme, y compris en dénonçant tous les accords monétaires bilatéraux avec des pays non européens. Il n’en fallait pas plus pour déclencher une levée de bouclier et pousser les dirigeants réunis au Sommet de Gênes en 1991 à s’étriper sur l’Union Politique tout en acceptant sans discussion la dévolution des compétences en matière d’Union Monétaire pour ne pas étaler publiquement leur division. Si le stratagème a bien fonctionné puisqu’il a été couronné par le Traité de Maastricht, force est de reconnaître que depuis ce Sommet, l’Union Politique est devenue un non-sujet voire un tabou malgré les risques de dislocation.
Au-delà de la dimension historique et économique, il convient de rappeler que l’UEM n’est que l’illustration du cadre théorique en vogue à l’époque, plus connu sous le nom « Heuristique des Etapes », interprétée comme un raccourcie du processus politique. Ce cadre participe, avec d’autres courants et théories, de ce qu’il est convenu d’appeler l’analyse de politique, science qui s’est déployée de façon vertigineuse aux USA dans la seconde moitié du XXe siècle, au sein d’une administration en quête de capacité à formuler et mettre en œuvre des bonnes politiques, se démarquant de la tradition philosophique westphalienne européenne du pouvoir qui tire sa légitimité de l’exercice de la puissance publique à travers la distribution de l’autorité et la main mise sur le service public. Tardivement adopté en Europe, ce courant continue néanmoins d’y prospérer au point de structurer la quasi-totalité des initiatives et programmes dont ses institutions sont partie prenante, y compris celles en charge de la spécification des exigences globales. Ce courant a été remis en cause depuis les années 80 et abandonné par les principaux maîtres à penser de la discipline qui peinent pourtant à proposer d’autres théories pour sortir de la dérive positiviste n’en déplaise aux tenants des approches normatives. D’où la nécessité d’investir dans cette discipline pour disposer d’un cadre intellectuel à même de relever les défis conceptuels de l’intégration régionale et de la globalisation. Ceci ne concerne pas seulement les instituions africaines mais aussi toutes les entités internationales. Malheureusement tout le monde ne prend pas cette direction surtout en qualifiant l’une d’elles en « état de mort cérébral » ce qui revient à signer le même acte pour toutes celles qui en sont encore restés à l’heuristique des étapes : UE, OCDE, G7 et Union Africaine, parmi d’autres. A cet égard, la décision de l’OTAN d’initier un exercice de réflexion prospective doit être saluée. Encore faudrait-il que les leçons des exercices à vocation exploratoire précédemment conduits ici ou là soient tirées, notamment en matière de construction d’échelles globales. C’est le cas pour le « Monde en 2020 et Megatrends STI/OCDE », « Global Trends/NIC », « le Monde en 2025/UE », sans oublier « Agenda 2063/UA » parmi d’autres.
Sommes-nous déjà en 2050 ?
A force de faire une fixation sur le régime monétaire et l’UEM, on en oublie presque l’essentiel que livrent les projections économiques à l’horizon 2050 et dont les conclusions sont sans appel, du moins pour les 5 principaux pays qui se partagent près de 80% du PIB mondial : Chine, USA, Zone Euro, Japon, Inde, Royaume Uni.
Prenons le cas de l’Europe, en particulier la Zone Euro dont la monnaie sert d’ancrage exclusif à près de la moitié des pays africains contre seulement 4 pour le Dollar. Avec 20% du PIB mondial, elle se classe en 3e position derrière les USA et la Chine et devant le Japon et l’Inde. A l’horizon 2050 – sauf bifurcation majeure dont cette région est coutumière – la part de la Zone Euro dans le PIB mondial tombe à 10% si elle ne parvient plus à se maintenir en Afrique. Face à cette situation du type « dilemme du prisonnier », la rhétorique darwiniste, anti-immigrationniste, grand remplacementiste, protectionniste de mode de vie apparaissent pour ce qu’elle est, un contre-feu. Au même titre que le « retenez-moi sinon… ». Pour sortir de ce dilemme, chaque pays membre s’invite dans l’agenda africain en optant pour une stratégie du type « passager clandestin ». Quand, pour reprendre sa place, l’un se lance – sabre au clair – dans la restitution d’œuvres d’art, de lingots d’or et de dépôts d’espèces, tel autre aligne des « promesses compactes ». Aucun d’entre eux ne se donne cependant la peine de tirer les leçons d’échecs passées, comme celle de ce « deal » conclu avec un pays de l’espace asiatique sur le dos de l’Afrique à peu près en ces termes : « tu réduis tes exportations et investissements vers l’Europe en échange on t’accorde une place dans le marché africain ».
Le même type de dilemme affecte l’espace asiatique, en particulier la Chine. Avec ce pays, le continent africain est passée en moins d’une décennie du statut de déversoir des surplus, fripes et contrefaçons à celui de pôle sur le triangle de croissance. Au même niveau que l’espace eurasiatique pour les infrastructures de transport (Belt & Road Initiative), que l’espace transpacifique pour les infostructures numériques (G5…). Aussi, plus l’Europe et les USA agitent le chiffon de la guerre commerciale, plus la Chine mais aussi l’Inde se rapprochent de l’Afrique pour maintenir leur position dans le top 5 du PIB mondial tout en renforçant la position du continent comme Marché Global.
Venons-en à l’Amérique, en particulier les USA, confrontés à une perte progressive de l’aura mondiale qui se transforme en cauchemar avec la perspective d’une chute régulière de sa part dans le PIB mondial, de 30% en 2010 à 20% en 2050. Si cette projection devient effective, la part des échanges mondiaux libellés en Dollar sera réduite d’autant. Alors sa monnaie et ses bons du Trésor ne lui permettront plus de faire supporter aux autres le coût d’un endettement explosif qu’il est le seul à s’autoriser. Pour continuer de compter au cours de cette première moitié du siècle, ce pays devra à son tour explorer d’autres options : redéfinir son rôle vis-à-vis du ROW (le Reste du Monde) ; mobiliser les afro-descendants pour « remplacer » l’Europe et l’Asie en Afrique ; lancer ses plateformes globales à l’assaut du continent… Le point commun entre ces options est qu’elles ciblent l’espace circum-saharien et son ventre mou comme point d’entrée. Il ne manquera pas de spécialistes en polémologie pour théoriser le redéploiement de l’Otan en recyclant le postulat sibérien en ces termes : « qui tient le Sahel tient l’Afrique. Qui tient l’Afrique détient la clé des changements globaux. Qui détient cette clé tient celle du monde de demain ! ».
Quel agenda pour l’Union Africaine ?
L’Union Africaine est tenue de prendre pleinement conscience des implications de la démarche en cours dans sa partie Ouest, qui concerne également les zones frontalières Nord et Centre. C’est le lieu de rappeler que ces 3 zones n’ont pas su être à la hauteur quand le reste du continent a réussi l’exploit de mettre en place la Zone Tripartie anticipant la ZLECA. Il est donc de la responsabilité de l’UA de cesser de se concevoir comme une zone de projection et de se positionner comme la Plateforme Globale qui articule les trois espaces dans lesquels elle s’insère : Afroeuropéen, Afroasiatique et Afroaméricain. C’est à son niveau que doit se faire l’inscription de l’Eco dans la dynamique de la construction d’une Monnaie Globale. Au lieu de se disperser sur la parité de l’Eco, les instances de l’Afrique de l’Ouest devraient mettre ce point au centre de l’agenda de la prochaine réunion. Il appartient aussi à cette Communauté de se positionner comme partenaire incontournable de tous les géants du numérique opérant à partir des trois espaces transcontinentaux. Ce point devra provoquer une réflexion inédite au sein d’une « Platform Summit » car c’est à partir de là que le cycle 2.0 de l’Eco Système Fédéral Africain Post-Westphalien devient viral.